33.
Les infirmières nous forcèrent à partir et à laisser Carter se reposer. Étrangement, je savais qu'il ne resterait pas longtemps dans sa chambre.
Et j'avais raison.
Louis et moi avions à peine réussi à gagner la voiture après avoir évité le bureau d'accueil et les policiers que l'hôpital avait appelé que Carter montait à l'arrière. Il claqua la portière et ordonna à Louis de démarrer sans attendre. Celui-ci obtempéra sans réfléchir, faisant crisser ses pneus sur le bitume.
- Vous deux, vous allez m'expliquer ce qu'il se passe !
- Je t'ai déjà dit non, Louis, sifflai-je, énervée. Je refuse que tu te retrouves impliqué là-dedans !
- Il l'est déjà, Yvana, contra tranquillement Carter.
- Non, il ne l'est pas !
- Têtue, comme toujours.
Je lui jetai un regard froid à travers le rétroviseur. Il m'ignora royalement, affalé contre la portière.
- Évitez de trop crier, cette mort manquée m'a épuisé.
Il avait déjà fermé les yeux lorsque je me tournai vers lui, furieuse. Son souffle s'était fait régulier et profond. Je soupirai en me réinstallant sur mon siège.
- Tu l'as entendu, je suis impliqué, que tu le veuilles ou non. Alors dis-moi ce qu'il se passe, Yvana. Je t'en prie. J'ai besoin de savoir pourquoi Lila a été tuée, pourquoi je porterai des balafres à vie dans mon dos, pourquoi je ferais des cauchemars toutes les nuits, pourquoi je vis chaque minute dans l'angoisse qu'il t'arrive quelque chose aussi... J'ai le droit de savoir, Yvie.
Je l'observai longuement, pesant le pour et le contre. Il avait les mains crispées sur son volant, blanchies par la force qu'il y mettait. Son profil était droit, les yeux rivés sur la route balayée par les phares puissants.
Je jetai un regard vers la banquette arrière. Carter dormait profondément, la bouche entrouverte. Les larmes aux yeux, je me décidai à tout raconter à mon meilleur ami, ce sceptique repenti. Il ne dit rien, continuant de rouler, toujours plus tendu.
- Tu veux dire que c'est lui qui l'a tuée ? articula-t-il difficilement. Et que tu n'as rien dit aux flics alors que tu le savais ?!
- Tu n'as rien écouté ? Il n'est pas lui-même. Il est possédé. Il y a... une brèche ou quelque chose comme ça. Une forme de dédoublement de la personnalité. Et Lila était une sorcière.
- Je sais ce qu'elle était. Elle ne me l'a jamais caché.
Si ça avait été possible, je serais tombée sur les fesses. Je n'en revenais pas. Il savait !Tout ce temps, il savait ! Il savait que Lila était une sorcière ! Et aucun des deux n'avait pris la peine de me mettre dans la confidence. Ils m'avaient gardée ignorante, en marge.
- Pourquoi ? Pourquoi me l'avoir caché ?
Ma voix était coupante, emplie d'une rancœur irrépressible. Mes amis m'avaient menti toutes ces années. Ils m'avaient gardée dans l'ombre, s'étaient joués de moi. Entre Louis qui m'avait toujours fait croire qu'il ne croyait en rien de surnaturel et Lila qui jouait les ignorantes, se moquant de sa grand-mère médium...
J'aurais dû le savoir. J'aurais dû me douter que quelque chose clochait lorsque Lila m'avait parlé de son pressentiment envers St John's. C'était trop soudain. Elle avait toujours refusé les prédictions de sa grand-mère et, brusquement, elle me parlait de démon ?
Je serrai les poings sur mes cuisses, patientant pour une réponse.
- Je l'ignore. Lila a toujours refusé que tu saches quoi que ce soit à ce sujet. Elle disait que ça serait nocif. Elle ne m'avait jamais parlé de tes incarnations passées, de cette libération qu'elle essayait de te donner. Tout ce qu'elle voulait, c'était t'offrir un nouveau départ.
- Comment a-t-elle su ?
- Je l'ignore. Je te l'ai dit, elle ne m'en a jamais parlé. Mais je devine ce qu'elle voulait faire. Elle voulait libérer ton âme de ce cercle infernal. Si tu oubliais tout, alors tu n'aurais plus à répéter les mêmes erreurs.
Sauf que tout était revenu. Et que ça l'avait tuée. Elle n'aurait jamais dû interférer et me garder dans l'ignorance. Il y avait tellement d'autres façons dont elle aurait pu gérer la situation ! Des moyens qui n'auraient pas mené à sa mort.
- Je suis désolé, Yvie...
- Tu peux l'être.
Il soupira. Je me lovai sur le siège, tournée vers la vitre, mettant fin au dialogue. Je ne pouvais pas en supporter plus. Pas cette nuit. Pas comme ça. Je voulais seulement retrouver ma chambre et m'enrouler dans mes draps et oublier le monde entier. Oublier ce qui vivait en moi, dans les tréfonds de ma mémoire et les désastres que ça engendrait autour de moi.
J'étais comme une bombe. La déflagration touchait tout ce qu'il y avait autour de moi par vagues. L'onde de choc frappait aveuglément, faisant céder toujours plus de pièces en moi, me réduisant en poussière. Je ne pouvais pas lutter. Je pouvais juste regarder les dégâts se faire, attendre les prochains dommages.
Je jaillis de la voiture lorsque Louis se gara devant chez moi. Il me rejoignit, mes clés dans la main. Je les récupérai sans même le remercier et je me détournai.
- Je suis vraiment désolé, Yvana. J'espère que tu sauras nous pardonner. Autant elle que moi.
Je lui claquai la porte au nez.
Je verrouillai la porte, vérifiai toutes les fenêtres comme je le faisais tous les jours. Je gagnai ma douche et y passai une bonne heure, pleurant, me récurant, tentant de noyer mes souvenirs. Rien n'y fit.
J'attendis le lever du soleil avec la boule au ventre. Aller travailler était hors de question. J'appelai l'école pour les prévenir. Je mentis comme un arracheur de dents pour me débarrasser de Ginny. Je n'avais envie de parler à personne, surtout pas pour aligner un tissu de mensonges.
Je passai ma journée au lit, blottie sous mes épaisses couvertures. Je ne dormis pas, je ne réfléchis pas. Je ne fis que respirer. C'était déjà beaucoup avec la douleur qui me sciait la poitrine. J'aurais dû prendre mes cachets mais je m'y refusais. La souffrance n'était pas si terrible, au fond.
- Je savais que je te trouverais ici.
Je sursautai. Carter se tenait dans l'entrée de ma chambre, les cheveux humides, d'épais cernes sous les yeux. Il s'approcha, laissant la porte grande ouverte. Il s'assit au bord de mon lit et glissa ses doigts dans mes cheveux.
- Ça ne sert à rien d'hiberner comme ça, ma chérie. Rien ne pourra plus effacer ce que tu as appris.
- Je n'avais pas besoin de toi pour le savoir.
Il sourit, loin d'être perturbé par mon agressivité.
- Pourquoi le faire, alors ?
- Tu ne devrais pas être à l'école, toi ?
- Les cours sont finis. Il est quatre heures.
Je me dévissai le cou pour regarder mon réveil. Consternée, je réalisai que j'avais passé un peu moins de vingt heures allongée dans mon lit sans bouger.
- Allez, lève-toi. Tu dois être affamée et tu as besoin de te changer les idées.
- Non.
- Je ne te laisse pas le choix. Si tu ne te lèves pas, je te porterai jusqu'à la voiture et tu ne pourras que te blâmer pour ne pas m'avoir écouté.
J'enfonçai mon visage dans l'oreiller, espérant que ça suffise à le faire disparaître. Malheureusement pour moi, je continuai de sentir sa main jouer dans mes cheveux.
- Je ne peux pas... Je ne peux pas faire comme si de rien n'était. Comme si toute ma vie n'était pas qu'un énorme mensonge élaboré par des sorcières et des démons.
- C'est ainsi que tu le vois ?
- Comment le voir autrement ?
- Ta meilleure amie t'a peut-être caché que c'était une sorcière mais elle a tout fait pour t'offrir une vie qui soit entièrement tienne. Ton meilleur ami t'a peut-être caché qu'il savait que Lila était une sorcière mais il est toujours là pour toi bien qu'il sache qu'il pourrait en mourir aussi. Quant à moi... Tout ce que je veux, c'est vivre un peu avec toi.
- Tu as près de deux cent ans, Carter. Tu as vécu plus que n'importe qui.
- Pas vraiment. Je n'ai jamais voyagé, jamais fait de folies, jamais aimé. Avant toi. Elizabeth me l'avait dit : je n'avais plus qu'une demie-vie, éternelle et dépourvue d'intérêt. Elle m'avait dit qu'elle reviendrait. Elle ne m'avait pas dit que ça se passerait ainsi.
J'ouvris la bouche pour lui parler de ma conversation avec mon reflet, de ce que j'avais découvert sur les intentions véritables d'Elizabeth.
- Quelque part, ce n'est peut-être pas si mal. J'ai pu enfin te rencontrer et savoir ce que ça faisait d'aimer quelqu'un. Si je n'avais pas vécu autant d'années, je n'aurais jamais pu vivre cela. Donc, d'une certaine manière, c'est un mal pour un bien.
- Elle sait que tu ne l'as jamais aimée.
Il baissa les yeux vers moi, étonné. Sa main se figea, entortillée dans mes mèches.
- Comment ça ?
- Elle m'a parlé. À l'hôpital, à travers le miroir. Elle m'a fait comprendre que c'est parce que tu ne l'as jamais aimée qu'elle t'inflige tout ça. Et elle est ravie de la façon dont les choses se passent. Elle sait que tu vas souffrir quand je mourrais.
Il ferma brièvement les yeux, inspirant profondément par le nez. J'étais déchirée. J'avais envie de le serrer dans mes bras, de lui assurer que je trouverais un moyen de le libérer du sortilège d'Elizabeth. Toutefois, il avait tué ma meilleure amie. Je ne pouvais pas l'oublier.
- J'aurais dû m'en douter, je suppose.
Il se passa une main sur le visage. Je le regardai faire, admirant le jeu de ses émotions qui glissaient sur ses traits, transparentes, vivaces. Sans aucun filtre, il me laissait voir sa lassitude, son angoisse, sa peine, son espoir, son désespoir.
Je n'avais même plus besoin de le regarder dans les yeux pour tout voir de lui. Je le connaissais. Ou, en tout cas, j'étais convaincue de le connaître. Avec toutes les déceptions que je venais d'enchaîner, des doutes se formèrent. Tentait-il de m'inspirer assez de pitié pour que je le libère ?
Je secouai la tête. Je ne pouvais faire confiance à Carter, ni à Louis et encore moins à moi-même.
- Je déteste cette situation, Yvana. Je la déteste comme tu ne peux l'imaginer. Je voudrais tellement que tout soit plus simple. Si ce n'était pour ce maudit démon, j'aurais pu faire partie de ta vie sans que tu n'aies à endurer tout ça.
Je me redressai, faisant glisser sa main hors de mes cheveux. Il en profita pour réajuster les couvertures autour de moi.
- Parce que tu crois que je n'aurais rien remarqué ? J'aurais fini par voir que tu ne vieillis pas.
- J'aurais feint ma mort lorsque tu aurais commencé à avoir des soupçons. J'aurais trouvé un moyen. Je t'aurais peut-être même parlé de ma malédiction. Je ne sais pas. Je ne le saurais jamais, de toute façon.
- Peut-être dans une prochaine vie.
- Non. Tu ne seras pas la même, la prochaine fois.
Je fus surprise par sa certitude, sa colère à cette idée. Son regard trop bleu se fixa dans le mien, me harponnant, me retenant prisonnière. Je me figeai, le sang me battant les tempes, les mains crispées sur ma couverture.
- Tu ne seras plus jamais la même... ajouta-t-il du bout des lèvres, à peine audible.
Ses doigts effleurèrent ma joue, légers, chauds. Je frémis. Je le laissai faire, même lorsqu'il se rapprocha, continua de caresser mon visage avec une révérence étrange dans le geste.
- J'aimerais tellement, Yvana... Que tu me pardonnes d'être devenu ce que je suis...
Je déglutis.
Deux voix s'affrontaient dans ma tête. Celle de mon cœur, votant pour Carter, le défendant bec et ongles. L'autre, celle de ma tête, voulant lui arracher les yeux pour avoir tué Lila, pour m'infliger tout cela. C'était une véritable cacophonie.
Il se pencha. Lentement. Prudemment. S'inclina vers moi. Je demeurai statique, clignant des yeux, perdue.
Le contact fut délicat, doux comme une plume. Mes paupières se fermèrent d'elles-mêmes. La sensation des lèvres de Carter sur les miennes s'affirma, prit de l'assurance. Ses doigts se crispèrent dans mes cheveux, envoyant des ondes de choc dans tout mon corps. Je fondis contre lui. Mes mains finirent sur ses bras sans que je sache à quel moment. Mes ongles s'agrippèrent à sa chemise, le gardant à la fois proche et à distance.
Il appuya son front contre le mien, le souffle court, brûlant. Ses bras glissèrent autour de moi, m'empêchant de reculer. Je ne résistai pas. Au contraire. J'inclinai mon visage, sentant son nez effleurer le mien, sa bouche retrouver sa place sur la mienne. Cette fois, son étreinte se resserra.
Un hurlement strident retentit.
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