32.

Je regardai Carter. J'avais mal à la tête. Le cœur en déroute. Froid.

J'avais vraiment froid.

Je regardai autour de moi. Le salon de Louis me semblait étrangement distant. Les murs s'éloignaient et se rapprochaient à la façon de pistons. Un voile grisâtre me couvrait la vue. Je tendis un bras lourd vers le plaid qui gisait sur un accoudoir du canapé.

Je tressaillis lorsque Carter me le prit des mains pour me l'enrouler autour des épaules. Je serrai les pans entre mes doigts, maintenant le plaid serré, m'enveloppant au mieux dedans.

Je ne parvenais pas à digérer toute l'histoire de Carter. Ni à y croire. Toutefois, j'étais coincée sur ses derniers mots. Ils tournaient en boucle dans mon crâne. Ils avaient remplacé la litanie concernant l'assassinat de ma meilleure amie.

Je ne savais pas ce que j'étais censée ressentir. Avoir le cœur battant à tout rompre, faisant des saltos dans ma poitrine... Ce n'était pas correct. Pas quand c'était parce que l'assassin démoniaque de ma meilleure amie me disait qu'il m'aimait.

Je me pris la tête entre les mains, abandonnant le plaid. Je donnai un grand coup d'épaule à Carter lorsqu'il tenta de le réajuster autour de moi.

- Ne me touche pas.

Ma voix était encore difficil eet râpeuse de sa potion. Parler me brûla la gorge.

- Ne me parle pas sur ce ton, ma chérie. Je suis bien gentil d'attendre que tu te sentes mieux.

- Arrête de m'appeler « ma chérie ». Je ne suis pas ta chérie.

Il saisit mon visage et me força à le regarder en face. Je connaissais déjà tous ses traits. Son front haut, ses yeux bleus, les petites rides qui commençaient à apparaître aux coins de ses yeux, s'enfuyant vers ses tempes, son nez marqué d'une bosse, probablement cassé par le passé, ses pommettes ciselées, sa mâchoire volontaire, ses lèvres fines... Je connaissais tout ça par cœur.

Pourtant, en l'instant, ce faciès me semblait complètement étranger.

Pourtant, je continuais de l'aimer.

Au fond de lui, c'était toujours Carter. Il avait un problème. Rien de plus. Il se croyait possédé, immortel. Quelque part, après tout ce qu'il m'était arrivé, ça ne me paraissait plus aussi délirant que ça aurait dû. J'aurais même pu y croire s'il n'avait pas dit qu'il m'aimait. S'il n'avait pas dit ces quelques mots, j'aurais potentiellement pu croire son histoire délirante.

Je me levai, secouant la tête, serrant mes bras autour de moi. Sa main retomba sur ses jambes. Il ne me lâchait pas du regard. Ça m'angoissait. J'avais l'impression d'être une prisonnière sous le regard d'aigle de son geôlier.

- Je peux savoir ce que tu as ?

Je virevoltai vers lui, outrée et courroucée.

- Ce que j'ai ? criai-je. Tu oses me demander ce que j'ai après ce que tu viens de me raconter ?

- Je ne cesse d'oublier que tu n'as plus aucune mémoire de tes précédentes incarnations.

- C'est n'importe quoi ! Tu crois que je vais gober que tu es immortel et que je suis la réincarnation de celle qui t'a soi-disant rendu comme ça ?! C'est pire qu'un roman pour ados !

- Quelle preuve te convaincrait ?

Il était si calme, si posé ! On aurait pu croire qu'il parlait d'un projet d'école et pas d'un récit à dormir debout. Face à sa façade parfaitement composée, je me sentis excessive. Ma colère enfla comme un ballon prêt à exploser.

- Je veux te voir mourir.

Ses iris s'écarquillèrent de surprise. Je n'en revenais pas des mots que je venais de prononcer. Des trémolos avaient secoué les syllabes, mon cœur avait loupé un battement. Un sourire triste étira ses lèvres et il se leva. Il gagna la cuisine et en sortit le plus gros couteau qu'il trouva. Je fis un pas en arrière, un mauvais pressentiment me taraudant.

Je n'aurais jamais dû dire ça. Il croyait sincèrement qu'il était immortel et il allait se faire du mal et je l'aurais sur la conscience. Je ne pouvais pas le laisser faire ça. Il avait peut-être assassiné Lila mais je ne pouvais pas me venger comme ça. Je n'étais pas de cette façon. Je n'aurais rien fait mais tout serait de ma faute.

- Qu'est-ce que tu fais ?

- D'après toi ? Je me suicide une vingt-cinquième fois.

Il eut le culot de hausser les épaules. Je me précipitai vers lui. J'arrivai au moment où il s'enfonçait le couteau dans le ventre. Je ne pus retenir un cri alors qu'il grimaçait et s'effondrait à genoux devant moi. Je tombai en même temps que lui, paniquée.

Mon esprit fonctionna à toute vitesse. Ne pas enlever le couteau pour éviter une hémorragie incontrôlable. Appeler les secours.

Le manche du couteau me frappa dans l'épaule quand Carter l'arracha de lui. Je criai de plus belle.

- Seigneur, ça fait toujours aussi mal, pesta-t-il.

Un filet de sang coula entre ses lèvres.

- Oh, non, non, non... murmurai-je en plaquant mes mains sur sa plaie pour la compresser.

Il eut un rire qui s'aspergea de gouttes de sang.

- C'est bien la première fois que tu tentes de me sauver, articula-t-il. Ne t'en fais pas, c'est bientôt fini.

Il leva la main et la passa sur mon visage. Je m'étais mise à pleurer. Je ne m'en étais pas rendue compte. Je continuai d'appuyer sur sa plaie, cherchant le téléphone du regard. Le fixe de Louis devait être quelque part dans le salon. Je ne savais plus où.

- Yvana ?

J'eus un sursaut en entendant la voix enrouée et endormie de Louis. Ses pantoufles traînèrent sur le sol quand il entra dans la cuisine. Son portable s'écrasa au sol lorsqu'il me découvrait, les mains couvertes du sang de Carter, le ventre de celui ouvert sur plusieurs centimètres.

- Appelle les secours ! lui criai-je.

Il se pressa de récupérer son téléphone, tremblant comme une feuille.

- Ça ne... sert à rien... souffla Carter.

- Toi, ta gueule !

Il roula des yeux, reposant sa tête contre le carrelage. Il soupira, le visage tordu de douleur.

Tout ce que je voyais, c'était les flots de sang qui s'écoulait de son corps. Il y en avait trop. Beaucoup trop. Les secours n'arriveraient jamais à temps. Il allait se vider et je ne pourrais rien faire. Il allait mourir et c'était totalement ma faute.

Il perdit connaissance alors que Louis raccrochait.

- Ils seront là dans une dizaine de minutes, me dit-il, s'agenouillant à côté de moi.

- Donne-moi un torchon ou quelque chose pour appuyer, répondis-je simplement.

Il obtempéra. Du dos du poignet, j'essuyais mes yeux embués de larmes et je glissai le tissu contre la plaie et appuyai encore plus fort. Un léger filet rouge coula d'entre les lèvres de Carter. Une véritable mare s'étendait sous lui.

Lorsque les secours arrivèrent enfin, je ne sentais plus mes bras et la mare s'était agrandie de quelques centimètres. Je n'avais plus aucun espoir de le sauver.

Un secouriste me poussa sur le côté et regarda la plaie. Ils furent trois à s'activer autour de lui avant de le mettre sur un brancard et de l'emmener. Mes oreilles bourdonnaient ; je fus incapable d'entendre ce qu'ils me disaient. Je les suivis jusqu'à l'ambulance. Ils me laissèrent monter et je pus tenir la main de Carter tout au long du trajet.

Je perdis toute notion de temps. Surtout lorsqu'ils l'emmenèrent en salle d'opération. Je patientai dans la salle d'attente, insensible à tous les regards fixés sur moi. J'étais couverte de sang, le visage plein de traces de larmes séchées.

Et je m'en fichais.

Tout mon être se délitait sur cette chaise en plastique, sous les lumières crues qui me brûlaient la rétine. Je ne cessais de voir Carter s'enfoncer ce couteau dans le ventre, d'entendre le râle douloureux qu'il avait exhalé.

J'appuyai mes mains poisseuses sur mes yeux, refusant de fondre en larmes une nouvelle fois.

Des images se mirent à défiler derrière mes paupières closes. Floues, au départ, elles s'éclaircirent au fur et à mesure, se succédant rapidement, tel un film en accéléré.

Je parvins à reconnaître la colline où l'amant d'Elizabeth était mort. Je revis la scène de sa mort, d'ailleurs.

Je vis aussi l'amant revenir d'entre les morts, se réveillant dans la cave de la maison d'Elizabeth, aux côtés du cadavre mutilé de Gerald.

Je vis les saisons passer des centaines de fois.

Je vis Carter se pendre et se réveiller un peu plus tard, la corde toujours autour du cou.

Je le vis sortir d'un incendie, la peau boursouflée déjà en train de guérir.

Je le vis avaler du poison et accueillir une rousse flamboyante lorsqu'elle rentra un peu plus tard avec amertume.

Je le vis s'ouvrir les veines et regarder son sang former une mare à ses pieds jusqu'à ce que ses blessures se referment.

Je le vis se tirer une balle dans la tête et s'effondrer pour mieux se relever le soir-même sans aucune séquelle.

Je le vis s'effondrer en larmes auprès d'une vieille femme aux allures exotiques, sûrement tziganes, et la supplier.

Je ne peux défaire ce qui a été fait. Seule celle qui a lié ta vie à l'éternité peut rompre le charme.

Les mots résonnèrent dans mon esprit avec un écho désagréable, calé sur les battements du sang dans mes tempes.

Le kaléidoscope d'images reprit, violent. La nausée monta violemment et je courus jusqu'aux toilettes pour vomir tripes et boyaux.

J'appuyai mon visage contre la cuvette en porcelaine, le temps de reprendre mon souffle et mes esprits. Je faisais le pire des cauchemars possibles. Sa réalité tangible le rendait encore plus horrible. Toutes ces images ne pouvaient être des souvenirs. Cela voudrait dire que je n'étais qu'une réincarnation d'une sorcière qui avait maudit Carter.

Cela voudrait aussi dire qu'il survivrait.

Et ça, je n'arrivais pas à y croire. Pas après l'avoir vu se vider de son sang. Pas après avoir senti la plaie sous mes doigts, profonde et béante. Pas après l'avoir vu s'évanouir.

Les larmes remontèrent. Tout était de ma faute. Je l'aurais sur la conscience, s'il mourait. Je ne pourrais jamais me le pardonner. Peu importe ce qu'il avait fait. La folie n'était pas une raison pour mourir ainsi.

Je me traînai jusqu'aux lavabos vert menthe. Les spots se reflétaient dans les miroirs, éblouissants. J'observai longuement mon reflets. Les cheveux blonds sales, brunis par endroits en gros paquets sanglants, le visage pâle comme la mort, des auréoles rougeâtres autour des yeux vides, des vêtements chiffonnés, informes, des mains peinturlurées d'hémoglobine...

Ce n'était pas moi que je voyais. C'était un monstre. Un monstre qui avait tué quelqu'un, qui avait les mains sales.

Oh, bon sang ! C'est pas possible ça !

Je sursautai et regardai autour de moi. Toutes les stalles étaient ouvertes. J'étais seule dans les toilettes. Alors qui avait parlé ?

Ici, espèce d'idiote ! Dans le miroir !

Je ramenai mon attention sur les miroirs. J'étais toujours seule. Mais mon reflet avait changé. Il était propre, étincelant, différent. Je vis l'évolution des générations sur mes traits.

Je peux savoir pourquoi tu te sens aussi coupable ? Pourquoi tu me renies ? Tu as peut-être oublié, mais moi non. Je suis toi, tu es moi. Nos caractères ne peuvent pas être si différents.

Et pourtant, ils l'étaient. Celle dans le miroir était une vipère, mauvaise et sadique. Elle aimait faire souffrir Carter. C'était son péché mignon, à cette garce.

Il ne mourra pas ! Il ne peut pas. Je m'en suis assurée. Cet abruti te verra mourir, sois-en sûre. Et cette fois, ça lui arrachera ce cœur froid qu'il a refusé de me donner.

C'était donc ça. Toute cette rancœur, cette colère, cette haine... C'était parce qu'elle savait que Carter ne l'avait jamais aimée.

Ni moi ni aucune de mes incarnations avant toi.

Ses mots suintaient de venin. J'actionnai le robinet pour pouvoir m'asperger le visage d'eau.

Tupeux faire ce que tu veux, tu ressembleras encore à un troll. Je nevois vraiment pas pourquoi il t'aime.

Je fis de mon mieux pour ignorermon reflet. Je me frottai le visage, luttant contre le sang séchéqui collait à ma peau. Elle continua de bavasser dans le miroir. Jefermai les yeux, luttant contre l'assaut de ses mots crus etméchants.

Je me séchai le visage et lesbras et m'enfuis des toilettes pour rejoindre la salle d'attente. Jeme recroquevillai sur la chaise en plastique, à l'écart des autrespersonnes. J'étais à peine plus présentable. Je m'en moquais. Jedevais attendre des nouvelles de Carter.

Je dus somnoler car l'arrivée deLouis faillit me faire tomber de mon siège. Il s'assit à côté demoi.

Alors ?


Je n'ai pas de nouvelles, bâillai-je.


Et si tu m'expliquais ce qu'il faisait chez moi à presque deux heures du matin ?

J'ouvris la bouche mais je fusbien incapable de lui dire. Parce que, en vérité, je ne savais pasdu tout pourquoi Carter avait débarqué en pleine nuit chez Louis.Comment avait-il pu savoir que j'étais là-bas ? C'étaitsûrement le démon. Il n'y avait pas d'autre explication.

Je... Je ne sais pas. Il a débarqué et...


Arrête de me mentir, Yvana. Je sais que ce n'est pas la vérité, que tu me caches beaucoup de choses. J'en ai assez. Je ne suis pas idiot. La mort de Lila a un rapport avec tout ça !

Je regardai autour de nous,vérifiant que personne n'avait rien entendu. La pièce s'étaitmajoritairement vidée. J'entendis le hurlement d'une sirène depompier, des personnes crier des ordres. Je regardai Louis,hésitante.

Et je secouai la tête.

Non. Je ne veux pas te mêler à tout ça. C'est trop dangereux, Louis. Pas après Lila...

Il blêmit et sa lèvre commençaà trembler. Je pris sa main et la serrai.

Je ne tiens pas à faire plus de dégâts que je n'en ai déjà fait dans vos vies.

Il me fixa.

Et moi, je veux que tu me racontes ce qu'il se passe. Je veux savoir ce qu'il se passe dans mon dos, Yvana. Absolument tout.


Ce n'est pas une bonne idée. Tu as déjà eu dix-huit points de suture, Louis ! Et Lila est morte. Tu ne crois pas que c'est assez grave comme ça ?


Parce que tu crois que je vais pouvoir vivre en sachant qu'il se passe des choses graves et surnaturelles dont je ne sais rien ?


Je ne te laisse pas le choix, Louis. Je ne te dirai rien. Je refuse de t'impliquer encore plus.

Il me fixa avec colère. Jeserrai les lèvres, décidée. Je ne pouvais pas lui dire ce qu'il sepassait avec Carter, Elizabeth et autres. Tout ce récit surnaturelne pouvait pas impliquer Louis. Il avait déjà bien encaissé.

Je bondis sur mes pieds lorsqueje vis un médecin entrer. Il se dirigea droit vers nous.

Il a eu beaucoup de chance, embraya-t-il. Aucun muscle, aucune artère n'a été touchée. J'ignore comment c'est possible mais c'est une chance incroyable qu'il a eue.


Il va s'en remettre, alors ?

Il hocha la tête.

Il va s'en remettre sans problème. Vous pouvez même aller le voir.

Je lui emboîtai le pas, nel'écoutant absolument pas alors qu'il tentait d'obtenir desinformations. Il ouvrit une porte et me laissa entrer. Je rejoignisle lit où Carter était allongé à fixer le plafond.

Il m'envoya un regard de reprochelorsqu'il me vit entrer.

Tu n'aurais jamais dû m'emmener à l'hôpital. Maintenant, il va falloir que je mente et que je file à l'anglaise.


Excuse-moi d'avoir voulu te sauver !


J'étais déjà à moitié guéri quand je suis arrivé ici, Yvana. Si les infirmières viennent regarder à ma plaie, elles ne la trouveront même pas !


Je ne te crois pas.

Il roula des yeux et souleva ledrap couleur menthe pour dénuder son estomac. Un épais bandagel'entourait, serré. Il le défit, arrachant le sparadrap avecagacement. Je voulus l'en empêcher ; il me jeta un regard noir.

Le bandage tomba enfin et jefixai son estomac, incapable de croire à ce que je voyais. Aussibien bâti qu'il soit, ce ne furent pas ses abdos parfaitementdessinés qui me firent béer.

C'était la fine trace rouge, àpeine visible, qui marquait sa peau là où un trou béant avait vomides torrents de sang à peine une demi-heure plus tôt.


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