30.
J'avais pensé souffrir lorsque mon crâne s'était fendu, avait gerbé tout ce qu'il avait, avait gobé tout ce qu'il pouvait. Mais ce n'était rien à côté de l'effet qu'eurent ces cinq mots.
Lila Dawson a été assassinée.
Ils tournaient dans ma tête à la manière d'un disque rayé. Ils étaient inscrits au fer blanc dans ma mémoire. Dans ma chair. Dans mon cœur.
Lila Dawson a été assassinée.
Je ne pleurai pas. J'aurais pensé que je le ferais. J'en étais cependant incapable. Le choc était trop abrupt, trop fort. Toutes mes réactions étaient coincées. Plus rien ne fonctionnait.
Lila Dawson a été assassinée.
Et je savais déjà qui l'avait fait. Je n'avais pas à réfléchir. Je le savais. Le pire était de ne pas savoir si je devais le dénoncer. Je faisais face aux policiers, le nom de l'assassin de ma meilleure amie sur le bout des lèvres, sans parvenir à le dire.
- Elle a été retrouvée sur son lieu de travail, reprit le plus âgé des officiers.
- Comment est-ce possible ? Vous savez qui a fait ça ?
Ils secouèrent la tête dans une synchronisation parfaite. Leurs chevelures suivirent le même mouvement de balancier, la lumière du plafonnier jouant dans leurs mèches sombres.
Lila Dawson a été assassinée.
Ces mots. Encore. Pour m'empêcher de m'être la vérité de côté. Pour me forcer à affronter mon pressentiment. Pour me forcer à affronter l'horreur.
Pour me forcer à accepter que Carter avait tué ma meilleure amie.
Je baissai les yeux, fuyant le regard des policiers. Ils ne devaient sous aucun prétexte se douter que je savais quelque chose. Carter n'était pas lui-même lorsqu'il l'avait fait. C'était le démon. Il avait besoin d'aide et ce n'était pas sur la chaise électrique qu'il allait la trouver.
Une part de moi voulait l'y envoyer. Inventer une conversation, des menaces. Voulait à tout prix que Carter et ce qui vivait en lui grille, accusé de ce meurtre que je devinais atroce au vu de l'absence de détails donnés par les policiers.
- Savez-vous quoi que ce soit, mademoiselle... ?
- London. Yvana London.
Je ne répondis pas à sa question et j'en avais conscience. Tout comme je me doutais que cela les rendait encore plus suspicieux.
- Comment pourrait-elle savoir quoi que ce soit ? rétorqua sèchement Louis. Elles ne se sont pas vues depuis hier soir !
- Mademoiselle Dawson était votre meilleure amie. Vous a-t-elle parue tendue ? Avait-elle peur de quelqu'un ou de quelque chose ?
Oui, elle avait peur. De ma maison, du démon qui avait attaqué son petit ami, de tout ce qui tramait dans la nuit. Je doutais qu'ils acceptent une telle réponse, malheureusement.
Résignée à devoir mentir à la police, je secouai la tête.
- Si c'était le cas, elle ne m'en a pas parlé.
La main de Louis trouva la mienne entre nous, cachée des regards scrutateurs des deux policiers. Je la pressai, tentant de le rassurer autant que je cherchai à m'assurer que je faisais le bon choix.
- Elle n'avait pas d'ennemis connus ?
- Je vous ai déjà dit que non, cassa Louis, à bout de nerfs.
- Pas que je sache, dis-je. Elle s'entendait bien avec tout le monde.
- Bien, finit par dire le plus âgé de deux en se levant. Si vous vous souvenez de quelque chose, le moindre détail, appelez-nous.
- Trouvez qui a fait ça, leur demandai-je, l'ordre sous-jacent parfaitement audible.
- Nous ferons de notre mieux, mademoiselle.
Les yeux vert d'eau du cadet me fixèrent longuement. Je sentais en lui la suspicion. Il avait senti que j'en savais plus que je ne voulais bien le dire. Il avait de l'intuition. Une sacrée intuition.
Louis referma la porte et s'effondra dans la seconde. Il me tomba dans les bras, ses sanglots tombant de sa bouche en torrents furieux et bouillonnants. Je l'entourai de mes bras, résistant à l'envie de m'effondrer aussi. Je pourrais le faire plus tard. Pour le moment, je m'accrochai à ma colère, ma rage envers ce démon qui avait froidement assassiné ma meilleure amie.
La soirée traîna en longueur alors que je m'occupais de Louis. Je lui fis à dîner, le mis coucher. Je me retrouvai piégée chez lui, aux prises avec mon chagrin, ma rage, ma terreur.
Si le démon qui possédait Carter pouvait tuer de sang froid, qu'est-ce qui me disait qu'il ne finirait pas par s'en prendre à moi ? Pour l'instant, il me voulait pour lui seul mais après un temps, il risquait de retourner sa veste.
Je m'enroulai sur le canapé, écoutant l'écho faiblard des ronflements de Louis. Il dormait enfin, presque paisiblement. J'ignorais pour combien de temps. Je l'enviais un peu. Je ne saurais pas dormir de la nuit.
- J'ai cru que tu ne le laisserais jamais seul.
Je poussai un cri aigu en bondissant sur mes pieds. Carter se tenait dans l'encadrement de l'arche menant vers la cuisine. Il arborait un sourire séducteur bien qu'agacé sur les lèvres, les bras croisés, une épaule appuyée sur le mur. De la pluie brillait dans ses cheveux d'encre, telle une myriade de perles translucides.
Lila Dawson a été assassinée.
Le froid m'avala toute entière, ne laissant rien de l'admiration, de l'amour que je pouvais ressentir. Tout ce qui demeura, ce fut la haine et la rage. L'envie de lui faire mal, de le détruire. De venger ma meilleure amie.
- Comment as-tu pu faire ça ? crachai-je. Espèce de monstre ! Tu assassines ma meilleure amie et tu te pointes, la bouche en cœur !
- Elle a eu la mauvaise idée de s'immiscer entre nous. Les barrières qu'elle a posé autour de ta mémoire, de notre malédiction... Il fallait les faire tomber. Je n'avais pas le choix, ma chérie. Je ne serai pas le seul à endurer ce sort que tu as raté !
Il s'avança vers moi avec des allures de prédateurs. Le Carter dont j'étais tombée amoureuse avait totalement disparu. Il ne restait plus rien de lui si ce n'était ce physique que j'avais appris à connaître.
Je repoussai la douleur qui m'étreignait la poitrine dans le fin fond de mon esprit.
- D-De quoi est-ce que tu parles, encore ? répliquai-je, perturbée par cette expression presque animale qu'il avait sur le visage.
Du dos de ses doigts, il me caressa le visage. Je me raidis, évitant de fuir ce contact qui me salissait, me démangeait comme de l'urticaire. Je ne voulais pas que ça me touche à travers le corps de Carter.
Ses sourcils se froncèrent, ses iris tels deux glaçons forçant les couches protectrices de mon esprit. Mon souffle commença à coincer dans ma gorge. La panique montait, insidieuse et irrépressible.
- Calme-toi. Je ne vais pas te faire de mal.
Je ne le crus pas. Je faisais face à un démon, pas un être humain doué d'un raisonnement pondéré et réfléchi. Lui n'était qu'émotions et réactions. Et aucune n'était positive...
- Les protections que cette sale sorcière a posé sur toi sont tellement ancrées dans ton esprit que tu continues de refuser cette part de toi !
- Je ne comprends pas de quoi tu parles.
Carter.
Je retins le prénom au dernier moment. Ce n'était pas à Carter que je parlais. Il fallait que je garde ça en tête. Ce n'était pas Carter et je doutais que ça le redevienne un jour.
Il sentit ma retenue et sa mâchoire se crispa. Mauvais signe.
- Ça viendra. Maintenant que cette saleté est morte, ses sorts ne vont plus tenir. Il me faut juste attendre qu'ils se détériorent suffisamment pour que tout te revienne. Ça a déjà commencé.
- Comment ça ?
Un sourire en coin tordit sa bouche. Ses doigts agrippèrent ma nuque, m'approchant brusquement de lui. Un petit cri s'échappa de mes lèvres, le faisant pouffer.
- Je t'ai connue plus brave, ma chérie. Plus brave et plus perceptive. Mais je ne m'en fais pas. Tout va redevenir comme avant.
- C-Comme avant ?
- Si tu te laisses aller et cesses de lutter, tu verras, tu comprendras tout. Les dommages ne peuvent pas être permanents. Elle n'était pas assez puissante pour ça.
- Lila n'était pas une sorcière.
- Bien sûr que si ! Et tu le sais. Je l'ai vu dans ton carnet.
Il avait lu mon carnet. Quand ? Comment ? Je le cachais pour que personne ne puisse tomber dessus et pourtant, il avait réussi à le trouver et à le lire sans que je ne m'en aperçoive.
- Plus je vieillis et plus j'apprends de choses, ma chérie. Tu ne peux rien me cacher, désormais. Tu ne peux même pas me fuir.
- Pourquoi est-ce que tu me fais ça ?
Je maudis ma voix tremblante, faiblarde. J'avais prévu de l'agresser, pas de lui montrer que j'étais au bord des larmes.
- Parce que tu as fait de moi ce que je suis désormais. Et que je ne suis toujours pas prêt à te laisser fuir tes responsabilités envers moi.
Je gardai le silence, tentant d'échapper à sa poigne sur ma nuque. Je voulais reculer, fuir son odeur à la fois familière et étrangère. Il ne me laissa pas faire. Il me poussa violemment sur le canapé et s'assit à côté de moi.
Il fouilla ses poches et en sortit une petite fiole emplie d'un liquide d'un gris vibrant. Il me la tendit.
- Avale. Ça accélérera le processus.
- Non.
Ses pupilles se dilatèrent avant de s'étrécir de colère. Il attrapa mon visage, me força à ouvrir la bouche.
- J'en ai assez de ces conneries, râla-t-il. Tu vas m'avaler ça.
Il vida le contenu de la fiole dans la bouche et appuya sur mon menton, me renversant la tête en arrière, sa main plaquée sur ma bouche pour m'empêcher de recracher le liquide.
Je fus obligée d'avaler, des larmes brûlantes dégoulinants le long de mes tempes, disparaissant dans mes cheveux. Il me lâcha lorsqu'il fut sûr que j'avais tout avalé et il passa ses doigts dans mes cheveux, démêlant les nœuds patiemment, venant parfois goûter une larme du bout des lèvres. Le contact de sa bouche sur mes joues me dégoûtait. Malgré tout, je restai assise à côté de moi sans bouger, raide comme un piquet.
- Qu'est-ce...
Je toussai, ma gorge brûlante et étrécie.
- Qu'est-ce que c'était ?
- Une petite concoction destinée à rompre tous les sorts que cette saleté a posé sur toi. Ne force pas, ajouta-t-il en me voyant ouvrir la bouche. C'est à base de sauge.
Il baissa les yeux vers sa main, observant le bandage blanc sale qui l'entourait. De la colère brilla dans son regard et ses caresses dans mes cheveux cessèrent quelques secondes.
- Et si, pendant que la petite potion fait effet, je te racontais une histoire ? Peut-être que ça accélérera ton retour de mémoire.
- Une... Une hist-toire ?
- Oui. La mienne. Enfin, la nôtre, plus exactement. Je ne t'ai jamais raconté mon point de vue sur tout ça.
Je ne voulais pas entendre ce qu'il avait à me raconter. Pas du tout. Je voulais qu'il se taise. Qu'il parte. Qu'il me laisse tranquille. Qu'il oublie jusqu'à mon existence sur cette planète.
- Alors, ma chérie ? Tu es prête pour notre histoire ? Tu verras, tu comprendras tout, après. Absolument tout.
Ça, je n'en doutais pas. Ça ne signifiait nullement que j'avais envie de savoir. Quel délire pouvait-il avoir inventé pour nous imaginer une histoire ? Je ne le connaissais ni d'Eve ni d'Adam avant de venir à Bloomingdale. Nous ne pouvions pas avoir une quelconque histoire.
- Alors, alors... Voyons où je vais commencer...
Ma tête commença à me faire souffrir à force de s'alourdir. Encore. Rien de comparable à ce que j'avais vécu à St John's. C'était une version plus douce et timorée de l'algie dévorante qui m'avait mise à terre pendant plus de trois heures.
- Je vais éviter de commencer à partir de ma naissance. Plutôt... De notre première rencontre ? C'était en 1837. Tu t'appelais Elizabeth, à ce temps-là. Elizabeth Brayson.
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