28.

Seuls de faibles rayons lunaires parvenaient à traverser la crasse qui couvrait la petite fenêtre de la cave. Je ne distinguais presque rien. L'idée d'être enfermée dans une cave m'angoissait. Je n'aimais pas les lieux souterrains. J'avais la sensation d'être enterrée vivante.

Je regardai autour de moi, tentant de reconnaître quelque chose. Les murs étaient rudimentaires, en pierre bleue luisante d'humidité. Des caisses en bois étaient entassées dans un coin, la paille jonchait le sol par endroits.

Du bruit résonna derrière moi et je vis de petits pieds sales dévaler les escaliers grinçants. Une version très jeune d'Elizabeth, vêtue d'une chemise de nuit épaisse et blanche alla se blottir dans la paille, le visage maculé de larmes. Je la reconnus aussitôt. Son visage possédait encore les rondeurs de l'enfance et ce rose adorable sur les joues.

Elle se roula en boule lorsque d'autres pas, légers, presque félins, suivirent dans l'escalier.

- Lizzie ?

La voix était fluette, douce.

- Lizzie ? Où es-tu ?

La petite Elizabeth se redressa, faisant bruisser la paille sous elle. La jeune fille tourna la tête dans sa direction et s'avança prudemment. Elle finit par distinguer la frêle silhouette et elle s'installa à côté.

- Est-ce que ça va ?

Elizabeth renifla en hochant la tête. Elle se blottit dans les bras de son aînée qui la berça. Je fronçai les sourcils en voyant l'air moqueur qu'arbora la plus vieille.

- Tu sais que tu ne dois pas faire ça, Lizzie. Ce n'est pas bien. Tu nous mets tous en danger.

- Mais j'fais pas exprès !

- Chut ! Tu ne voudrais pas que papa t'entende, n'est-ce pas ?

La petite fille secoua furieusement la tête, ses cheveux emmêlés s'accrochant à ses cils de biche. Celle que je supposais être sa grande sœur essuya son visage sale et posa ses mains sur ses épaules.

- Tu dois apprendre, Lizzie. Tu dois te maîtriser. Tu sais ce qui est arrivé à maman, non ? Tu ne veux pas que ça nous arrive à toutes les deux, pas vrai ?

- Non, je veux pas... Mais... Mais j'arrive pas... Ça... Ça se fait tout seul !

Ce fut au tour de sa sœur de secouer la tête.

- Ça ne fait pas tout seul, Elizabeth. Tu ne le contrôles pas. Et tu dois le contrôler sinon, les gens dehors, les humains, ils vont nous faire du mal. Comme ils ont fait à maman.

Elizabeth se remit à pleurer. En silence. Elle devait à peine avoir huit ans mais elle pleurait en silence, les lèvres tremblantes sans un sanglot dans la gorge. C'était atroce à voir.

- Tu dois t'entraîner et faire mieux que ça, d'accord ? Tu dois travailler ta maîtrise, Lizzie. Il le faut.

- Mais j'essaie !

- Essaie plus fort, alors !

Sa sœur la repoussa et se leva. Elle épousseta soigneusement sa chemise de nuit.

- Reste ici cette nuit. Papa est furieux.

- Il fait froid...

- Si tu avais fait plus attention, tu pourrais dormir dans la chambre.

Sa sœur tourna les talons et partit, disparaissant dans l'obscurité. La petite Lizzie s'enroula sur elle-même dans la paille, transie de froid et de chagrin.

Qu'est-ce qu'il s'était passé qui puisse rendre un père assez furieux pour chasser sa petite fille dans une cave glacée ? Rien de ce que je pouvais imaginer ne serait suffisant. Toutefois, il me manquait des pièces du puzzle. Notamment sur la dénomination utilisée par la sœur d'Elizabeth. Pourquoi désignait-elle les « gens dehors » comme des « humains » ? Cela impliquerait qu'elle ne l'était pas.

Je m'accroupis près de la petite Elizabeth et je l'observai. Si elle n'était pas humaine, il y aurait un signe en elle qui me le dirait, non ? Ce n'était qu'une vision, pas la réalité. S'il y avait vraiment quelque chose d'inhumain chez cette petite fille d'apparence si innocente, je le saurais. Je ne parviendrai peut-être pas à comprendre ce qu'elle était mais si elle n'était pas humaine, je devais le savoir.

Je faillis tomber sur les fesses lorsqu'elle se redressa brusquement. Une flamme luisait dans son regard émeraude. Ses petits poings se serrèrent, les larmes affluèrent de plus belle alors qu'elle fixait l'immensité noire qui l'entourait.

- Si je voulais, je pourrais le contrôler ! pesta-t-elle de sa petite voix fragile.

Je basculai en arrière en voyant son visage fondre en un masque horrible aux yeux de braise. Exactement de la même façon que j'avais eu cette hallucination dans la voiture avec Lila, ça recommençait.

Un cri de douleur résonna à l'étage. Des pas lourds ne tardèrent pas à résonner dans les escaliers. Un homme bedonnant et aux cheveux clairsemés apparut dans le mince halo de la bougie qu'il tenait. Il se dirigea droit vers Elizabeth et la gifla de toutes ses forces. Des relents d'alcool et de tabac me prirent à la gorge.

Il n'en fallut pas moins pour que ma trachée se resserre et que l'air se raréfie dans mes poumons. Une crise. Je ne supportais pas l'odeur du tabac. Elle me faisait suffoquer. Il me fallait mes cachets. Toutefois, comment échapper à cette vision et me réveiller pour aller les chercher ? Je n'avais aucune prise sur ces rêves.

Mes mains agrippèrent la gorge, impuissantes. Les ténèbres foncèrent sur moi et me traînèrent avec elles vers le néant. Autour de moi, des visages déformés rôdaient, tous tentant de me noyer. Je n'avais même pas la force de les repousser. Ils se rapprochaient, ricanant devant mon incapacité à respirer à cause d'une simple odeur de tabac. Pathétique.

Je cillai. Je reconnus l'étincelle que j'avais vue une fois en rêve. Celle qui avait failli me rendre aveugle. Elle avait une forme humaine, impossible à discerner clairement, comme une silhouette découpée dans un panneau en carton et éclairée par un projecteur. Sauf que cette forme bougeait et me tendit une main chatoyante.

Je n'hésitai pas à la prendre. Pas parce que je lui faisais confiance, mais parce que ça ne pouvait pas être pire que de mourir asphyxiée entourée de visages atroces. Elle me tira violemment vers elle et je fermai les yeux, serrant hermétiquement mes paupières pour protéger ma rétine. Je ne me ferais pas avoir une seconde fois.

Soudain, je pus respirer. J'émergeai entre mes draps, trempée de sueur, le souffle court, la gorge en feu. Le mal de tête qui pulsait derrière mes yeux me disait que tout n'avait pas été qu'un rêve. Comme toujours, il y avait une part de réalité dans ces visions.

Je repoussai les couvertures et gagnai la salle de bains. Les néons m'agressèrent la rétine et je mis plusieurs secondes avant de pouvoir distinguer quelque chose. Je me tins au lavabo, fatiguée. Je ne pus que voir la saleté qui s'était accrochée à mes jambes. Je trouvai même un brin de paille sur le bord de mon short.

Je me figeai, la main tendue vers le gant de toilette. Mon reflet, dans le miroir. Ma joue arborait une trace de main rouge. Je l'effleurai. La peau était encore chaude.

Comment était-ce possible ? Je pouvais encaisser la saleté, les crises aussi, à la rigueur. Mais ça ? Je ne comprenais pas. J'étais toujours invisible dans les visions. Immatérielle, inexistante. De plus, je n'avais pas été touchée. C'était Elizabeth qui avait été giflée. Alors pourquoi était-ce moi qui en portait les stigmates ?

J'avais déjà compris que Elizabeth était une sorcière. Quelque chose dans ce genre, en tout cas. Elle avait pu ramener son amant d'entre les morts. Je ne savais pas comment elle s'y était prise mais je me doutais que tout venait d'elle.

Cette nature surnaturelle avait-elle quelque chose à voir avec ce visage fondu, horrifique ? Si c'était le cas, pourquoi avais-je vu la même chose arriver à Lila ? Assumer que ma meilleure amie serait une sorcière était carrément tiré par les cheveux. Totalement impossible.

Je secouai la tête. Je divaguais. Rien de tout cela n'avait de sens.

Je pris le gant de toilette, me nettoyai les jambes et quittai la pièce. Rien de ce que j'avais dans le crâne ne faisait sens. Tout était enchevêtré dans un amas d'images, de pensées et de sensations. J'étais trop fatiguée, trop troublée pour parvenir à tout démêler. Essayer ne ferait que créer plus de nœuds.

Je ne retournai pas dans ma chambre. Je savais que j'allais trouver mon lit plein de paille. Je n'étais pas en état d'affronter une telle évidence. J'avais besoin de me calmer et de réfléchir sérieusement à tout ça.

Je m'installai dans la cuisine, devant une tasse de thé fumant qui fleurait bon la camomille et la menthe. Mon carnet devant moi, je noircis une page pour relater la vision que j'avais eue d'Elizabeth. Dans les moindres détails. Les images et les mots étaient encore frais dans mon esprit et je pus noter chacun d'eux sans exception.

Sur la page d'en face, je commençai à noter toutes mes réflexions, aussi délirantes qu'elles fussent. Je mis de grandes parenthèses autour de la partie sur Lila, ne parvenant pas à croire une seule seconde que ma meilleure amie soit une sorcière.

Je tressaillis lorsqu'un grand bruit résonna à l'étage. Comme une porte qu'on claque. Je savais pertinemment que j'étais seule chez moi mais je me doutais que ce n'était pas un voleur ou un gamin.

Je soupirai, reprenant l'écriture de chacune de mes pensées. Je n'allais plus me laisser perturber ou intimider par des portes qui claquent, des grincements de pas dans les escaliers ou autres sons du même genre. Ce n'était pas tant du défi que de l'habitude. Désormais, c'était mon quotidien.

Avec un soupir, je me levai pour me refaire une tasse de thé. La porcelaine éclata dans l'évier lorsque les plombs sautèrent, me plongeant dans la nuit la plus complète.

Le tonnerre roula dehors, à peine audible. Génial. Une coupure de courant. C'était vraiment ce dont j'avais besoin en ce moment. Et je ne savais même plus où j'avais rangé ma lampe de poche. Pas que j'aurais pu la trouver dans de telles ténèbres mais savoir que je l'avais à portée aurait été rassurant.

Au lieu de ça, je me retrouvai debout dans ma cuisine sans savoir quoi faire. Je n'avais aucune envie de lutter contre les éléments. Quel intérêt d'aller remettre le courant si ça risquait de faire exploser les ampoules juste après ? Il y avait encore plusieurs lampes dont je ne pouvais plus me servir, faute d'ampoules. Autant en garder quelques unes intactes.

Je me laissai glisser contre le meuble, résignée à passer la nuit là. Enfin, ce qu'il en restait. J'enroulai mes bras autour de mes jambes, tentant de conserver un minimum de chaleur alors que les premières gouttes venaient frapper mes fenêtres dans un délicat fracas, telles des notes brisées avant d'atteindre leur apogée dans une mélodie.

Il arriva doucement, discrètement, semblant faire de son mieux pour ne pas m'effrayer. Je me raidis, regardant droit devant moi comme si je pouvais y voir quoique ce fut.

La chanson fredonnée du bout des lèvres était censée être joyeuse, légère. Nonobstant, dans le noir complet, avec le grondement de l'orage... L'effet était totalement inverse. J'étais tétanisée.

Surtout que ça se rapprochait.

Ça venait droit vers moi.

Et je ne pouvais pas fuir.

Ne cherche pas à me fuir. Ne me met plus en colère que je ne le suis déjà.

Il me parlait comme il ne l'avait jamais fait auparavant. De plus, il lisait dans mes pensées. Il n'y avait pas d'autre explication à sa façon de savoir ce que je voulais faire.

Je n'ai pas besoin que tu dises un seul mot, ma chérie. Je lis ta crainte sur ton visage.

Je me rencognai dans mon coin, cherchant le moindre signe de sa présence dans la pièce. Vainement. Pathétiquement.

Un bruissement à ma gauche.

Le crissement d'une chaise qu'on tire. Qu'on pousse, plutôt.

Mon souffle se bloqua dans ma gorge.

Oh, non, ma chérie. Pas encore. Ne penses-tu pas qu'une crise par nuit, c'est amplement suffisant ? Ton inhalateur est presque vide, d'ailleurs.

Son ton était familier, amusé. J'étais là, terrifiée, incapable de le voir, et lui s'amusait de mes difficultés à respirer !

Une odeur de musc me frappa, mêlée à un parfum indéfinissable, piquant, acide. Ça était là. Juste à côté de moi. Ou devant, je ne savais pas. Mais il était là. Trop près.

Tu sais, je suis très fâché que tu ne te souviennes pas. Mais ne t'en fais pas, désormais, je sais à qui est la faute et je vais régler le problème. Dans quelques heures, tu te souviendras de tout.

Il laissa une courte pause. Je devinai inexplicablement son sourire narquois et malicieux.

Tu te souviendras de moi.

J'ignorais si c'était une menace mais ce fut ainsi que je l'entendis.

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