24.
Je tournai et retournai les mots de Carter dans ma tête. Il refusait que je l'évite mais je ne parvins pas à faire autrement. Je ne pensais qu'à Louis, à ses blessures. Je les imaginai sur le corps de Carter, je le vis étendu en sang dans mon salon...
Je téléphonai à Lila durant la récréation pour avoir des nouvelles de Louis. C'était à la fois une excuse pour ne pas sortir du bureau et un besoin de me rassurer. J'avais vu les balafres dans son dos. Je savais que c'était grave. Il devait avoir été à l'hôpital pour des points de suture.
Le ventre noué, je sortis mon portable de mon sac et cherchai le numéro de ma meilleure amie dans la liste de contacts. Elle décrocha après trois sonneries.
- Tu appelles enfin, aboya-t-elle dans l'appareil.
Je fus surprise par son agressivité. J'aurais dû m'y attendre. Je lui avais rendu son petit ami dans un sale état et en pleine nuit.
- Tu sais combien de points de suture il a eu dans le dos ? Dix-huit ! Dix-huit putain de points de suture, Yvana !
- Je suis désolée...
- Tu peux l'être ! Tu te rends compte ? Bordel ! Je ne pensais pas qu'il débarquerait à trois et demi du matin à la maison avec le dos entièrement lacéré !
- Parce que tu crois que je l'avais prévu ?! répliquai-je, la colère montant en moi, étroitement mêlée à ma culpabilité. Si j'avais su, je ne l'aurais pas laissé rester à la maison !
- Tu aurais dû le prévoir !
- Et comment ? Comment j'aurais dû devenir que ça allait s'en prendre à Louis comme ça ? Hein ? Je ne lis pas dans les boules de cristal, Lila ! Je me sens affreusement mal mais jamais je n'aurais pu prévoir que ça se passe comme ça !
Silence.
Je patientai, le souffle court d'avoir crié autant de phrases à la suite. C'était très rare que je hausse le ton. Cette fois, Lila avait été trop loin. Je comprenais qu'elle se soit inquiétée, qu'elle m'en veuille un peu. Toutefois, je n'aurais jamais pu prévoir une attaque pareille. Elle ne pouvait pas tout me remettre sur le dos.
- C'est la première fois que tu me cries dessus.
Le choc dans sa voix faillit me faire rire. C'était ridicule. Totalement absurde.
- Je suis désolée, poursuivit Lila. Je n'aurais pas dû t'accuser mais... le voir débarquer en sang, ça me hantera jusqu'à la fin de mes jours. J'aime Louis, Yvana. Je me vois faire ma vie avec lui. Je ne le dirais sûrement jamais devant lui mais c'est vrai. Et le voir amoché et plein de sang...
- Je suis désolée. Sincèrement. Mais jamais je n'aurais cru que ça se passerait comme ça. Je pensais qu'il assisterait aux mêmes phénomènes que d'habitude. J'ai même prié pour qu'il ne se passe rien et qu'il reste le sceptique qu'il a toujours été...
- On ne peut pas faire moins sceptique que lui, maintenant ! Je sens qu'il va se transformer en fanatique du surnaturel pour s'en protéger ! Au moins, il ne me prend plus pour une idiote à y croire...
- Mais il va bien, en dehors de ses points de suture ?
- Il est encore un peu secoué. Il ne l'admettra jamais mais je le connais trop. Il ne peut pas me le cacher. Il dort, là. On est revenus de l'hôpital il y deux heures. Il était épuisé mais il n'a pas réussi à s'endormir tout de suite. C'est la première fois que je le vois avoir peur, je crois. C'est choquant pour moi.
- Je me doute... Il est toujours si confiant. Je me sens encore plus mal. Je ne voulais pas qu'il vive ça. Je n'aurais jamais cru ça possible, de toute façon. Je ne sais même pas exactement comment c'est arrivé. Il se passait trop de choses en même temps, il ne me l'a pas expliqué.
- D'après ce qu'il m'a dit, il s'est réveillé parce qu'il avait la sensation qu'on l'observait. Il se réveille pour un rien alors ce n'est pas étonnant. Quand il a allumé la lumière, l'ampoule a explosé et il ne voyait rien. Il entendait respirer à côté de son lit. Il a voulu se lever pour te rejoindre mais quelque chose l'a poussé sur le lit et maintenu dessus. Il m'a dit qu'il l'a touché. Peut-être même blessé. Il a réussi à se lever et à gagner la porte. C'est là que la chose l'a blessé. Il est allé dans ta chambre et tu étais par terre, détrempée, pleine de boue. Et tu ne te réveillais pas.
- Je faisais un rêve.
- C'est ce qu'il m'a dit. Il a cru que la chose t'avait mise K.O. Il a commencé à te porter quand tu t'es enfin réveillée.
- Ça va paraître stupide ou exagéré mais... j'ai le sentiment que ça est jaloux.
Je pouvais deviner l'expression abasourdie et désabusée de Lila. J'avais encore du mal à croire à cette hypothèse. C'était la seule qui fasse sens pourtant.
- Pourquoi est-ce que tu dis ça ?
- C'est le sentiment que j'en retire. Ça a cherché à me séparer de Louis à tout prix. Et quand Carter est arrivé ce matin, j'ai senti l'énergie noire rôder et...
- Attends, attends. Carter était chez toi ce matin ?
Je devinais son excitation et sa soif de potins derrière cette question. Je n'avais pas besoin de la voir pour savoir qu'elle agitait sa main libre tant elle avait hâte d'avoir le fin mot de l'histoire.
- Il m'a dit que Louis lui avait envoyé un message depuis ton téléphone pour lui demander de me servir de chauffeur.
Des bruits étouffés résonnèrentdans le haut-parleur pendant qu'elle fouillait son téléphone. Le claquement de ses ongles sur la vitre de son téléphone était insupportable. J'éloignai le combiné de mon oreille, déroulant la liste d'e-mails publicitaires qui encombrait la boîte de réception de l'école.
- Je n'ai aucun message envoyé vers le numéro de Carter, Yvana.
Ses mots furent une gifle en pleine face. Mon sang se glaça dans mes veines et je ne sus pas répondre un seul mot. Mon esprit tourna en mode accéléré pour tenter de comprendre. Une connexion s'était rompue dans le fil deévénements de la nuit et plus rien n'avait de sens.
- P-Pardon ?
- À moins que Louis ne l'ait effacé après l'avoir envoyé, et je ne le vois vraiment pas faire ça, je n'ai aucun message envoyé vers un numéro inconnu. Encore moins un demandant à Carter de passer te prendre ce matin.
C'était impossible. Carter m'avait bien dit que Louis lui avait envoyé un message pour me servir de chauffeur. Il me l'avait dit. Et si c'était un mensonge, comment aurait-il pu savoir qu'il était arrivé quelque chose à Louis ? C'était arrivé en pleine nuit !
Des solutions me tournèrent dans la tête, toutes plus folles les unes que les autres. Je ne savais plus que croire. Lila ne me mentirait pas sciemment pour une telle chose. Si elle me disait ne pas avoir de message envoyé vers le téléphone de Carter, je la croyais.
Je ne voyais pas Louis effacer le message après l'avoir envoyé non plus. Déjà, il n'aurait eu aucune raison de le faire. Pourquoi aurait-il caché ça à Lila alors qu'il devait se douter qu'elle finirait par être au courant ? Ça n'avait aucun sens. Et dans l'état il devait être à ce moment-là, qu'il pense à envoyer un message à Carter pour une chose aussi triviale que mon trajet jusqu'au travail me paraissait improbable.
- Écoute, il faut absolument que j'y aille. Je passerai ce soir récupérer les affaires de Louis et on continuera notre discussion, d'accord ?
- Okay...
Elle raccrocha après s'être excusé une nouvelle fois. Je poussai un soupir soulagé en entendant le chahut des enfants dans les couloirs. Je n'avais pas à descendre et à voir Carter.
Ce matin, j'avais voulu l'éviter pour le protéger. Maintenant, c'était pour me protéger. Il m'avait menti et il avait su des choses qu'il n'aurait jamais dû savoir. M'espionnait-il ? Si oui, pourquoi ? Qu'est-ce que tout cela pouvait bien signifier ?
Je me pris la tête dans les mains, fatiguée. J'avais mal à la tête. Je voulais que ça s'arrête, retrouver une vie normale et simple. Plus de visions, de phénomènes, de collègues agissant bizarrement. Plus rien de tout ça. Juste le travail, la famille, les sorties...
Les larmes débordèrent malgré moi, glissant le long de mes joues. Je les rattrapai sur ma mâchoire pour qu'elles ne pleuvent pas sur les documents étalés sur le bureau. J'avais un minimum de conscience professionnelle en dépit du reste.
Je pleurai longuement, m'épuisant un peu plus. J'avais le cœur serré à la pensée que Carter me mente et se joue de moi. Je ne voulais pas qu'il me trahisse, qu'il me brise le cœur. Il était le seul élément stable de mon monde jusque là. Je lui avais tout confié, je lui avais fait une confiance aveugle. En plus de l'attaque de Louis, je devais gérer mes visions et cette trahison incompréhensible.
Au moment du déjeuner, j'avais la boule au ventre. Comment éviter Carter ? J'allais devoir ruser et j'ignorais totalement comment. Je n'étais pas douée pour ça.
Je descendis prudemment, tentant de savoir où était Carter avant que lui ne me repère. Je pus gagner la cafétéria dans le dos du concerné et je rejoignis Ginny et Andrew. Ils étaient les deux seuls dans la cafétéria en dehors des élèves de leurs classes. Ils me sourirent, ne voyant absolument pas la détresse qui me tordait l'estomac. Ni l'un ni l'autre n'abordèrent le sujet de l'hématome qui marquait mon visage. Ils me fixèrent du coin de l'œil, échangèrent des regards mais ne dirent rien.
Ils continuèrent de discuter de leurs classes et je n'eus rien à dire. Je pris mon plateau, toujours aussi chargé, et je m'arrangeai pour m'installer en bout de table, entre mes deux collègues.
Lorsque les deux sœurs arrivèrent, elles s'installèrent en face de nous. Elles m'offrirent un sourire et me demandèrent ce que je comptais faire pour les vacances à venir. J'inventai un voyage vers Portland pour ne pas détonner. Elles se lancèrent dans le récit de leurs précédents séjours à l'étranger et de celui qu'elles comptaient faire.
Je les écoutai, réagissant de temps en temps pour qu'elles continuent à parler. Je fis mine de ne pas voir Carter passer derrière moi ni me fixer depuis son siège à côté de Michelle. La seule fois où je croisais son regard par inadvertance, ils me parurent d'une étrange couleur prune, le rougeoiement saignant dans le bleu pur de ses iris.
Je fis mine de rien et je repartis avant que Carter n'ait terminé son repas en prétextant du travail urgent que j'avais à faire. Il n'en était rien, évidemment. J'étais loin d'être débordée. Mais ça, personne ne s'en doutait. À part, peut-être, Carter. La façon dont il me fixait me poussait à croire qu'il savait très bien que je l'évitais comme la peste.
Je me barricadai dans le bureau, espérant qu'il abandonnerait l'idée de venir me parler. Exiger que j'arrête de le fuir. Il m'avait menacée, prévenue que je n'aimerais pas ce qu'il se passerait si je continuais. Que pourrait-il bien m'infliger, de toute façon ? Ma vie était déjà un enfer.
Je me préparai à le voir débarquer. Je répétai le discours que j'allais lui servir sur ses mensonges dès qu'il entrerait. Il n'aurait pas le temps de réagir si je le prenais de court. Si je parvenais à le déstabiliser...
On frappa tout doucement à la porte. J'invitai à entrer. Ce n'était pas Carter. Lui aurait ouvert le battant à la volée.
Une petite tête rousse entra et referma doucement la porte derrière elle avant de s'avancer vers moi. Je me souvenais de son nom. Elle s'appelait Sandie McWon. Douce et réservée, de grands yeux vert émeraude et les pommettes parsemées de tâches de rousseur, elle ressemblait à une petite poupée et était toute aussi attachante.
- Qu'est-ce qu'il y a, Sandie ?
Elle leva un regard effrayé vers moi, ses prunelles tournant brièvement vers la porte avec anxiété.
- Tu l'as vu aussi, pas vrai ? Tu l'as vu aussi que c'est plus Monsieur James, hein oui ?
Je fixai la petite fille, abasourdie. J'étais glacée, perdue. Je ne savais pas comment réagir à ce qu'elle me disait.
- Il me fait peur. C'est le méchant Monsieur James. Plus le gentil. Il faut que tu fasses revenir le gentil parce que sinon, bah, bah quelqu'un il va mourir.
- Q-Quoi ? P-Pourquoi tu dis ça ? bégayai-je.
- Parce que la dernière fois que le méchant Monsieur James est venu, bah il a fait du mal à ma maman. Maintenant, elle est au ciel, ma maman, qu'il dit mon papa.
Elle n'était tout de même pas en train de me dire que Carter avait tué sa mère, si ?
Je m'accroupis en face d'elle, posai mes mains sur ses petites épaules tremblantes. La panique formait un second cœur pulsant dans ma gorge.
- Le méchant Monsieur James a fait du mal à ta maman ?
Elle hocha vivement la tête, ses longs cheveux roux lui retombant sur le visage. Je les repoussai en arrière.
- Je l'ai vu. J'étais cachée dans mon armoire. Maman elle m'avait mise dedans. Elle voulait pas je sorte. Monsieur James il est arrivé et il l'a tapée. Beaucoup beaucoup. Il a dit des mots qu'il faut pas dire et il est parti. Ma maman elle avait du sang partout. Je suis pas sortie de mon armoire. J'avais peur. Il cherchait après moi. Papa est arrivé mais il l'a pas vu parce qu'il était parti. Il a pas voulu me croire quand je lui ai dit que c'était le méchant Monsieur James.
- Pourquoi est-ce qu'il n'a pas voulu te croire, ton papa ?
- Il m'a pas dit. Il m'a juste dit de jamais le dire à personne, que c'était pas vrai. Il m'a dit que personne pouvait avoir les yeux rouges.
J'en demeurai bouche bée. Les yeux rouges ? Ça ressemblait bizarrement à ce que je ne cessais de voir chez Carter.
- Mais toi, tu sais aussi, pas vrai ? Que c'est vrai. Que c'est plus Monsieur James. Tu vas l'aider, hein oui ?
- Je ne...
De lourds pas résonnèrent dans le couloir. J'eus un sursaut. Je sus tout de suite qui venait.
Carter.
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