19.
Jenna était habillée d'une robe à fleurs dont les jupes étaient bleu roi alors que le corsage bouffant était d'un noir délavé. Je cillai, me fixant sur sa tignasse brune si différente de la blondeur pâle d'Elizabeth.
Ce n'était qu'un énième cauchemar. Rien d'autre.
Ma prédécesseur m'offrit un sourire timide en s'installant sur la chaise en face de moi. Elle jeta un regard autour d'elle, appréciant le décor sobre du café où je lui avais donné rendez-vous. L'adolescente qui nous servait de serveuse prit sa commande et la lui ramena dans les cinq minutes.
- Alors, dites-moi ce que je peux pour vous, Yvana. Si vous m'avez contactée, c'est à cause de St John's. Pourquoi ?
Parlons d'animosité...
Je crispai mes doigts autour de mon gobelet, me fixant sur le grain de beauté qu'elle portait sur le front.
- En effet, c'est à propos de St John's, énonçai-je prudemment.
- Vous me croyez, maintenant, n'est-ce pas ?
- Il semblerait...
- Je savais que vous me recontacteriez. Ce n'est vraiment pas une surprise. Malgré ce que Lila peut dire, elle ignore tout de St John's. Elle sent, soi-disant, son aura noire mais elle ne sait pas ce que cache réellement cette école.
J'observai Jenna, surprise de l'entendre parler de ma meilleure amie. Lila n'avait jamais dit que du mal de Jenna et pourtant, les paroles de cette dernière me donnaient à croire qu'il y avait un temps où elles avaient été amies. Lila ne lui aurait jamais parlé de son mauvais pressentiment envers St John's, sinon. Elle était trop secrète sur ce côté de sa personnalité.
Il faudrait que je parle de cela avec Lila. Je parviendrais peut-être à obtenir une version de Jenna mais Lila demeurait ma meilleure amie et sa version prévaudrait.
- Et que cache-t-elle, selon vous ? questionnai-je, me concentrant sur ce qui nous amenait ici.
- Ce n'est pas ce qui importe, répliqua-t-elle en accrochant mon regard. Je peux parler de ce qu'il m'est arrivé mais je doute que cela ait une quelconque importance. Il semblerait qu'il s'en prenne à vous et tout ce que je peux vous conseiller, c'est de fuir.
- Il ?
C'était tout ce que j'avais retenu de son discours. Ce petit pronom si insignifiant était l'indice que j'avais attendu depuis le début de cette conversation. Pour elle aussi, ça avait été un il.
- Oui, il. L'esprit qui hante St John's. D'après mes recherches, il s'appellerait Ezekiel. Ezekiel Edegem.
Elle m'observa, semblant s'attendre à une réaction de ma part.
Le nom ne me disait strictement rien. Il sonnait faux, même. Comme si, inconsciemment, je connaissais le nom mais que je ne parvenais pas à mettre les lettres dans le bon ordre.
Frustrée, je patientai, espérant qu'elle continue sur ce qu'elle avait réussi à découvrir sur celui qu'elle pensait être la cause des phénomènes.
- Il serait mort en 1868, au cours d'un duel qui aurait mal tourné. Sur les terres o* St John's a été construite. Depuis, il hante cet endroit.
- S'il hante l'école, pourquoi ne s'en prend-il pas à tout le monde ? interrogeai-je, toujours perturbée par ce détail. J'ai vu assez de films d'horreur pour savoir qu'un esprit n'est pas censé faire de différence comme ça. Il s'en prend à tout le monde, s'il hante cet endroit.
- Ce cas est différent. J'ai contacté des chercheurs dans le paranormal et ils m'ont aisée à comprendre. L'esprit d'Ezekiel est bloqué sur ces terres à cause de sa mort violente. Mais ce n'est pas ce qui le motive à hanter les femmes comme vous et moi. D'après les experts, il chercherait quelqu'un.
Je bus un peu de mon thé pour cacher le sourire moqueur qui joua sur mes lèvres à l'entente du mot « experts ». Je doutais qu'il existe véritablement des experts en fantômes. C'était stupide. J'étais certaine d'en savoir autant qu'eux que le monde paranormal. Ils étaient juste plus doués pour feindre le côté expert.
Toutefois, la conclusion à laquelle ils en étaient venue, elle, me parut logique. Percutante. Jenna tenait quelque chose, là. Sans trop savoir comment ou pourquoi, l'idée que ça cherche une personne me parut crédible, réaliste.
- Il cherche quelqu'un ? répétai-je. Qui ?
- Je ne suis pas sûre. Une femme, je dirais. Qu'il aurait aimée.
- Pourquoi pensez-vous cela ? Il pourrait chercher celui qui l'a tué.
- J'en doute. Ça ne collerait pas avec ce qu'il m'a dit. De plus, les duels étaient toujours causés par une rivalité autour d'une femme. En tout cas, dans 99 pour cent des cas.
J'avais arrêté d'écouter après sa deuxième phrase.
- Ce qu'il vous a dit ?
Elle hocha la tête, soudain mal à l'aise. Elle tritura son gobelet, le faisant tourner entre ses mains, regardant partout sauf dans ma direction. Cette fois, je venais de toucher un point sensible. Quelque chose dont elle ne devait pas beaucoup parler. Même avec ces « experts ».
Toujours était-il que j'espérais qu'elle me dise entendre les mêmes voix que moi. Cette voix grave, roulante, démoniaque qui me disait sans cette que je lui appartenais.
Peut-etre qu'elle aussi avait eu ces rêves terrifiants de réalisme.
- Lorsque j'étais à l'école et que je travaillais, j'avais le sentiment que quelqu'un se tenait juste derrière moi. Il me chuchotait souvent à l'oreille.
- Et qu'est-ce qu'il vous disait ?
Son attitude m'angoissait. Pourquoi ne me disait-elle pas directement de quoi il retournait ? Qu'avait-il pu lui dire qui la fasse ainsi pâlir ? Que tentait-elle de garder secret ?
Elle n'aurait pas hésité autant s'il s'était simplement agi de possession. Elle avait entendu plus que moi. Et je devais savoir exactement ce que ça lui avait dit.
- Il me disait des choses horribles. Il ne cessait de me décrire les sévices qu'il comptait m'infliger pour ne pas être elle. C'est surtout comme ça que je sais qu'il cherche une femme. Il attend qu'elle lui revienne. Et ma présence l'empêchait de venir. Il était furieux. Chaque jour un peu plus. Il ne s'en prenait qu'à moi parce que j'étais entre lui et elle.
Ça n'avait aucun sens. Aucune logique. Pourquoi est-ce qu'il l'aurait traitée si vilement, cherchant à tout prix à la faire fuir alors qu'il me disait que j'étais à lui ? Je ne comprenais pas. Il me manquait trop de pièces du puzzle. J'étais perdue, épuisée.
Terrifiée.
Toute cette histoire ne voulait rien dire. Il n'y avait plus rien qui faisait sens. Ça avait cherché à la faire fuir. Ça lui avait fait si peur qu'elle s'était enfuie et s'était fait interner. Alors pourquoi ne faisait-il pas de même avec moi ? Pourquoi me dire que j'étais à lui ?
De plus, elle n'avait pas parlé de cauchemars...
- Je ne comprends pas, finis-je par dire. Vous ne faisiez qu'entendre des voix ?
- Au début. Et puis, il a commencé à mettre ses menaces à exécution. Il m'a fait tomber dans les escaliers, faisait claquer les portes, m'enfermaient dans les pièces, loin des autres. Sur la fin, il me tirait les cheveux, me giflait... J'étais couverte de bleus. Il me harcelait, me malmenait... J'ai craqué et je suis partie. Personne ne me croyait. Ils me prenaient tous pour une folle.
Je fronça les sourcils, me souvenant de notre première rencontre.
- Quel rapport cela a-t-il avec la maquette dans le grenier ? Vous sembliez croire que tout venait d'elle.
- Parce que tout vient d'elle. C'est là-bas qu'il habite. C'est son ancre dans ce monde.
- Pour se débarrasser de lui, il suffit de se débarrasser de la maquette, donc ?
- Surtout pas ! Ça va le rendre capable d'aller n'importe où ! La maison de poupée le garde captif dans St John's.
Je secouai la tête. Il n'était pas prisonnier de l'école. Loin de là. Il me suivait, où que j'aille. Il me hantait. Moi. Pas la maison de poupée. Pourtant, il y avait une clé, là. Si je parvenais à le refaire prisonnier, peut-être me débarrasserais-je de lui.
Jenna me fixa longuement, fouillant mon regard, mon expression. L'angoisse qui me tenaillait devait se lire sur mon visage. Je baissai les yeux vers le fond de mon gobelet, regardant les feuilles de thé qui tournaient dans le liquide sombre.
- Vous n'avez pas fait de cauchemars ? demandai-je.
- Des cauchemars ? Si, bien sûr. Comment ne pas en faire ? Mais je suppose que vous ne parlez pas de simples cauchemars.
- Non, pas vraiment. Soit je suis en train de totalement perdre la tête, soit c'est lui qui m'inflige ça. Mais s'il est piégé dans la maison de poupée à St John's... Il ne pourrait pas m'atteindre ici.
- Je l'ignore. Je ne connais que ce que les experts que j'ai rencontré ont pu me dire sur mon cas. Vous devriez voir avec eux.
Je me mordis la langue pour ne pas lui dire que je préférais éviter les « experts », comme elle disait. Ils ne pourraient rien pour moi. Y croire était idiot. Elle pouvait le faire parce qu'elle était tranquille, désormais. Moi, par contre, j'étais en plein dans l'œil du cyclone et ce n'était pas près de s'arranger.
Je secouai la tête en terminant mon thé.
- Je crois qu'il cherche quelqu'un, dis-je. Et il croit que c'est moi.
Jenna avala sa gorgée de travers. Un peu de son café coula sur son menton. Elle attrapa sa serviette en papier et se tamponna, épongeant le liquide en tentant de sauvegarder son maquillage fait à la perfection.
- Pardon ? Pourquoi... ?
Elle ne termina pas sa phrase. Je soupirai en relevant la tête vers elle.
- Il me le dit. Il me répète des « tu m'appartiens » ou des « tu es à moi »... Ce genre de choses. C'est tout ce qu'il me dit, d'ailleurs.
- Vraiment ? Et au niveau des manifestations ?
- Une fois, il m'a enfermée dans le bureau. Une autre fois, il était chez moi et il m'a tellement terrorisée que j'ai fui hors de la maison en pleine nuit. En dehors de ça, tout se passe dans mes cauchemars.
- Dans vos cauchemars ?
J'acquiesçai, résistant à l'envie de m'étaler sur la table. La caféine dans le thé vert ne suffisait plus à lutter contre la fatigue que je ressentais. Je n'allais plus tenir très longtemps, à ce rythme. Il fallait que je dorme. À tout prix.
- Toutes les nuits, je fais ces cauchemars... Ils sont si réels. Terrifiants, violents... Je suis si fatiguée... Je ne sais même plus ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Cette nuit, j'étais persuadée de m'être réveillée dans mon lit alors que mon cauchemar ne faisait que commencer.
- Je suis désolée pour vous. Sincèrement. Je... Je ne sais pas comment vous aider. Ça dépasse de loin ce que j'ai vécu.
Elle tendit la main et la posa sur la mienne. Sa peau était moite, ses ongles manucurés. Ça faisait si longtemps que je n'avais pas eu l'occasion de prendre soin de moi.
- Je peux faire des recherches et prendre contact avec ceux qui m'ont aidée. Ils pourront peut-être vous aider. Ils s'y connaissent. Ce ne sont pas des menteurs. Je peux vous l'assurer.
Je ne répondis pas. Je ne croyais pas en ses experts qu'elle ne cessait d'invoquer. Ils ne pourraient pas me permettre de dormir. Or, c'était ce dont j'avais désespérément besoin. Il fallait que je dorme.
- Je suis désolée. Vraiment. Si vous avez besoin, vous avez mon numéro. Vous savez que je vous croirez, quoi que vous me racontiez.
- Merci, Jenna.
Cinq minutes plus tard, elle était partie. Je demeurai dans le café, à moitié endormie. Je ne voulais pas rentrer chez mes parents, récupérer mes affaires. Lila et Louis n'allaient plus tarder pour que nous prenions la route vers Bloomingdale.
Je me hissai sur mes jambes et me traînai jusque chez mes parents. Mes amis arrivèrent au même moment. Ils patientèrent dans la cuisine pendant que je réunissais mes affaires. Je les rejoignis et nous saluâmes mes parents avant de monter en voiture.
- On dirait que tu as fait la paix avec ta mère, remarqua Lila.
- Elle m'a accueillie comme s'il ne s'était rien passé, répondis-je. C'était très bizarre mais je n'ai pas posé de questions. Elle n'a même pas râlé à devoir cuire la viande à part pour elle et mon père.
- À ce point ? J'ai passé la soirée à surveiller mon téléphone parce que je pensais que tu allais appeler. J'étais surprise que tu ne le fasses pas.
- Désolée.
- Ne le sois pas ! Je suis super contente que tout aille bien avec ta famille.
Elle m'envoya un sourire et je me forçai à le lui rendre.
- Et cet anniversaire de mariage ? Comment c'était ?
Il n'en fallut pas moins pour que Lila se lance dans un récit détaillé de la réception. Je sus tout des animosités au sein de la famille de Louis, du magnifique gâteau commandé par les parents, des musiques ringardes que le DJ avait passées...
Malgré tous mes efforts pour me concentrer sur ce qu'elle me disait, mon cerveau perdit la bataille. Les mots s'emmêlaient, le sens de certaines phrases m'échappa totalement. Le visage de ma meilleure amie se transforma, fondit, laissant place à un visage atroce.
Je sursautai, fermant brièvement les yeux. Le visage de Lila était redevenu normal lorsque je les rouvris. Une hallucination. C'était la première fois que ça m'arrivait. De toute ma vie, une chose pareille ne m'était jamais arrivée. Le pire était que j'ignorais totalement comment réagir.
Je luttai contre la somnolence qui appuyait sur mes paupières. Je voulais dormir mais j'avais trop peur pour céder. Surtout maintenant que j'avais des hallucinations en étant éveillée. De plus, mes amis n'avaient pas à être témoins de ce qu'il m'arrivait lorsque je m'endormais.
Le babillage de Lila parut cesser. Je battis des cils, tentant de me raccrocher au monde éveillé. L'adrénaline injectée par mon angoisse ne parvint nullement à gagner contre ma fatigue. Ma tête roula sur mon cou et heurta le bord de la portière avant que je ne sombre dans un sommeil proche du coma.
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