Chapitre 4
— Bon, tu es prêt ?
Roldin lança un coup d'œil mauvais à son élève.
— Arrête de me faire poireauter, gamin. J'ai plus l'âge d'attendre.
Soane sourit et sortit le sabre de son fourreau flambant neuf. Le maître retint son souffle et écarquilla les yeux quand il découvrit l'arme. Il la prit lentement dans ses mains et l'examina sous toutes les coutures.
— Très jolie courbe, équilibrage parfait, léger et solide à la fois... ma foi, mon garçon, tu t'es surpassé ! Non, je crois que même moi je n'aurais pas pu faire mieux. Je n'ai pas vu de lame de cette qualité depuis... depuis une éternité.
Soane n'en revenait pas. Son maître avait pour habitude d'être avare en compliments et généreux en critiques. C'était la première fois qu'il lui donnait l'impression d'avoir fait un sans-faute.
— Bon, et maintenant j'ai le droit de savoir à qui cette merveille est destinée ?
Roldin ne quittait pas l'arme des yeux.
— Tu te souviens que le roi Faltan Kolina rentre du champ de bataille aujourd'hui ?
— Difficile de l'oublier. Il a fait annoncer son retour dans toute la ville.
— Eh bien tu vas avoir l'honneur d'offrir ce sabre à son Général en chef, Miralor Jearsan. C'est le roi lui-même qui lui a fait faire. Il veut le remercier pour ses... bons et loyaux services.
Soane ne put s'empêcher de grimacer. Il connaissait la réputation du personnage. Et les bons et loyaux services en question étaient peu reluisants. Il n'avait pas forcément envie de rencontrer un tel homme. Pas que ça lui faisait peur, mais il se sentait mal à l'aise face au sang noble. La seule fois où il avait adressé la parole à un membre de la haute société, c'était lorsque la princesse Mikaïla les avait faits affranchir, Filia et lui, trois ans plus tôt. Il n'avait jamais oublié ce geste et, quelque part au fond de lui, il rêvait de pouvoir montrer sa gratitude à la jeune femme.
Ce qui était stupide puisqu'elle ne devait pas avoir besoin de grand-chose, dans son palais d'or et d'argent.
Quoi qu'il en soit, il n'aimait pas beaucoup ce qu'il entendait dire sur le fameux Miralor. On le prétendait fou à lier. Et il plaignait le pauvre idiot qui serait chargé de faire la livraison.
— Tu n'as plus qu'à passer ton plus beau vêtement et à te rendre au palais.
Soane eut un mouvement de recul.
— Pardon ?
— Le roi a insisté pour que ce soit le forgeron de l'arme qui la livre, sourit Roldin d'un air navré. Si tu l'avais ratée, je me serais présenté moi-même. Sa Majesté sait que je suis le meilleur armateur de la ville et il ne se serait pas permis de me jouer un mauvais tour. Mais comme tu as créé une véritable petite merveille, je ne me fais pas de soucis sur ton sort et je ne compte pas te voler la vedette.
Soane n'était pas ravi. Mais alors pas du tout.
— Oh non Roldin... moi mon truc c'est de forger, pas de livrer le produit à des riches arrogants !
— De toute façon tu n'as pas le choix, je ne peux pas y aller moi-même. Keya et moi nous partons pour une foire qui se déroule à Syfian. On y reste un mois, ce qui fait que je confie la forge à tes bons soins... ainsi que la livraison de ce sabre. Allez, ne fais pas cette tête ! Elles ne vont pas te manger, ces têtes couronnées !
Le jeune homme se renfrogna. Il n'avait pas peur de la réaction du roi ou de son cinglé de conseiller. Ce qu'il craignait par-dessus tout, c'était de ne pas pouvoir masquer son mépris.
***
La procession était interminable. Le roi Faltan, assit sur son trône devant le palais, regardait avec une satisfaction et une suffisance non feinte le chef de famille de chaque branche noble lui apporter un cadeau de victoire. Miralor était debout en arrière-plan, son regard fourbe tour à tour posé sur le roi, sur les nobles et sur la Princesse.
Mika, assise un peu en retrait sur son propre trône, les regardait faire sans sourciller. C'était une tradition vieille de plusieurs siècles, mais elle était intimement persuadée que personne ne l'avait jamais autant appréciée que son cousin.
Il était rentré tard dans la nuit et n'avait pas attendu pour faire réveiller tout le palais. On était venu avertir Mika que le roi la convoquait sur-le-champ. Elle avait à peine eu le temps de s'habiller avant d'être quasiment traînée dans les appartements de son cousin.
Quand elle était arrivée à moitié débraillée et échevelée dans la suite royale, elle avait constaté que, non seulement Faltan était en train de prendre son bain, entouré d'une nuée d'esclaves et de domestiques, mais qu'en plus il était excité comme un gamin. Elle n'avait vu Miralor nulle part, ce qui l'avait quelque peu apaisé.
— Ah ! Ma chère Princesse. Vous tombez à points nommés. Approchez.
Mika avait réduit la distance qui les séparait à contrecœur. Elle n'aurait pas été étonnée qu'il la saisisse pour l'obliger à le rejoindre. Elle en avait frissonné de dégoût.
Heureusement, Faltan était trop excité pour penser à autre chose qu'à la cérémonie de victoire et l'eau savonneuse cachait son corps. En grande partie.
— Je vais avoir besoin de vous, tout à l'heure.
Elle avait pris sa voix la plus humble, les mains sagement croisées devant elle.
— Que puis-je faire pour aider Sa Majesté ?
Il avait crié sur un esclave qui l'avait soi-disant brûlé et s'était reconcentré sur elle.
— Pas grand-chose, en fait. Vous êtes trop empotée pour m'être véritablement utile. Je veux juste que vous soyez présente lors de la remise des présents et que vous fassiez bonne figure. Si on veut, puisqu'on n'a jamais vu la vôtre.
Et il était parti dans un éclat de rire tonitruant.
Mika s'était sentie un peu soulagée. C'était tout ?
— Je suis au service de Sa Majesté.
Il lui avait lancé un regard torve qui avait donné des nausées à sa cousine. Comment pouvait-on être aussi pervers ?
— Ah, et au fait ! s'était-il exclamé alors qu'elle allait se retirer. J'ai préparé une petite surprise à Miralor. Un sabre grandiose forgé par le meilleur forgeron de la ville. Et je veux que ce soit vous qui le lui remettiez.
Mika avait blêmi. Elle craignait Miralor, bien plus qu'elle ne craignait le roi. Et Faltan le savait. C'était encore un moyen qu'il avait trouvé pour la persécuter.
Elle s'était respectueusement inclinée.
— Ce sera un honneur pour moi que de rendre ce service à Sa Majesté.
Le roi, satisfait, l'avait congédiée d'un geste. Elle s'était empressée de sortir en essayant de ne pas paraître aussi angoissée qu'elle l'était réellement. Elle s'était préparée comme elle l'avait pu, avait enfilé sa plus belle robe, son plus beau manteau, avait coiffé ses cheveux pour qu'aucune mèche de rebique, s'était parfumée et avait posé sa tiare officielle sur un voile doré. Elle n'avait jamais fait autant d'efforts pour paraître à son avantage. Elle ne l'avait pas fait par plaisir. Mika savait pertinemment que Faltan lui ferait payer la moindre faute ce goût.
Et maintenant, elle était assise sur son trône, à la gauche du roi, en attendant avec un ennui mortel que les centaines de familles de noble rang aient présenté leur cadeau. À part Miralor, personne ne lui avait adressé le moindre coup d'œil. Comme si elle était complètement inexistante. Ça n'aurait pas été pour lui déplaire si elle n'avait pas l'impression de faire office de vase de décoration. En plus, il faisait terriblement froid et des nuages blancs s'amoncelaient dans le ciel. La neige ne tarderait plus à tomber.
Un énième riche s'agenouilla aux pieds du roi et déposa son cadeau en lui rendant hommage. Mika soupira imperceptiblement de lassitude, mais le son n'échappa pas à Faltan qui lui lança un regard d'avertissement. Elle se redressa immédiatement et fit semblant de s'intéresser au cortège. Il ne restait plus qu'une vingtaine de familles. Une foule nombreuse était rassemblée dans la cour du palais pour observer le manège. Des badauds curieux qui n'avaient certainement rien de mieux à faire, songea la Princesse avec ironie. Seuls les nobles étaient obligés de se présenter à la cérémonie. Mais elle savait que Faltan était ravi d'avoir d'aussi nombreux spectateurs.
Une heure s'écoula encore lentement puis le roi se leva et annonça le début des festivités. Un banquet royal avait été préparé. Il tendit la main à Mika qui posa la sienne dessus et les deux cousins se dirigèrent lentement vers la salle du banquet, suivis par une procession de gardes et de riches enrobés. La princesse était soulagée de rentrer. Elle ne se rappelait pas avoir eu aussi froid.
Elle s'assit à la gauche du souverain et resta muette comme une carpe jusqu'au dessert. De toute façon, personne ne lui prêtait la moindre attention. Le festin avait commencé aux alentours de midi et il était à présent plus de cinq heures de l'après-midi.
Mika ne s'était jamais autant ennuyée de toute sa vie. Surtout qu'elle ne pouvait pas manger sans enlever son voile. Elle ne toucha donc pas à son assiette et elle savait très bien que le roi en était contrarié.
Tiana était debout derrière sa chaise, et la princesse se sentait rassurée d'avoir sa meilleure amie et suivante pour la soutenir, même si c'était dans le silence et dans l'ombre.
Faltan en était à sa cinquième chope de cervoise. Il n'allait pas être frais et Mika en était inquiète. Il était toujours violent quand il était ivre. Son général, l'étrange et dangereux Miralor, n'avait pas touché à une goutte d'alcool. Il ne buvait jamais.
Mika se détourna quand elle remarqua qu'il la scrutait avec cette expression amusée et insolente qui ne le quittait jamais. Ses cheveux blancs luisaient sous l'éclat des torches et ses yeux gris comme l'acier étaient rivés sur elle. La Princesse se demanda vaguement quel âge il pouvait avoir. Vingt-neuf, trente ans ? Pas plus, en tout cas. Il aurait pu être très beau si ses traits n'abritaient pas une fourberie et une sournoiserie sans nom. Elle ne croyait pas l'avoir déjà entendu parler.
— Votre attention, s'il vous plait ! claironna le roi, si spontanément que Mika sursauta.
Sa voix n'était pas trainante et pâteuse, comme quand il était saoul. Ses mots étaient clairs, ses yeux perçants. Mika en vint même à se demander s'il n'avait pas fait semblant de boire de la bière pour tromper son monde.
— J'ai l'honneur de vous annoncer que je vais nommer mon général des armées, Miralor Jearsan au grade de conseiller personnel. Et pour fêter cette promotion, je demande à notre invité-surprise d'entrer !
Mika fronça les sourcils, de plus en plus décontenancée.
Les portes monumentales de la salle du banquet s'ouvrirent et un géant noir s'avança d'un pas assuré, un fourreau dans l'une de ses mains. Il était habillé à la manière des forgerons : un pantalon beige en toile avec des jambières en cuir, une chemise de chanvre et un veston en cuir qui soulignait ses épaules carrées. Il était droit et fier dans sa démarche, pas le moins du monde intimidé par le nombre incalculable de paires d'yeux fixées sur lui.
Mika ne le reconnut pas immédiatement. Elle savait qu'elle l'avait déjà vu, mais sa carrure et son regard impénétrable la perturbèrent quelque peu avant qu'elle ne le remette.
C'était l'esclave noir qu'elle avait sauvé du fouet et fait affranchir, trois ans plus tôt. Mais que faisait-il ici ? Pourquoi Faltan le traitait-il comme un invité de marque, lui qui méprisait les hommes d'humble condition ?
Celui qu'elle devina être le forgeron s'avança vers la table royale et, une fois en face de Mika, s'agenouilla en présentant respectueusement le sabre. La princesse était interloquée. Elle ne savait pas quoi faire et cela semblait fortement amuser le roi. Il se pencha vers elle, souriant avec machiavélisme.
— Allons, ma chère, ne faites pas attendre ce pauvre bougre, il va attraper une crampe.
Elle vit nettement les épaules du jeune homme se crisper, mais il ne bougea pas d'un iota, hormis cet imperceptible mouvement, les paumes ouvertes, le sabre reposant sur chacune d'elles.
Elle saisit délicatement l'arme et sa main effleura celle du jeune homme. Elle se sentit rougir et remercia encore une fois son voile de dissimuler ses émotions.
Le forgeron se releva et, s'il avait une attitude froide et fière quand il regardait le roi ou Miralor, ses yeux ne furent que douceur et bonté quand ils se posèrent sur elle. Il lui sourit même légèrement pour l'encourager, comme s'il savait que sa vie était un supplice.
Dans un coin sombre, le nouveau conseillait observait la scène avec intérêt.
Mika se souvint qu'elle devait remettre le cadeau à Miralor et se racla la gorge pour se redonner contenance. Elle se leva, s'approcha du conseiller personnel et énonça d'une voix claire, qu'elle espérait posée :
— Miralor Jearsan, grand conseiller et général des armées, je vous prie d'accepter ce présent de la part de la famille royale.
Elle tendit les bras et Miralor la laissa patienter quelques secondes avant de se saisir du sabre d'un geste vif. Il toucha la main de Mika par la même occasion et, cette fois-ci, la jeune fille ne rougit pas. Non, elle blêmit. Sa peau était glacée.
Elle recula le moins vite possible et vint se rassoir sur sa chaise.
Quand elle chercha le forgeron du regard, elle remarqua qu'il s'éloignait déjà vers les portes. Il n'était pas le bienvenu ici, et il le savait. Pourtant, Mika aurait tout donné pour qu'il ne s'en aille pas, la laissant seule à son triste sort.
***
Soane soupira. Ça avait été juste. Il détestait cette ambiance solennelle et saturée d'hypocrisie.
Il repartit d'un pas tranquille vers le bourg, insensible au froid qui faisait givrer les fenêtres des maisons. Il n'avait eu de cesse de vouloir s'en aller à partir du moment où il avait posé un pied dans le palais. Mais quand il avait aperçu la princesse, il avait senti son cœur se gonfler de reconnaissance. Ça avait été le moment ou jamais de lui faire comprendre qu'il avait envers elle une dette éternelle.
Il n'était pas certain qu'elle ait clairement compris le message, mais il avait fait de son mieux. Et même s'il était heureux de partir, il avait eu l'impression que quelque chose clochait dans cette pièce.
L'impression que la princesse était terrifiée. Personne ne l'avait sans doute remarqué, mais quand elle avait pris le sabre, ses mains tremblaient.
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