Scène V
M. Madeleine réclama la suite à sa logeuse. La femme fut surprise de voir l'assiette encore pleine de l'inspecteur mais ne fit aucun commentaire.
L'autorité du maire avait des limites malgré tout.
Une tarte aux pommes et du café arrivèrent sur la table.
Javert remercia M. Madeleine pour avoir rempli sa tasse.
Valjean devait s'avouer qu'il était plutôt du même avis que l'inspecteur. Il n'était pas non plus habitué à une table aussi bien garnie. Mais sa logeuse avait été tellement heureuse de préparer un vrai repas de fête qu'il n'avait pas eu le courage de la décevoir.
Donc, le maire, si raisonnable habituellement, s'octroya une large part de tarte et une tasse de café bien sucré.
Javert buvait paisiblement, les yeux perdus dans le vague, clairement dans ses pensées. Les deux hommes écoutaient le silence de la nuit. Par la fenêtre ouverte venait un vent assez doux. Une belle soirée en perspective.
C'était la fin de l'été.
« Une partie d'échecs ?, proposa monsieur le maire.
- Je ne sais pas jouer, monsieur.
- Je pourrais vous apprendre. »
Un regard plein d'espoir mais Javert secoua la tête, dépité.
« Vous continuez à ne plus me voir comme avant ! Je vais décliner votre invitation, monsieur le maire. J'ai une enquête à mener demain et une chasse à organiser. Bonne nuit, monsieur.
- Bonne nuit Javert. »
Javert se leva, s'inclina et retourna dans sa chambre.
Le lendemain, lorsque le maire se leva et descendit dans la salle à manger pour prendre le petit-déjeuner, il apprit que l'inspecteur était déjà parti. Il fut contrarié de savoir que l'homme s'en était allé sans même boire ni manger.
Mais, ce qui l'énerva outre mesure, c'est qu'il vit posé bien en évidence sur le meuble dans l'entrée quelques pièces d'argent représentant le loyer du policier.
Au diable la fierté de cet homme...cette femme !
Le maire fut perturbé toute la journée. Il pensa à Javert, à sa blessure et s'inquiéta follement. N'y tenant plus, il fit un détour par le commissariat où il fut accueilli respectueusement par l'officier Walle.
« Où est l'inspecteur Javert ?, demanda Valjean, même s'il connaissait la réponse.
- L'inspecteur est parti tôt ce matin, monsieur. Je le remplace si vous avez besoin de mes services.
- Non. Je voulais juste savoir comment il allait. »
M. Madeleine se sentit stupide, surtout devant le sourire moqueur de l'officier.
« Ne vous inquiétez pas, monsieur le maire. L'inspecteur est quelqu'un de prudent et d'avisé. Ce n'est pas pour rien si on lui a confié cette mission en hauts lieux.
- Je sais... C'était juste à cause de sa blessure...
- Si Javert était là, monsieur, il fulminerait ! Il a menacé des pires représailles le premier qui demandait de ses nouvelles. Sauf votre respect, monsieur, l'inspecteur nous a dit qu'il avait eu son content de douceur et d'empressement pour une vie !
- C'est un homme dur.
- Dur avec lui-même et dur avec les autres. Allez monsieur le maire ! Ne vous inquiétez pas ! L'inspecteur nous reviendra. Content d'avoir rempli son devoir. Et qui sait ? Un succès peut lui ouvrir les portes de Paris !
- Paris ?
- Ce n'est un secret pour personne que l'inspecteur Javert rêve d'être muté à Paris. Il végète ici, monsieur. Il n'est pas à sa place.
- Muté à Paris ? »
Walle hocha la tête en souriant et Valjean quitta le commissariat en réfléchissant à cette possibilité.
Cela dura une semaine !
Dieu ! Une semaine !
Et pas un seul instant, l'image de Javert, évanoui et blessé, ne quitta l'esprit de M. Madeleine.
Une semaine sans aucune nouvelle !
Puis on demanda à voir le maire un soir alors qu'il quittait son bureau, fatigué par une journée de réunions. Le maire accepta sans empressement et accueillit le visiteur. Sans doute un malheureux au chômage qui espérait un miracle de la part du maire de Montreuil-Sur-Mer.
Valjean ne le vit pas entrer, il était tellement épuisé.
« Il est bien tard, monsieur, pour une visite, mais je vous écoute.
- La bande est sous les verrous !
- Javert ! »
Un sourire, réjoui, un peu laid, avec trop de dents, mais Javert était content. M. Madeleine nota aussitôt la pâleur du visage, les cernes sous les yeux, l'éclat brillant de ceux-ci.
« Asseyez-vous Javert ! Contez-moi ça ! »
Le sourire disparut. Javert secoua la tête.
« Je suis venu vous informer de la réussite de notre chasse dès notre arrivée, monsieur. Walle m'a parlé de votre « inquiétude » à mon égard. »
M. Madeleine baissa la tête, penaud.
« Je voulais vous rassurer, poursuivit le policier. Maintenant, je dois rejoindre mes hommes et régler la paperasse. Vous aurez mon rapport demain, monsieur.
- Vous devez dormir inspecteur !
- Lorsque toute cette affaire sera terminée ! Mes respects, monsieur le maire. »
Claquement de bottes, inclinaison du buste. Valjean se demanda comment Javert faisait pour paraître si grand et imposant. Des talons à ses bottes, des épaulettes, un chapeau assez haut... Une bonne actrice !
Le lendemain, un officier apporta le rapport complet et circonstancié sur l'arrestation de la bande de coureurs de grand chemin. Valjean grimaça, Javert avait-il dormi seulement ?
Mais le maire avait compris que son inquiétude était déplacée, il prit le rapport et remercia simplement. Puis il le lut et fut mécontent de ce qu'il lut. Javert et sa témérité ! Il prenait garde à ses hommes, il avait géré des officiers venus d'autres communes avec brio, il avait tout planifié à merveille. Ce fut un travail de longue haleine mené pour découvrir la planque des brigands. Tout était parfait jusqu'au jour de l'arrestation ! Selon le rapport, Javert s'élança, seul, en avant, au mépris du danger. Il avait failli se faire tuer ayant été menacé par deux malfrats armés de gourdins.
Valjean refusa de voir que cela appartenait à une stratégie. Qu'il fallait faire sortir le loup du bois. Que Javert s'était offert en appât et que cela avait marché. Javert avait simplement refusé qu'un autre officier soit mis en danger. Il s'était porté volontaire. Bien sûr.
Valjean enrageait. Puis se reprit. Il fallait continuer comme avant ! Et avant, il aurait trouvé cela normal, même gratifiant, pour l'homme.
Donc M. Madeleine envoya un message de félicitations destiné à l'ensemble de ses officiers de police et la vie poursuivit son cours...
Monsieur le maire rencontrait régulièrement l'inspecteur Javert dans les rues de Montreuil, un regard, un geste vers en chapeau et c'était tout.
M. Madeleine devait s'avouer qu'il examinait Javert. Et cela exaspérait ce dernier.
Puis le premier rendez-vous hebdomadaire eut lieu depuis la blessure à l'épaule, et ce fut le dernier. Javert dut faire appel à toute sa maîtrise de lui-même pour ne pas partir en claquant la porte dès les premiers instants. Le maire insista pour qu'il s'assoit, il lui proposa du thé, il demanda des nouvelles de sa santé. Javert endura ça calmement, mais il se fâcha lorsque le maire le critiqua au sujet de l'arrestation intrépide des bandits de grand chemin.
Javert tiqua, son courage faisait sa fierté !
La discussion s'envenima, on entendit les échos de la dispute depuis la rue. Javert se ressaisit de son mieux et claqua son rapport sur le bureau de M. Madeleine avant de le saluer avec déférence, les yeux étincelants de colère...et de quitter la pièce.
Au prochain rapport, Valjean avait préparé ses excuses et son argumentation avec soin. La porte à peine refermée, le maire commença ainsi :
« Écoutez Javert, je suis désolé pour la dernière fois, mais vous devez bien comprendre que...
- Je ne suis pas l'inspecteur Javert, » opposa une voix amusée.
Valjean sursauta et regarda enfin le nouveau venu. Devant lui se tenait l'inspecteur Walle, souriant avec bienveillance.
« L'inspecteur Javert a jugé plus prudent de m'envoyer à sa place. Dorénavant, je suis son messager ! Si vous l'acceptez, bien entendu, mais vu votre relation actuelle, cela serait...
- Sage en effet, poursuivit M. Madeleine. L'inspecteur est un homme avisé. »
Et monsieur le maire écouta paisiblement le rapport préparé par Javert. Court, concis, clair. On reconnaissait bien la main de Javert.
« Voulez-vous une tasse de thé, inspecteur ? Ou de café ?
- Du café, monsieur le maire. Avec plaisir. »
Walle n'était pas Javert. Il adorait bavarder. Et ce fut ainsi durant de longues semaines. Walle commençait à bien connaître le maire et les deux hommes déviaient souvent dans leur conversation. Même si, à un moment donné, l'inspecteur Javert devenait un sujet de prédilection.
« C'est un bon policier mais trop dur, reconnaissait l'inspecteur Walle. On l'aime pas beaucoup, nous autres, mais c'est un putain de bon cogne. Pardonnez mon langage, monsieur le maire. »
Walle était désolé mais le sourire amical de M. Madeleine le rasséréna.
« Nulle offense inspecteur.
- Le problème avec Javert c'est qu'il n'est pas à sa place.
- Pas à sa place ?
- Il mériterait d'aller à Paris. Avoir de vraies enquêtes, avec de vrais criminels. Ici, il se charge surtout de problèmes de voiries, de voisinage ou de bagarres sur les quais.
- Et cela ne lui plaît pas ?
- On gaspille son talent. C'est pour cela qu'il en fait tellement. Un jour ou l'autre, il va se faire tuer ou il va s'écrouler vaincu par la fatigue.
- Je devrais peut-être demander sa mutation...
- Pas sûr que cela lui fasse du bien, monsieur le maire. Javert doit attendre qu'on l'appelle. Sinon on va croire que vous voulez vous débarrasser de lui.
- Et si j'appuie sa propre demande ?
- Javert est trop fier pour supplier une autre nomination. Il restera ici jusqu'à ce qu'on le rappelle ou qu'il prouve sa valeur.
- D'où les risques insensés pris durant l'arrestation des coureurs de route ?
- Vous avez tout compris, monsieur le maire. Javert veut désespérément être remarqué par ses chefs et en même temps c'est dans sa nature.
- Quoi ?
- Être imprudent. »
Javert et son imprudence !
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