Scène IV

Valjean sentit une certaine colère teintée de lassitude monter en lui.

« Que s'est-il passé ? Vous a-t-il manqué de respect ?

- Ho non, monsieur. Pour sûr, l'inspecteur est un homme très poli. Tant qu'on le laisse en paix, c'est le plus calme des hommes.

- Alors que se passe-t-il ?

- C'est que je m'inquiète pour lui, monsieur Madeleine.

- Il est plus mal ? Hier, il semblait bien se porter.

- Il ne mange presque rien, monsieur, et me demande juste de lui donner du pain et de la soupe. C'est une pitié monsieur. Le docteur a dit qu'il fallait de la viande rouge à l'inspecteur mais l'inspecteur a refusé. Juste du pain et de la soupe, un peu de fromage. Rien de plus ! »

La gouvernante de M. Madeleine était une femme simple, une paysanne issue du peuple, elle se tordait les mains avec inquiétude. Elle craignait la remontrance de la part de son employeur.

« Je vais lui parler, madame. Il ne doit pas vouloir vous gêner.

- C'est un homme si doux. On ne le croirait pas en le voyant. Mais il est fier ! »

Après ces quelques mots, Valjean se dirigea vers la chambre de Javert, bien décidé à avoir une explication. Que l'homme soit téméraire, certes, mais qu'il joue ainsi avec sa santé sous son toit, certainement pas.

Le maire frappa et entra sans attendre l'autorisation. Et il fut saisi.

Le lit était parsemé de dossiers, le sol aussi. Javert était assis sur le lit, le dos calé par des oreillers et il compulsait un dossier. Il avait retiré la chemise de nuit et portait un simple pantalon noir et une chemise boutonnée jusqu'en haut. Il était concentré sur sa tâche.

Il leva les yeux pour voir monsieur le maire et le salua d'un hochement de tête.

« Ainsi la logeuse a parlé... »

Ce fut tout. Une remarque jetée en l'air, indifférente.

« Javert ! Vous devez manger des repas consistants !

- Demain, nous aurons terminé cette mascarade. Laissez-moi faire !

- Javert ! »

La voix autoritaire de monsieur le maire fit se dresser le policier.

« Javert, vous devez manger davantage, plaida Valjean, plus conciliant.

- Je suis assez en dettes avec vous. Mon loyer pour deux semaines ! Votre maison ! Vos repas ! N'en avons-nous pas fini avec votre charité ?

- Javert, ce n'est pas de la charité !

- Je ne peux pas rembourser tout ce que je vous dois en une seule fois, monsieur le maire. Je compte le faire dès que j'aurai repris le travail ;

- Mais il n'y a pas dettes ! »

Le maire s'énervait et Javert restait intraitable.

« De toute façon, que pensez-vous que j'aurais eu comme repas à l'hôpital ?, lança Javert à brûle-pourpoint.

- Vous n'êtes pas à l'hôpital !

- Tout cela parce que le docteur Vernet est un insupportable curieux et qu'un sein a été visible. Ce serait différent si j'étais resté MONSIEUR l'inspecteur Javert.

- Mais non voyons ! »

Un regard appuyé, un sourcil levé. M. Madeleine baissa la tête et admit sans joie.

« Bon, peut-être seriez-vous à l'hôpital, en effet.

- Où les repas consistent en du pain, du fromage et de la soupe. Je le sais, j'y suis déjà allé.

- Déjà ? Vous avez été blessé ? »

Javert eut un vilain sourire. Rien de féminin.

« Ce n'est pas la première blessure et ce ne sera pas la dernière. Il y a quelques mois, j'ai été blessé assez durement, mais je suis resté conscient jusqu'au bout !

- Qu'est-ce que c'était ?

- Blessure à la jambe. Couteau. Pour changer ! On m'a gardé deux jours sous surveillance à l'hôpital puis j'ai repris mon poste. A plein temps !

- Je l'ignorais sinon... »

Un reniflement de mépris, Javert riait silencieusement.

« Vous avez oublié mes rapports, monsieur ? Vous le saviez. Vous m'avez envoyé vos vœux de « bon rétablissement ». Très digne ! Je vous en ai remercié avec effusion.

- Vous étiez un homme à mes yeux. Je commence à comprendre votre point de vue.

- C'est heureux, monsieur le maire. »

Que répondre à cela ? Javert avait raison, il n'était pas à sa place dans la demeure privée de monsieur Madeleine et cela le faisait rager.

« Que faites-vous Javert ?, demanda tout à coup Valjean, intéressé.

- Mon travail, » répondit hargneusement le policier.

Puis, conscient de son impolitesse grave face à un magistrat et à son supérieur hiérarchique, il ajouta :

« Cette blessure tombe mal. Il y a une affaire à régler d'une importance majeure.

- A Montreuil ?

- J'ai reçu des demandes d'aide de la part de plusieurs communes des environs. Une bande de brigands sévit dans la région. Des anciens déserteurs manifestement. »

M. Madeleine avait montré un peu d'ironie à l'idée d'une affaire d'une importance majeure à Montreuil-Sur-Mer, le sourire avait disparu. Il était inquiet.

« Je ne suis pas informé de cette histoire !

- Vous avez déjà donné votre accord de principe, monsieur le maire. »

Un vague souvenir, un rapport parmi tant d'autres, une demande de signature, M. Madeleine se pliant, indifférent.

« Qu'allez-vous faire ?

- Je partirais en chasse demain avec deux de mes hommes. L'inspecteur Walle me remplacera. C'est quelqu'un d'efficace et d'organisé.

- Combien de temps serez-vous parti ? »

Cette fois, Javert leva les yeux et regarda M. Madeleine. Incapable de cacher l'agacement qu'il ressentait.

« Le temps qu'il faudra ! Par le Ciel, vous croyez que je suis devenu inspecteur de première classe comment ?

- Mais si vous êtes blessé ?

- Ce sont les risques du métier et JE connais mon métier !

- Oui mais...

- Merde Madeleine !, tonna Javert d'une voix profonde. Vous voulez ma démission ? Vous l'aurez ! Dès que j'aurai réglé cette affaire de brigands ! J'ai engagé ma parole, je suis coincé mais après, je vous la claque sur votre bureau !

- Mais je ne la veux pas !

- Alors foutez-moi la paix et laissez-moi faire mon travail ! Cela fait six mois que nous travaillons ensemble. Et j'étais déjà là avant votre nomination. Si vous n'avez pas confiance en moi, virez-moi !

- Ce n'est pas cela. Vous le savez bien !

- Ho je le sais ! C'est parce que j'ai des seins au lieu d'une bite ! Cessez de vous inquiéter pour moi, vous m'énervez ! Je suis parfaitement capable de gérer cette affaire !

- Je le sais Javert.

- Alors faites-moi confiance ! Vous m'avez dit que nous continuerions comme avant ! Nous n'aurions jamais eu cette conversation avant !

- C'est vrai et vous m'en voyez désolé. »

Nouvel éclat de rire méprisant.

« Ben voyons ! Allez, monsieur le maire, laissez-moi travailler tranquillement et je viendrais vous faire mon rapport dans quelques jours. Avec la bande au grand complet, j'espère.

- Acceptez au moins de dîner correctement ! A quand remonte votre dernier repas chaud ? Un vrai repas j'entends. Pas un bol de soupe et un morceau de pain. »

Javert dut réfléchir – Dieu réfléchir ! - avant de répondre prudemment :

« Il y a quelques jours. »

Nécessairement, c'était il y a quelques jours, n'est-ce pas ? Mais quand ?...

« Hé bien, ce sera ce soir ! Avec moi ! »

M. Madeleine s'était éloigné vers la porte en parlant et avant que Javert ne puisse s'opposer avec aplomb, le maire se retourna et asséna :

« C'est un ordre, inspecteur !

- Très bien, monsieur le maire », jeta sèchement Javert.

Madeleine disparut de la chambre, ravi de ce succès et mécontent de son échec. Une victoire en demie-teinte.

Le soir les retrouva tout deux, assis à la table de la salle à manger. Valjean fut saisi en voyant apparaître le grand inspecteur Javert, sanglé dans son uniforme, raide et impassible. La seule concession à la blessure était le bras gauche inutilisé collé contre le corps.

« Vous auriez dû rester couché ! Je serais venu dîner dans votre chambre.

- Je n'en doute pas un instant, monsieur le maire. »

Et l'inspecteur attendit, au garde-à-vous, que le maire lui permette de s'asseoir. Ce que Madeleine fit avec agacement.

« Vous êtes impossible Javert !

- Non, monsieur ! Je suis respectueux de la bienséance et de la hiérarchie. Ce que vous oubliez, monsieur. »

On se tut, déjà fâché et la tension fut palpable dans la pièce. Les deux hommes se retrouvèrent en vis-à-vis et chacun regrettait amèrement la décision de l'autre.

Dîner ensemble ? Quelle idée stupide !

La gouvernante de M. Madeleine arriva à ce moment-là, surprise et heureuse de voir l'inspecteur debout. Elle l'admonesta un peu, bien entendu, mais sans plus. Comme si c'était normal en fait. Valjean se rendit compte, une fois encore, que sa logeuse ne voyait encore qu'un homme, là où lui essayait à tout prix de retrouver une femme.

Le repas fut simple.

De la viande de bœuf, des légumes de saison, des pommes de terre et du vin. Valjean hésita et servit un large verre de vin à Javert, comme on sert un homme. Cela fit sourire le policier qui hocha la tête et murmura, de sa vraie voix plus douce :

« Là, vous auriez pu vous abstenir. Je ne bois pas de vin.

- Vraiment ?

- Très rarement en tout cas.

- C'est du bon vin. Goûtez-le !

- Vous allez réussir à me saouler, monsieur le maire.

- Chiche ? »

Elle sourit. Un beau sourire qui fit briller ses yeux de glace. Et qui troubla M. Madeleine.

Cela ne dura qu'un instant. Javert réapparut et le froid revint dans le regard de l'inspecteur.

Le policier mangeait avec parcimonie, puis il abandonna l'assiette encore pleine, préférant tremper un peu de pain dans la sauce.

Valjean en fut chagriné.

« Vous n'aimez pas ?

- C'est trop pour moi, expliqua posément Javert. Je ne mange jamais autant.

- Vous ne mangez pas assez !

- Je mange ce qu'il me faut ! Je ne suis pas habitué à ces nourritures riches, c'est tout !

- Riches ?, fit Valjean ébahi. Javert ! Ce n'est qu'un peu de bœuf avec des légumes !

- Baste ! Monsieur le maire, je vous prierais de me pardonner mes propos. Cette nourriture est excellente et le vin est bon. Je n'y suis pas habitué, c'est tout. »

On apprécia les excuses, puis Javert abandonna le repas.

« Du dessert ? », demanda Madeleine.

Un petit sourire vite effacé et Javert secoua la tête, amusé.

« Du café si vous avez et ce sera parfait. »

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