Partie II - Scène I
Monsieur Madeleine ne pouvait pas s'en empêcher. Il souriait, infiniment soulagé.
Le préfet se mit à rédiger un courrier puis le donna au maire.
« Pour Javert, expliqua le préfet. Il aura besoin de ça pour le croire. J'ai été un peu sec avec lui tout à l'heure. Il ne croira jamais à un revirement de ma part. »
Le sourire disparut aussitôt.
Où était Javert ?
« Pour le salaire de l'inspecteur, nous allons vérifier cela dans les semaines à venir.
- Ce n'est pas une demande de l'inspecteur, commença M. Madeleine.
- C'est évident, le coupa M. Chabouillet. Un homme aussi fier ne se serait pas abaissé à demander une faveur. Même si sa survie en dépendait.
- Et cependant vous l'avez renvoyé ?!, s'écria M. Madeleine, choqué.
- Vous êtes étrange, M. Madeleine, opposa le préfet. Vous oubliez que ce qu'a fait l'inspecteur est grave. C'est de la diffamation ! Cela aurait pu vous coûter votre carrière, votre usine, votre liberté ! Vous prenez cela trop à la légère !
- Et cela ne l'a pas fait ! Alors cessons de dramatiser ! Je vous remercie de me rendre mon chef de la police et je vais prendre congé.
- Je vous accompagne, » asséna M. Chabouillet, d'une voix qui n'admettant nul refus.
On salua le préfet avec déférence, puis on prit un fiacre. La Préfecture s'en chargea en effet, aux ordres et aux frais du secrétaire du Premier Bureau.
Nul besoin de déranger des policiers pour rejoindre la diligence.
« Ainsi vous vous inquiétez pour Javert ?, demanda M. Chabouillet, enfin loin de la présence de son supérieur hiérarchique.
- Oui, répondit M. Madeleine, avec un terrible sentiment de culpabilité. S'il m'a dénoncé de façon aussi cavalière, c'est que nous avons eu une dispute au sujet d'une arrestation. J'ai été dur avec lui et il s'est montré inflexible.
- Je me disais bien que Javert avait eu une raison pour agir aussi stupidement. Accuser sans preuve ? Mais la colère a toujours été sa faiblesse. La colère et la témérité.
- Pour cela, il n'a pas changé. »
Valjean souriait mais M. Chabouillet ne lui rendit pas son sourire. Il avait l'air sombre.
« Vous ne connaissez l'inspecteur que depuis deux ans, c'est cela ?
- Depuis son arrivée à Montreuil. Déjà deux ans ?
- Je connais Javert depuis vingt ans. Depuis qu'il était garde-chiourme à Toulon. C'est sa témérité qui m'a fait le remarquer.
- Sa témérité ?
- Et son sens du devoir ! Vous connaissez le bagne de Toulon, M. Madeleine ? »
Un frisson, un sourire, un mensonge.
« Non, M. Chabouillet.
- Imaginez l'Enfer sur Terre, un Enfer sous le soleil ! Javert était le plus jeune des gardes et le plus sûr. Il gérait ses hommes d'une main de maître. J'avais été envoyé pour inspecter le bagne de Toulon.
- A quelle fin ?
- Améliorer le système, figurez-vous ! Un rapport de quatre-cent quatre-vingt-trois pages rédigé en vain. Et une inspection dont je me serais bien passé.
- Que s'est-il passé ?
- Une révolte sur un des chantiers. Un des gardiens avait été tué, un autre blessé... Et le troisième... Le troisième gardien se défendait courageusement. C'était Javert ! Il protégeait son collègue blessé, couché à terre, inconscient. »
Chabouillet se tut, perdu dans ses souvenirs. Valjean, lui, essayait de se souvenir. Mais en dix-neuf ans de bagne, il y avait eu tellement de révoltes. On tentait tous à un moment ou à un autre de s'enfuir... Et personne n'aimait Javert, le gitan. Sévère mais juste. Un peu cruel aussi. Impitoyable. Comme avec Fantine !
M. Chabouillet reprit, la voix lointaine :
« Ils étaient quatre forçats à entourer Javert. Javert faisait tournoyer sa matraque, sans rien dire. Je n'oublierai pas ça ! J'accompagnais les renforts, je voulais voir comment on mâtait une révolte. J'étais curieux. Je ne fus pas déçu. Les forçats nous ont vus et ont décidé de tenter le tout pour le tout. Ils se sont jetés sur Javert et Javert s'est porté au combat. D'un coup de matraque, il a réussi à en blesser un qui est tombé à terre, mais les autres l'ont fait chuter.
- Des blessures ?
- Ils l'ont bien arrangé mais Javert n'a pas perdu connaissance. Nous étions très proches du lieu du combat, il ne fallut que quelques minutes pour arrêter les mutins. Javert a refusé de rester à l'hôpital et a rejoint son poste le plus vite possible. Cela m'a plu ! Je voulais le voir à mes côtés. A Paris. Un tel homme dans mes services aurait été précieux.
- Et il est à Montreuil ?
- Je ne suis pas le préfet, M. Madeleine. Je n'ai que peu de pouvoir. La preuve ? Je n'ai rien pu faire pour empêcher son renvoi. »
Le fiacre arrivait sur la place d'où partaient les diligences de l'ouest. On chercha des yeux la silhouette si reconnaissable de l'inspecteur Javert. En vain.
M. Madeleine fut déçu.
« Javert est un homme de parole, monsieur Madeleine. S'il vous a dit qu'il réglerait son poste à Montreuil avant son départ, c'est ce qu'il va faire.
- Dieu du Ciel ! Je n'aurai jamais dû aller à Arras !, » s'écria Valjean, dépité.
M. Chabouillet plissa les yeux, un peu suspicieux, et examina attentivement le maire de Montreuil. L'homme dénoncé par Javert comme ancien forçat, avec sa carrure massive, ses larges épaules, sa légère claudication. Un étrange personnage.
« Sauf votre respect, monsieur Madeleine. Pourquoi êtes-vous allé à Arras ? »
Le danger était visible dans la douceur de la voix du secrétaire, dans la fixité de ses yeux, Valjean sentit une alarme retentir en lui.
« Je voulais suivre Javert et l'empêcher de faire une bêtise. Après ce qu'il m'avait laissé entendre, j'ai eu peur pour lui. »
Un demi mensonge.
Cela inquiéta assez M. Chabouillet pour que l'interrogatoire cesse aussitôt.
« Après la révolte, lorsque Javert put reprendre son poste, la première chose qu'il fit fut de demander son renvoi.
- Pourquoi ?
- Il s'est estimé responsable de la révolte des forçats placés sous sa surveillance. Bien entendu, c'était une absurdité et le directeur a refusé de lui obéir. Javert n'a pas changé. Sévère avec les autres mais plus encore avec lui-même. Tenez-moi informé de la suite des événements.
- Vous de même, je vous prie, monsieur Chabouillet. »
Une même pensée fit briller leurs yeux.
« Cela peut prendre des jours avant qu'on ne découvre son corps, voire des semaines. Si jamais Javert...
- Dites-le-moi si vous avez des nouvelles !, le coupa précipitamment Valjean.
- Très bien, monsieur Madeleine. »
M. Madeleine serra la main de M. Chabouillet et prit la diligence en direction de Montreuil-Sur-Mer. Un long voyage en perspective, mais il était encore tôt.
Il arriverait le lendemain au matin.
Où était Javert ?
M. Madeleine arriva à Montreuil, épuisé, affamé, dépenaillé. Il descendit de la voiture et tituba jusqu'au poste de police. Il fit peur à l'inspecteur Walle. Ce dernier se leva pour soutenir le maire.
« Monsieur le maire ?! Que se passe-t-il ? Où étiez-vous passé ?
- Paix Walle !, grogna le maire, trop fatigué pour s'exprimer correctement. Où est Javert ?
- Javert ? Mais il est parti.
- Parti ?! »
Le peu de couleurs quitta le visage de M. Madeleine et celui-ci s'effondra, inconscient. La dernière chose que Valjean entendit fut le cri d'appel de Walle.
Quelques heures avaient dû se passer avant qu'il ne se réveille. La chambre était plongée dans l'obscurité. Valjean sentait une horrible migraine le tenir. Il voulut se lever mais une main ferme le retint. Puis une voix exaspérée retentit :
« Calmez-vous monsieur le maire !
- Javert ! »
Un soulagement incommensurable saisit Valjean. Le maire tendit la main. Après un temps d'incertitude, Javert s'en empara.
« Dieu ! Tu es là !, murmura Valjean, attendri.
- Vous êtes impossible ! Dormez !
- Tu seras là ? À mon réveil ? »
Un rire amusé retentit dans le silence.
« Que vais-je bien pouvoir faire de vous, Jean Valjean ? »
Valjean replongea dans l'inconscience tandis qu'une main lui caressait le front, à la recherche de la fièvre.
Le prochain réveil fut plus conscient. Les rideaux étaient tirés et la lumière pénétrait dans la pièce. La froide lumière hivernale. Valjean constata aussitôt l'absence de l'inspecteur. A sa place il y avait Sœur Simplice, tout sourire.
« Monsieur Madeleine ! Quelle joie de vous voir réveillé ! »
M. Madeleine voulut se redresser mais une faiblesse le prit. Sœur Simplice se précipita à son secours, inquiété.
« Vous êtes faible, monsieur. Il vous faut manger ! Courir les routes à votre âge ! Ce n'est pas prudent !
- Javert ?
- L'inspecteur est retourné à son poste il y a une heure. Il ne pouvait pas rester plus longtemps. Il m'a dit de vous dire qu'il se chargeait de tout. »
Un magnifique sourire illumina les traits austères de la nonne.
« Et il m'a aussi ordonnée de vous surveiller pour vous empêcher de faire d'autres bêtises !
- Cher Javert..., ne put s'empêcher de murmurer M. Madeleine.
- C'est un homme bien, tout compte fait. Qui l'eût cru ? »
Oui, qui l'eût cru ?
Sœur Simplice apporta un repas consistant au maire qui le dévora. Depuis combien de temps n'avait-il pas mangé ? Sur la route, à la poursuite de Javert ? Il se souvint de Paris...mais depuis ?
Il n'avait pas dîné la veille de son arrivée, trop inquiet. Il avait patienté de son mieux en déambulant dans sa chambre avant de s'écrouler de fatigue. Déraisonnable !
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