Le voilier nous poursuivit durant près de trois jours. Il se rapprocha doucement mais sûrement malgré que le capitaine pousse notre navire au maximum. Nous filions entre deux bandes de terres arides et sauvages, des arbres incroyablement hauts qui semblaient toucher le ciel. La mer créait des vagues qui allaient se briser contre la coque dans un bruit insupportable.

Naseok et moi demeurions au sol, dans notre cabine, la plupart du temps. Il gardait un seau entre les jambes, ne cessant de vomir. Je restais avec lui, l'obligeant à boire et à manger pour lui éviter d'être encore plus malade. Je ne le quittais que de temps en temps pour aller prendre des nouvelles de la chasse qui nous était donnée.

Le voilier nous rattrapa finalement en pleine nuit. Ce furent les cris sur le pont qui me réveillèrent. Je m'étais endormie sur l'épaule de Naseok qui dormait toujours profondément. Je me redressai, veillant à ne pas le réveiller. Mieux valait qu'il dorme plutôt que de passer son temps à vomir. Il avait besoin de se reposer.

Je me glissai discrètement jusque sur le pont où tout le monde était sur le qui-vive, une arme à la main.

- Que se passe-t-il ? demandai-je à un marin.

- L'autre bateau nous a rattrapé et ce sont bien des pirates. Ils ont déjà fait savoir qu'ils ne nous lâcheraient pas tant qu'ils ne seraient pas montés à bord. Il va falloir les affronter. J'espère que votre copain Fae est prêt à se battre.

Je ne répondis pas et redescendis dans la cabine. Je secouai l'épaule de Naseok qui grogna en ouvrant les yeux.

- Quoi ? marmonna-t-il.

- Debout. Les pirates sont à nos trousses. Il va falloir se battre.

- Génial...

Il se hissa en position assise et se frotta le visage. Il avait l'air encore à moitié endormi et bien trop pâle. Il était visible qu'il n'était pas au mieux de sa forme.

- Ça va aller ?

- J'ai déjà vécu plus de trois cents ans, Sixitine. Des pirates n'auront pas ma peau.

Il se leva et nous remontâmes sur le pont où tout le monde était paré à se battre. Je n'étais pas pressée de recommencer à me battre. J'étais fatiguée et mon estomac continuait à me travailler. Combattre dans ses conditions serait complexe. Le pire était Naseok qui semblait lutter pour tenir sur ses jambes. Il paraissait même avoir des haut-le-cœur.

Le vaisseau pirate arriva à côté du nôtre et les deux coques se heurtèrent dans un vacarme inquiétant. Des cordes apparurent et, très vite, le pont du bateau fut envahi par les pirates. Je fronçai les sourcils en les considérant. Des bandeaux dans les cheveux, des vêtements sombres et serrés, le teint basané et usé par l'eau salée et le soleil. Leurs armes étaient lourdes et leurs coups brutaux. Je parvins à voler une épée pour rendre coup pour coup. Ce n'était pas la meilleure idée que j'aie eue. Chaque fois que mon arme rencontrait celle d'un pirate, la protection sur les brûlures de mes bras se fendillaient et la douleur commençait à devenir insoutenable. Je n'allais pas pouvoir tenir longtemps à ce rythme là.

Naseok déchaîna des torrents de flammes sur nos adversaires mais peu tombèrent. Ces pirates étaient Faes, compris-je lorsque l'un d'eux perdit son bandeau et dévoila une tignasse d'un bleu turquoise et profond. Leur affinité était clairement avec l'eau qu'ils maniaient à merveille pour contrer les attaques de Naseok. Tout le pont était noyé ce qui le rendait glissant et traître. Comme si lutter contre des Faes n'était déjà pas suffisamment difficile, il fallait, en plus, que le terrain ne s'y prête pas.

- Sixtine ! cria Naseok.

Je tournai la tête vers lui après mettre débarrassée de mon adversaire en le faisant tomber par-dessus bord. Je saisis sa main et le laissai prendre le contrôle de ma magie pour réussir à percer les défenses des Faes qui tentaient de le noyer. Il déchaîna des torrents de flammes vers eux, parvenant à peine à en roussir un qui se jeta à l'eau pour éteindre les flammes.

- Ça ne fonctionne pas ! lui hurlai-je.

Naseok tituba en arrière lorsqu'un pirate surgit juste devant nous. Je lançai mon épée droit vers lui et l'empalai dessus. Du pied, je repoussai le corps qui glissa dans les jambes d'un de ses comparses lorsque le bateau se souleva. Cette fois, Naseok ne put pas se retenir et se plia en deux pour vomir. Des rires résonnèrent et, furieuse, je me tournai vers les auteurs.

Jedrek surgit à mes côtés et se posa en bouclier entre moi et nos ennemis.

- Utilise ta magie, ordonna-t-il durement. Fais-le.

- Ça ne fonctionne pas ! objectai-je.

- La sienne ne fonctionne pas. Utilise la tienne.

Je l'observai lutter avec une rage et une violence qui ne lui ressemblaient pas. De même que cette façon de me parler.

- Fais... ce qu'il dit, haleta Naseok, de la salive coulant sur le menton, l'air totalement hagard.

Je hochai la tête et fermai les yeux pour me connecter au puits de magie qui bouillonnait en moi. Pour la première fois, la connexion fut immédiate. Le chant résonnait dans mon crâne, puissant et plein de rage et de désespoir.

Lorsque je rouvris les yeux, une vague immense vint avaler le bateau pirate. Elle était haute de plusieurs dizaines de mètres et elle se fracassa sur le vaisseau, le réduisant en mille morceaux. Le combat cessa tant le choc était puissant. J'avais fait ça. Je venais de soulever la mer pour qu'elle se retourne contre nos ennemis. Si des milliers de morceaux de bois ne flottaient pas partout autour de nous, j'aurais pu croire que j'avais tout imaginé.

Les pirates furent les premiers à reprendre leurs esprits, encore plus furieux qu'ils ne l'étaient à l'origine. Nous étions tous trop faibles pour lutter. Les marins tombèrent les uns après les autres. Naseok fut assommé et je me retrouvai seule face à trois assaillants lorsque Jedrek dut aller protéger Ryker qui était acculé. Je puisai dans ma magie pour les faire reculer. Toutefois, l'un d'eux fut plus réactif et me heurta de plein fouet avec une boule d'eau. Tout l'air fut chassé de mes poumons et je tombai à genoux. Il devait m'avoir brisé toutes les côtes.

Un coup du pommeau de son épée sur ma tempe et je sombrai.

Je repris connaissance dans la cale du bateau avec un mal de crâne terrible. Du sang avait séché dans mes cheveux, les rendant collants. Je me redressai sur mes bras, tentant de comprendre ce qu'il se passait autour de moi. Tous les survivants semblaient avoir été enfermés dans la même pièce. Je trouvai Ryker et Jedrek parmi les marins assommés. Mais je ne trouvai pas Naseok. Il n'était nulle part en vue.

- Où est Naseok ? demandai-je.

La femme à côté de moi me fit signe de me taire avec un regard noir. Je fronçai les sourcils, perdue. Pourquoi se montrait-elle aussi agressive ?

- Votre ami le Fae a été gardé par les pirates, me répondit un jeune garçon.

Ça ne pouvait rien annoncer de bon. Ils allaient le tuer. S'amuser avec lui et puis, le torturer. Il fallait que je sorte de là pour l'aider. Je me hissai sur mes jambes, cherchant mon équilibre. Le coup avait été violent. Je ne me souvenais pas de la dernière fois que j'en avais reçu un pareil.

Je gagnai la porte et faillis frapper la vieille femme lorsqu'elle attrapa ma cheville.

- Je ne vous le conseillerai pas. Un jeunot a déjà essayé.

- Et ?

Elle pointa un cadavre dans le coin de la pièce. Je déglutis. Ces pirates ne rigolaient pas. Je me dégageai de sa prise.

- Je suis prête à prendre le risque.

Elle me regarda longuement et je l'ignorai en me glissant hors de la pièce. Des rires gras résonnèrent sur l'étage du dessus. Je me faufilai entre les caisses, évitai les filets et les poutres. Je montai l'échelle lentement, écoutant longuement avant d'oser sortir la tête et regarder autour de moi. Les voix se faisaient entendre depuis la cabine du capitaine, celle que Ryker avait utilisée. Je me hissai et filai vers un puits d'ombre où je pus me dissimuler.

Une rage froide m'envahit lorsque je compris ce qu'ils infligeaient à Naseok. Leurs rires ne firent qu'empirer la situation. Je cessai d'écouter et sortis de ma cachette, les poings serrés contre les hanches, ma magie crépitant sur ma peau me donnant de la force. Je donnai un coup dans la porte. Elle vola dans le mur avec un bruit qui fit vibrer tout le bateau.

Trois pirates se tenaient dans l'étroite cabine étouffante de chaleur. Naseok était attaché au lit, les lambeaux de ses vêtements éparpillés autour de lui. L'un des trois Faes était à genoux sur le matelas, juste derrière lui. Les deux autres les encadraient, des sourires goguenards, vils et salaces sur les lèvres.

Celui sur le lit fut le premier à y passer. Il commença à tousser, crachant toujours plus d'eau sur les draps et le dos de Naseok. Ses mains jaillirent vers sa gorge alors qu'il se noyait. Ses deux amis foncèrent sur moi mais, d'un mouvement la main, je les plaquai contre le mur de la cabine. Je ne lâchai pas ma cible du regard pendant qu'il luttait pour respirer, son visage devenant rouge d'effort, ses iris s'élargissant devant la peur. Il savait qu'il allait mourir.

Et puis, il tomba au pied du lit, flasque et sans vie. Je libérai l'un des deux autres Faes et le forçai à venir s'agenouiller devant moi.

- N-N-Non, bégaya-t-il. Je vous en prie, m-m-m-ma reine.

Je me figeai. Pendant une seconde, je perdis le fil de mon pouvoir et ma prise sur les deux Faes s'évanouit. À mes pieds, le Fae avait un visage à la fois implorant et émerveillé. Je fis un pas en arrière. À l'autre bout de la pièce, son comparse tomba à genoux aussi.

- Ayez pitié, ma reine, me supplia-t-il.

J'ignorais comment ils savaient qui j'étais mais je ne cherchai pas à leur poser la question.

- Pourquoi devrais-je ? répliquai-je.

- Nous avons eu tort, ma reine, dirent-ils en chœur. Nous ne savions pas !

- Est-ce une raison ?

- N-N-N-Non...

De lourdes bottes firent vibrer le plancher et cinq pirates s'entassèrent dans l'entrée, leur chef à leur tête.

- Espèce de... ! commença-t-il.

- NON ! hurla celui qui était agenouillé près du mur. N'insulte pas la reine !

- La reine ? Cette gamine ? railla-t-il. Et puis quoi, encore ?

Derrière lui, ses sbires se mirent à rire. Le Fae à mes pieds secoua la tête.

- Ayez pitié, ma reine... Il ne sait pas ce qu'il dit...

Je l'ignorai et allai saisir le chef des pirates à la gorge. Je plongeai mon regard dans le sien.

- Vas-y, ma jolie, essaie, ricana-t-il.

Un sourire mauvais vint jouer sur mes lèvres. Il avait plusieurs siècles à son compteur mais je n'en avais rien à faire. Ma magie monta dans mes doigts et je la concentrai sur une idée précise. Très vite, je le vis pâlir et se tordre.

- Qu'est-ce que tu fais ?!

Les mots sortirent à peine de sa bouche, rauques. Je le lâchai et le regardai plaquer ses mains sur sa poitrine. Il s'effondra, cherchant désespérément de l'air. Je forçai ma magie à le quitter juste avant qu'il ne tourne de l'œil. Il roula sur le ventre, plié en deux, prenant de longues inspirations, toussant, haletant.

- C'est impossible, souffla l'un des pirates dans l'entrée.

- Tu veux essayer aussi ? fut ma seule réponse.

- Non !

Le chef s'assit sur ses talons et me regarda, les mâchoires serrées.

- Tu es une Demi-Sang, m'apostropha-t-il. Comment fais-tu ?

- C'est la reine ! jappa le Fae le plus proche de lui.

- L'enfant perdu, réalisa un autre.

- Tes sous-fifres sont plus intelligents que toi, me moquai-je. Maintenant, je vous laisse le choix. Soit vous entrez à mon service, soit vous mourrez.

- Comme si j'allais servir une gamine dans ton genre ! cracha le chef. T'es pas ma reine.

Je tournai mon regard vers les autres qui, eux, s'agenouillèrent malgré les imprécations dont les abreuva leur chef.

- Bande d'abru...

Il ne put finir son insulte qu'il se mettait à cracher de l'écume sur le sol. Elle lui coula le long du menton. Je le regardai se noyer sans y prendre le moindre plaisir. C'était un mal nécessaire. Je ne pouvais pas prendre le risque de le garder sur le bateau. Si les autres étaient prêts à me prêter allégeance, il n'en serait pas de même pour le reste des pirates.

- Sortez d'ici, ordonnai-je.

Ils se pressèrent de disparaître sans un mot. Je fermai la porte derrière eux. Après une inspiration, je rejoignis Naseok sur le lit. Je dénouai les liens qui le maintenaient en place sur le lit. Il tira aussitôt le drap sur lui pour se couvrir. Il garda le visage dissimulé dans les oreillers. Je n'osai pas poser une main sur son épaule. Je n'osai pas lui demander si ça allait. Il était évident que ni l'un ni l'autre n'aiderait.

- Naseok... soufflai-je.

Il émit un son étrange, un couinement grave. Son corps se mit à trembler sous le drap malgré la tension évidente dans chacun de ses muscles. Avec un temps de retard, je réalisai qu'il pleurait. Le grand et puissant Fae Unseelie, mon soutien, mon ami, pleurait.

Je m'allongeai à côté de lui et passai mon bras autour de sa taille, le serrant comme je pus contre moi.

- C'est fini, Naseok. C'est fini.

Cela ne fit que rendre ses sanglots encore plus violents et incontrôlables. Il bougea pour enfoncer son visage dans mon cou et me serrer de toutes ses forces. Je le laissai faire, caressant son dos strié de cicatrices.

Il se calma rapidement. Il renifla, retrouva un calme relatif. Il s'assit dans le lit, gardant le drap sur lui. Ses yeux étaient rougis et il demeurait totalement défait. Je me levai pour lui donner des vêtements qu'il enfila pendant que je lui tournai le dos. Je l'entendis siffler de douleur. La rage que j'avais ressentie ne fit que revenir de plus belle.

- Ils seront punis, lui jurai-je.

- Les deux autres... Ils ne m'ont pas touché.

- Ce n'est pas une raison. Ils étaient là. Ils n'ont rien fait sinon rire. Ils le paieront.

- Se retrouver sous tes ordres n'est pas une punition suffisante ?

Je me tournai vers lui et le fusillai du regard. Il tentait de blaguer mais son visage demeurait ce masque vide et épuisé sur lequel aucun sourire ne parvenait à apparaître. L'air hanté dans ses yeux me heurta de plein fouet. Ce qui venait de se passer le hanterait à jamais.

- Non. Même la mort n'est pas une punition suffisante.

Il s'approcha de moi et me prit par les épaules.

- Merci, Sixtine. Merci de... d'avoir été là.

- Je suis désolée d'être arrivée trop tard.

Il secoua la tête.

- S'ils m'avaient tué, tu serais arrivée trop tard. Tu as fait du mieux que tu as pu et je t'en serais éternellement reconnaissant.

Je passai mes bras autour de lui, sentant une envie de pleurer me brûler les yeux. Sauf que je n'en avais pas le droit. Je n'avais pas le droit de pleurer alors qu'il était celui qui venait d'être agressé. Je n'avais pas à me plaindre. Certes, ma vie n'était pas facile mais celle de Naseok venait de devenir mille fois plus difficile. Ce que ces hommes lui avaient fait... Ça ne s'effacerait jamais. Il avait détruit une partie de lui que rien ni personne ne pourrait réparer.

Et le savoir me rendait si furieuse et si triste et si frustrée ! Je me sentais impuissante face à ce qui venait de se passer, face à ce qu'il devrait affronter. Savoir que tout ce que je pourrais faire pour lui était de rester à ses côtés était un supplice. Je voulais pouvoir faire plus mais c'était impossible.

Il embrassa mes cheveux avant de me forcer à le regarder.

- Je suis toujours vivant et c'est grâce à toi, Sixtine. Ou devrais-je dire « ma reine » ?

Je le poussai légèrement, déclenchant un faible sourire qui se fana trop vite.

- Ne me rappelle pas que j'ai des pirates à gérer ! Des fichus pirates ! Comment je gère des pirates, moi ?

- Je ne peux pas t'aider à part pour être ton garde du corps.

- Non. Toi, tu vas retourner dans notre cabine et dormir un peu. S'il le faut, je t'assomme. C'est compris ?

- Oui, ma reine, ironisa-t-il.

- Bien. Je vais aller m'occuper des pirates et après, je m'occuperais des crétins dans la cale.

Je me passai une main dans les cheveux et grimaçai lorsque j'atteignis la partie où le sang avait séché et collé tous mes cheveux ensemble en un gros bloc rêche et douloureux.

- Ça va aller, toi ?

Il hocha la tête et je me demandai s'il ne disait pas ça pour me rassurer. Je détestai l'idée de le laisser seul après un tel événement. Je voulais rester avec lui et m'assurer qu'il sentait aussi bien qu'il lui était possible.

- Va t'occuper de tes pirates. Je vais aller dormir.

J'opinai de la tête et l'observait gagner notre cabine. Je vis rien qu'à sa façon de marcher qu'il allait mal. N'importe qui d'autre n'aurait rien remarqué mais je le vis. Et ça me brisa le cœur.

J'inspirai et me pinçai le nez. J'avais des pirates à gérer.

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NdlA : Je déteste ce chapitre ! Oh, purée, que je déteste ce chapitre !