Chapitre 48

Il me fallut en tout un mois pour réussir à rappeler à Nahl que j'avais une idée pour faire avorter la guerre avec les humains. Nous n'avions pas tellement eu de contacts depuis le jour où il m'avait demandé de lui laisser du temps. J'admettais l'avoir évité. Au départ, parce que j'étais mal à l'aise. Ensuite, parce que je n'avais pas la moindre idée de comment renouer avec lui.

Mais, finalement, j'avais réussi à lui faire savoir qu'il fallait y repenser et que nous avions déjà perdu assez de temps. Nous nous retrouvâmes autour de l'épaisse table dans sa salle du conseil. Les Unseelies étaient aussi sombres que dans mon souvenir. Ils avaient tous l'air épuisé. Je n'avais pas hâte de laisser le flambeau à mon frère à l'arrivée du printemps.

Il n'avait pas été ravi de se retrouver à nouveau sur ce sujet. Le regard qu'il m'avait lancé avait été un de pur reproche. J'avais fait de mon mieux pour l'ignorer. Après tout, à quoi s'attendait-il ? Il m'avait demandé du temps et je lui en avais donné. Que voulait-il que je fasse de plus ? Il allait bien falloir adresser le sujet de la guerre qui se profilait. Tant pis s'il m'en voulait.

Harsa, en délégué Seelie chez les Unseelies, déclara le pourquoi de cette réunion impromptue. J'appréciais son ton calme et posé, très factuel. Quel que soit son avis, il ne le laissait pas transparaître. Contrairement à mon frère.

- Enfin ! s'exclama un Unseelie. J'attendais ce moment depuis des semaines ! Il était temps que quelqu'un réagisse !

D'autres Unseelies marmonnèrent leur approbation. Je haussai un sourcil en direction de Nahl, incapable de m'en empêcher. Son regard ne fit que s'assombrir. Je sentais venir l'ouragan.

Harsa ignora les réactions et exposa mon plan. Les Unseelies me regardèrent pour la première fois. J'avais pris l'habitude qu'ils agissent comme si je n'existais pas ou avec dédain si j'avais de la chance.

Cependant, cette fois, ils me regardèrent vraiment. La stratégie avec laquelle j'étais venue ne les laissait pas indifférents. Par conséquent, elle ne devait pas être si mauvaise que ça. Après tout, j'avais eu le temps de la travailler, de la tester mentalement sous tous les angles possibles. Je doutais qu'il y ait un quelconque point à revoir.

- Bien qu'il m'en coûte de l'admettre, commença un second Unseelie, ce plan a l'air plutôt bon. Pour une fois, on a un Seelie qui sait de quoi il parle.

Mes conseillers émirent un grognement agacé ; je me contentai de rouler des yeux. Étaient-ils ignorants au point d'ignorer d'où je venais ? D'accord, les affaires humaines n'intervenaient pas forcément chez les Faes mais de là à ignorer qui avait tué le roi du Grand Royaume, il y avait un gouffre. C'était le genre de choses qu'il fallait savoir pour avoir l'avantage contre ses ennemis.

- Nous aurons tous besoin d'y réfléchir avant de nous lancer dans ce plan tête baissée, objecta Nahl avec une froideur qui me surprit.

- À vrai dire, je pense que tout a été dit, s'opposa doucement Éméraldine. Nous postons l'armée aux endroits les plus pratiques autour du mur menant dans le Grand Royaume et nous tirons dès que le mur est quelque peu baissé. Sa Majesté votre sœur a pensé aux risques. Si l'on s'organise correctement, tout pourrait fonctionner.

- Ça serait un procédé épuisant et long que d'attaquer en traître comme ça plutôt que de leur faire face directement.

- Mais nous perdrions moins d'hommes, répliquai-je. Sans compter que les humains ont des ressources plus limitées que nous. Une attaque de ce genre les affaiblira assez pour qu'ils songent à deux fois avant de déclarer ouvertement la guerre.

- C'est une bonne alliance de nos forces, approuva Vixsin. Votre force brute et notre ingéniosité. Ils ne s'attendront pas à ce que le mur soudain se baisse de quelques mètres. Ils ne seront pas prêts. Ils mettront du temps à réagir et notre offensive sera forcément couronnée de succès.

- Nous ne sommes pas prêts à lancer un tel assaut, persista Nahl. Il y a à peine un mois que nous sommes allés contre BarrenLand ! Un large nombre de soldats est encore à l'infirmerie !

Je me pinçai le nez. Allait-il réellement la jouer ainsi ? À chipoter sur les menus détails ? Nous savions tous qu'il y avait encore beaucoup de blessés en convalescence. Naseok était toujours à l'infirmerie, obligé de garder le lit pour laisser le temps à ses blessures internes de cicatriser totalement. Il n'était pas ravi, bien au contraire. Malgré tout, il obtempérait avec autant de grâce qu'il en était capable.

Au demeurant, la petite dizaine de soldats encore en convalescence n'était pas une excuse digne de ce nom pour aller contre le plan. Tout le monde autour de la table s'en rendait compte. Je levai une main.

- Suis-moi, ordonnai-je à mon frère.

De mauvaise grâce, il me suivit hors de la pièce. Les servants ne tardèrent pas à se disperser et à disparaître. Je croisai les bras.

- Je peux savoir ce que tu fais ? l'apostrophai-je. Tu te ridiculises devant ton propre conseil et devant le mien ! Je sais que tu ne veux pas affronter le fait que nous sommes en guerre mais il va falloir t'y faire ! J'ai patienté un mois parce que tu me l'as demandé, Nahl. Un mois. Nous aurions pu avoir géré toute cette affaire il y a de ça un mois. C'est très long dans une guerre. Je pensais que tu t'en rendais compte.

- Je t'avais demandé d'attendre ! Mais non, il a fallu que tu fasses ta grande reine, celle qui sait tout et peut tout faire ! Régner avec toi, ça va être un véritable calvaire si tu continues comme ça ! Tu cherches toujours le conflit, Sixtine ! Toutes les excuses sont bonnes avec toi ! Tu ne penses qu'à te battre, encore et toujours ! Tu vas tous nous faire tuer !

- Bien sûr que non. Tout le monde est d'accord pour dire que le plan est très peu risqué. En tout cas, il devrait y avoir moins de morts que la dernière fois.

- Je ne parle pas de ça ! Je parle des années à venir. Nous avons plusieurs centaines d'années à régner, Sixtine. Si dès la première tu te bats avec tout le monde, la Faerie ne survivra pas ! Ne peux-tu pas arrêter de tout vouloir combattre ?! Ne peux-tu pas penser à ton peuple avant de penser à toi-même ?!

Ses mots me heurtèrent. Pourquoi ne comprenait-il pas que c'était ce que je faisais ?

- Ouvre les yeux, Nahl. C'est exactement ce que je fais ! Plus tôt nous serons débarrassés de toute menace, plus tôt la Faerie pourra se reconstruire sans craindre une attaque soudaine du Grand Royaume. Nous serons en paix et ils pourront tous retrouver la quiétude d'une vie sans risque de guerre.

- Nous sommes en paix, Sixtine ! Les murs sont là pour ça ! Pour nous donner le temps de refonder les bases de notre peuple !

- Parce que tu crois réellement que ces murs ne leur rappellent pas chaque jour de la menace qui règne dehors ? Te rends-tu compte que des centaines de Faes marins sont forcés de vivre sur terre à cause des murs et que cela entame le commerce entre les villes côtières et celle à l'intérieur des terres ? Comment te sentirais-tu si on t'empêchait de voler pendant des années ? Imagine le manque et la souffrance que ça serait et applique-la sur tous ces Faes qui n'attendent qu'une chose : que l'on détruise les murs pour pouvoir reprendre la mer !

Je ne lui donnai pas le temps de formuler la moindre réponse. J'étais trop furieuse pour ça. Il tenait à me faire passer pour la méchante alors qu'il était celui allait dans la mauvaise direction.

- Alors maintenant, tu vas te réveiller et réagir comme un roi ! Tu m'entends ? Je ne vais te laisser tout faire foirer parce que, d'un coup d'un seul, tu t'es découvert un besoin de sérénité et une peur du conflit ! On va faire cette attaque et se débarrasser de la menace que représente Ryker et sa mère. Je me suis bien faite comprendre, Nahl ?

Il serra les mâchoires mais ne répondit pas.

- Maintenant, on va retourner dans cette salle et on va discuter comme nous sommes censés le faire quand nous avons un ennemi prêt à nous détruire dès qu'il en aura l'occasion.

Je n'attendis pas et rentrai dans la salle du conseil. Qu'il me suive ou non, une décision serait prise. De ce que j'avais entendu, elle serait en ma faveur. Peu importait ses réticences, nous allions affronter les Madsen au plus tôt, je le savais.

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Il ne fallut que dix jours aux capitaines pour se mettre d'accord sur la façon de procéder. Je n'eus qu'à approuver la stratégie qu'ils me soumirent et à patienter pour l'accord de Nahl. Qu'il le veuille ou non, il allait devoir accepter d'être proactif envers les humains.

J'avais longuement discuté avec Naseok dans l'espoir qu'il puisse m'expliquer pourquoi Nahl, soudainement, réagissait ainsi. Il était le Chasseur de la Cour Noire ! Il n'était pas censé reculer face à ce qui devait être fait. Mais même mon meilleur ami ne savait pas ce qu'il se passait dans la tête de Nahl. Selon lui, ça allait plus loin que la difficulté de faire son deuil.

À vrai dire, à son avis, c'était une question d'ego. D'après ce qu'il m'avait dit, il pensait qu'il était uniquement question d'une rivalité entre nous dont je n'avais pas pris conscience plus tôt. Nahl ne l'avait jamais ouvertement exprimé devant lui mais Naseok n'était pas un idiot. Il avait rapidement compris que mon frère se sentait inférieur, mal à l'aise, parce que j'avais les connaissances de Weethe alors qu'il n'avait rien récupéré de son père. Sans compter que, à ses yeux, j'étais bien trop à l'aise dans mon nouveau rôle pour que Nahl se sente capable.

Globalement, il se montait la tête tout seul sur son incapacité à être un roi correct pour les Unseelies et, à travers ses insécurités, il nous mettait tous en danger. Ce n'était pas qu'il ne voyait pas que nous avions besoin de prendre les Madsen par surprise. Au contraire, il en était parfaitement conscient. Le seul problème était que l'initiative et la stratégie venaient de moi. Son seul problème était que j'étais celle qui avait tout proposé. Juste pour ça, pour protéger son ego blessé, il s'était entêté à aller contre moi. C'était absolument ridicule et enfantin. Je ne pouvais m'empêcher d'être déçue de lui.

Au demeurant, j'ignorais quoi faire. Les choses étaient déjà en marche. Devais-je lui en parler ? Tenter de le rassurer ? Je sentais que ça serait mal perçu et que je ne ferais qu'empirer les choses. Je voulais faire quelque chose mais je n'avais pas la moindre idée. Tout ce que je parvenais à envisager tournait mal sur le long terme.

Je laissais à mon frère tout l'espace que je pus lui offrir durant les préparatifs. Malheureusement, ceux-ci furent rapidement terminés. Plus vite que je ne l'avais vu venir, des escadrons entiers partaient pour la frontière qui nous partagions avec le Grand Royaume. Ils partaient par petits groupes discrètement, de nuit, pour ne pas éveiller l'attention. Pour que tout se passe bien, personne ne devait savoir ce que nous faisions. Or, je savais d'expérience que les espions et les traîtres pullulaient dans toutes les cours royales.

Il fallait espérer que, comme chez les humains, ils préfèrent se cacher parmi les nobles plutôt que dans l'armée. Le risque majeur venait des conseillers. Je regrettais de ne pas avoir pu les tester avant de leur exposer à mon idée. Si un seul d'entre eux vendait la mèche, nous étions fichus. L'armée de Ryker serait prête et dès que nous baisserions les murs, elle tirerait. Les dégâts seraient bien plus importants que ceux initialement prévus.

Malheureusement, c'était un risque à courir. C'était le problème de la guerre. Plus souvent qu'il n'était confortable, il fallait faire des choix en sachant que c'était quitte ou double. Nos considérations personnelles ne devaient avoir aucun poids dans notre prise de décision. C'était une chose que Nahl allait devoir apprendre. Qu'il soit furieux contre moi, qu'il se sente inférieur ou peu importe quelle crise il traversait, il devait penser à son peuple en premier. J'espérais que son conseil lui avait donné une leçon digne de ce nom pour que je n'ai pas à le faire.

Je dus faire à nouveau face à Nahl la veille de notre départ. Je cillai en le voyant. Il avait changé en trois semaines. La fin de l'hiver approchait et ça se voyait. Son visage avait repris des couleurs et il paraissait avoir enfin trouvé quelques heures de sommeil réparateur. Il avait l'air plus en santé que la dernière fois. Pour l'instant, je ne sentais pas les effets de l'approche du changement de saisons et j'en étais plus qu'heureuse.

- Je suis certain que tu es prête à y aller, m'apostropha mon cadet. Je ne vois pas en quoi cette réunion est nécessaire.

- Ton attitude me prouve qu'elle l'est, au contraire. Nahl, franchement ! Il serait temps que tu réagisses ! Ça fait un mois et tu es toujours en colère parce que j'ai proposé ce plan aux conseils ! J'ai espéré que tu sois assez mature pour comprendre qu'il ne s'agit pas de toi ou de moi mais de la Faerie. Visiblement, je me suis fourvoyée. Tu agis toujours comme un enfant.

Il me fusilla du regard, les mâchoires crispées. Je me contentai de soupirer. Je ne pouvais rien faire s'il s'entêtait ainsi. Toute cette histoire était tellement stupide que ça ne m'aidait pas à gérer le conflit.

- Tu ne comprends rien ! finit-il par cracher. Tu ne comprends jamais rien !

- Je comprends surtout que tu te mets martel en tête pour rien ! Nahl, ce n'est pas une compétition ! Nous devons travailler ensemble pour réussir à vaincre les Madsen. Côte à côte, sur un pied d'égalité.

- Alors pourquoi tu prends toujours le dessus ?! Si nous sommes sur un « pied d'égalité », pourquoi tu es toujours celle mise en avant ? Pourquoi tu fais toujours quelque chose qui fait que tous les yeux sont rivés sur toi pour savoir ce que tu vas faire la prochaine fois ?

- Parce que je n'ai pas la maîtrise de ma magie que toi tu as ! J'ai été élevée comme une humaine, Nahl ! Avoir les connaissances de Weethe ne signifie pas que je contrôle mieux mes pouvoirs ! Ça m'aide juste à comprendre comment fonctionne la Faerie. Alors arrête de te poser en victime et réagis ! Tu es un roi ! Agis comme tel !

Je laissai entrer nos conseillers sans qu'il puisse répondre. Je n'avais pas envie d'entendre ce qu'il allait dire.

Rester à souhaiter qu'il ouvre les yeux sur son comportement avant que nous arrivions à la frontière...

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NdlA : On approche de la fin, les amis ! Vous la sentez arriver ? Sinon, qu'est-ce que vous pensez de ce chapitre ! Dites-moi tout !

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