Chapitre 45

Le compte de nos morts fut relativement faible. Toutefois, trois morts comptèrent plus que les autres. Enfin, trois pour moi et une pour Nahl. Peut-être deux.

La potion de l'Ancienne avait fait des miracles sur Naseok. Elle avait arrêté le saignement et, bien qu'elle n'ait pas refermé la plaie béante dans son ventre, cela avait déjà été un pas immense vers sa survie selon le soigneur.

L'absence d'hémorragie avait permis son déplacement jusqu'au soigneur le plus proche. Ce dernier l'avait remis en état du mieux qu'il pouvait. Ça avait permis à Naseok de voyager jusqu'à la Cour pour que notre soigneur puisse veiller sur lui et le forcer à se reposer.

Mes conseillers me trouvèrent au chevet de Naseok dès le lever du soleil. Nahl dormait profondément dans le lit derrière moi. Ils me tirèrent de mon sommeil en tentant de se disputer discrètement autour de la question « fallait-il me réveiller ou non ? »

- Je suis réveillée, grognai-je. Vous êtes aussi discrets qu'une éruption volcanique.

Ils eurent la décence de s'excuser et de paraître embarrassés. À part pour Tmasen, évidemment. Son manque d'expression était habituel.

- Qu'est-ce que vous voulez ?

- Nous avons des nouvelles, osa Éméraldine. Il y a certaines choses qu'il vous est impératif de savoir.

Je lui fis signe de poursuivre avant de me redresser et de me frotter les yeux. Mon dos protesta contre le mouvement.

Éméraldine jeta un regard désemparé aux autres conseils. Ce fut Vixsin qui eut le courage de me cracher le morceau.

- L'humain... Gallagher... Il est mort.

- Pardon ?

- Il a été tué durant la bataille. Il était tout à l'arrière mais il a été atteint par l'un des rebelles qui ont réussi à percer toutes les lignes de front.

- Il n'y avait personne avec lui ?

Ça ne m'étonnait pas que Gallagher ait été présent. Le contraire m'aurait choquée, à vrai dire. Mais il était censé être protégé ! J'avais expressément ordonné au capitaine de le mettre avec des soldats capables de le garder en vie jusqu'à la fin de l'affrontement !

- Les soldats qui étaient avec lui sont presque tous morts. Les deux qui restent sont dans un sale état. Ils n'ont rien pu faire.

Je me frottai les tempes. C'était impossible. Ça ne pouvait pas arriver. J'avais tout fait pour protéger Gallagher tout en épargnant sa fierté et malgré tout, il était mort.

- Je veux le voir, dis-je.

Il fallait que je le voie. Je refusais de croire que, après tout ce que j'avais fait pour le protéger, que malgré les six soldats avec lui, il était mort. Tant que je ne l'aurais pas vu, je n'y croirais pas.

- Il n'y a pas que lui, intervint doucement Harsa.

Je redressai la tête.

- Qui ?

- Vos parents. Weethe et Miléna.

- Comment est-ce arrivé ?

- Nous supposons que le Traître n'a pas su maintenir le lien avec votre père durant la bataille ou bien il n'avait plus assez de forces... Ce qui le maintenait en vie a cessé et il est mort.

- Et Miléna ?

- Même en étant humaine, les règles Faes s'appliquent sur elle puisqu'elle est votre mère. Lorsque votre père est mort, elle ne pouvait plus rester.

Je hochai bêtement de la tête. Je tentai de souffrir au moins un peu de l'annonce de Harsa mais je ne ressentais qu'un poids écrasant sur mes épaules. Mes pensées étaient partagées entre Gallagher et Nahl. Aurais-je le temps de pleurer mon plus vieil ami alors que mon frère allait s'effondrer en petits morceaux face à la mort de sa mère et qu'il n'y aurait que moi pour le réconforter ?

- Nahl n'est pas en état de construire le bûcher pour les brûler, soupirai-je. Même le soigneur le confirmera. Comment fait-on dans ce cas ?

- Ses vautours ont déjà désignés pour le remplacer, répondit Drenna. Cependant, nous allons devoir nous occuper des soldats et de votre ami. Pour les soldats, nous savons quoi faire mais pour votre ami... Peut-être désirez-vous faire quelque chose de spécial ?

- Les humains enterrent leurs morts.

- Nous allons faire creuser un trou pour l'y enterrer.

- Dans la forêt. Il y a un endroit qui sera parfait. Dans la partie ouest, près d'une petite clairière où pullulent les narcisses. Il y a un immense peuplier...

- Je pense savoir où c'est, dit doucement Tmasen. Je veillerai à ce que sa tombe soit creusée à son pied.

- Merci.

- Vous devriez aller vous reposer dans vos quartiers, reprit Éméraldine. Vous avez besoin de reprendre des forces.

- Je dois veiller sur eux. Ils sont encore en vie. Les morts peuvent attendre.

- Prenez au moins l'un des lits. Ça sera plus confortable.

Je vis à son visage qu'elle ne me laisserait pas tranquille tant que je n'aurais pas obtempéré. Je me hissai sur mes jambes et me traînai jusqu'au lit le plus proche. Éméraldine m'offrit un sourire avant d'incliner la tête et de quitter l'infirmerie avec ses collègues.

Dès que la porte claqua derrière elle, les larmes débordèrent. Je luttai contre les sanglots qui menaçaient de jaillir. Je ne voulais pas réveiller mon frère ou Naseok. Je plaquai une main sur ma bouche et me laissai aller à mon chagrin.

Je ne m'étais pas préparée à ça. À la mort de celui qui longtemps avait été comme un frère. S'il y avait une chose que je n'avais pas prévue, c'était bien celle-là. Pas un seul instant je n'avais songé à une telle possibilité.

Et elle me frappait plus fort que tout ce que j'avais pu connaître.

Je pouvais compter sur les doigts d'une main les personnes pour qui je pourrais pleurer. Gallagher avait toujours le premier à me venir. Puis venaient Nahl et Naseok. Il fut un temps où Ryker avait été dans la liste. Désormais, il ne restait plus que les deux hommes allongés sur les lits à ma droite. J'avais perdu le dernier lien qui me restait avec la partie de moi qui était humaine.

Je sursautai lorsque des bras s'enroulèrent autour de moi.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

La voix de Nahl était rauque de sommeil, son souffle brûlant contre mon oreille. Je me tournai pour enfouir mon visage dans l'espace entre son cou et son épaule. Il resserra son étreinte.

- Il est mort, hoquetai-je. Gallagher...

- Oh, Sixtine ! Je suis désolé !

J'inspirai profondément. Je devais lui dire.

- Weethe et Miléna... Eux aussi...

Il me prit par les épaules et fouilla mon visage du regard.

- Quoi ?

- Weethe et Miléna... Ils sont morts...

Les larmes affluèrent dans ses yeux et il me tomba dans les bras. Nous nous serrâmes l'un contre l'autre, pleurant deux personnes différentes avec la même violence.

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Les funérailles eurent toutes lieu en même temps. Ou presque. Les soldats furent brûlés d'un côté et deux autres bûchers accueillaient Weethe et Miléna. Je devrais attendre quelques heures avant de pouvoir enterrer Gallagher sous le peuplier.

Je subis les condoléances et le décorum jusqu'à ce que Vixsin me fasse signe qu'il était l'heure. Je fus surprise de voir Nahl trottiner derrière moi, tenant son bras en écharpe avec sa main valide.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

- C'est à mon tour d'être là pour toi, répondit-il avec un faible sourire.

Il me tendit la main et j'entrelaçai mes doigts aux siens. Je me sentis plus forte face à ce qui se présentait. Je savais que Nahl ne pleurerait pas Gallagher mais, au moins, il serait là. Je ne serais pas seule pour faire face à la mort de mon vieil ami.

Le trou qui avait été creusé était profond et sombre. Le corps de Gallagher avait été enroulé dans un linceul de lin blanc noué par d'épaisses cordes. Ma poitrine se contracta violemment et je retins un sanglot. Je ne pouvais pas pleurer face aux soldats qui étaient là pour descendre le corps dans sa tombe.

Je leur donnai le signal et ils saisirent les cordes pour tracter ce qu'il restait de Gallagher vers le trou. Doucement, ils le firent coulisser jusqu'au fond. Un son sourd résonna dans le silence lugubre de la clairière. Je gardai le silence tandis qu'ils prenaient leurs pelles.

Nous restâmes jusqu'à la dernière pelletée. Aucun de nous ne broncha malgré la pluie glacée qui se mit à tomber. Mon corps ne répondait plus. Les larmes se mêlaient aux gouttes qui venaient heurter mon visage. J'ignorais à quel moment les soldats s'éclipsèrent. Sûrement lorsque Nahl m'attira dans ses bras, tout contre lui. Je m'accrochai à sa tunique, libérant les vannes de mon chagrin, de mon deuil.

La nuit était tombée lorsque mes pleurs cessèrent. Nous tremblions tous les deux de froid, les extrémités raidies, les muscles figés. Nahl grimaça en s'étirant.

- Rentrons avant que nous gelions complètement.

Il secoua mes cheveux et du gel en tombant en petits flocons. Nous étions littéralement en train de nous transformer en glace. Il glissa sa main dans la mienne et me traîna avec lui.

- Allez, viens, sœurette. Allons nous réchauffer.

Je le laissai me tirer derrière lui. Je jetai un regard à la tombe de Gallagher, sa terre déjà couverte d'une fine couche blanche. Je venais d'enterrer ce qu'il me restait de ma vie passée. Mon plus vieil ami. Il avait été le seul qui m'avait donné l'impression d'avoir une famille quand celle de Jon me faisait sentir que je n'étais bien qu'un outil pour le patriarche.

La chaleur qui régnait à l'intérieur des bâtiments vint brûler ma peau. Je frémis. La sensation était des plus désagréables. Elle ramenait de mauvais souvenirs à la surface.

Nous fûmes poussés dans le premier salon que nous croisâmes, devant un feu flambant vivement dans la cheminée. Une millionième tasse de thé me fut servie. Je la refusai. L'air choqué de la servante était risible. Elle se mit à bredouiller quelque chose d'incompréhensible. Je soupirai. Je n'avais aucune envie de la gérer.

Nahl claqua des doigts devant son visage.

- Allez chercher l'alcool le plus fort que vous avez, ordonna-t-il.

Elle ouvrit la bouche mais un regard de mon frère la fit se ratatiner et de disparaître. Ce ne fut pas elle qui amena la bouteille mais Roscoe.

- Qu'est-ce que tu fiches ici ? l'apostropha Nahl.

- Si vous comptez vous saouler, mieux vaut qu'il reste quelqu'un de sobre pour vous maîtriser.

Mon garde servit deux verres, prenant grand soin d'ignorer le roulement d'yeux de mon cadet. Je pris le mien sans attendre pour mieux le descendre cul sec. Je le lui rendis pour qu'il m'en serve un second.

- Tu sais que c'est du vin Fae ? dit Nahl. Ce truc te décolle l'estomac d'un humain avec un seul verre !

Je lui jetai un regard désabusé.

- Mon estomac est toujours au même endroit et ce n'est que quand j'aurais touché le fond de cette bouteille qu'il pourra protester.

Je saisis mon verre que Roscoe avait rempli et le but tout aussi vite que le premier.

- Encore.

Je fis mine de ne pas voir le regard que les deux hommes échangèrent, choisissant de me resservir seule. J'avais besoin d'oublier, ne serait-ce que pour quelques heures.

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NdlA : eh bien, c'est pas joyeux tout ça ! Qu'est-ce que vous en dites ? Contents d'avoir un chapitre plus long ? Ou vous me maudissez pour tout ce que je fais subir à Sixtine ?

Sinon, pour vous remonter le moral, vous pouvez toujours allez laisser une petite étoile aux Chantilly Awards pour Sixtine ! Je suis SÛRE que ça lui ferait plaisir ! Le lien est dans mes conversations ! (En descendant un peu, vous pourrez aussi trouver celui pour La Couleur de nos Mensonges, si vous vous sentez super généreux !)

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