Chapitre 38

La remplaçante avait réussi son test et était prête pour le transport. C'était un soulagement. Un souci à rayer de la liste. C'était déjà ça. Je n'aimais pas l'idée de laisser Weethe et le Traître se balader dans la Cour Blanche sans pouvoir avoir l'œil sur eux. Naseok allait rester pour surveiller. Toutefois, en dépit de toute ma confiance en mon ami, j'aurais préféré pouvoir garder les deux Seelies à l'œil par moi-même. J'étais mal à l'aise de devoir quitter le navire, en quelque sorte.

Je fus surprise en découvrant la personne que j'avais attendu durant des semaines. Je m'étais préparée à faire face à une jeune humaine, pâle comme la mort et maigre comme une brindille. La représentation de quelqu'un qui avait été enfermé durant des années et qui allait devoir survivre à Wringden durant des décennies.

Au lieu de ça, ce fut une vieille femme qui s'approcha, encadrée par les deux Faes que j'avais déjà rencontré. Elle avait l'air étonnamment alerte pour quelqu'un d'aussi âgé. Ses rides étaient si profondes qu'elles devaient atteindre ses os. Ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites, d'une couleur diluée entre le vert et le marron. Elle monta seule dans la voiture alors que les chevaux s'énervaient et la faisaient tanguer. Je cillai bêtement.

Je dus monter dans un autre carrosse avec Roscoe, Nahl et un Unseelie nommé Brinn qui avait obtenu le même poste que mon garde personnel. Il était massif, ressemblant singulièrement à une montagne avec sa peau grisâtre et grêlée, ses orbites si creuses que je pouvais à peine distinguer ses yeux noirs et sa façon de demeurer immobile. Il ne cillait pas. Ou, s'il le faisait, je ne l'avais pas encore vu faire. Je doutais qu'il puisse rivaliser avec Roscoe mais je n'aimerais pas pour autant l'affronter.

Le voyage me parut interminable. J'étais la seule femme dans l'équipée et les trois hommes n'étaient pas bavards. Brinn semblait se transformer en pierre dès qu'il s'asseyait, Nahl et Roscoe manquaient de se sauter à la gorge quand une conversation débutait. Je me retrouvais au milieu, incapable de décider si le silence était véritablement la meilleure solution entre deux maux.

Je ne comprenais pas l'animosité entre Nahl et Roscoe. Ils ne se connaissaient même pas ! Sans compter que mon frère n'avait pas paru dérangé lorsqu'il avait évoqué le fait que le garde puisse finir parmi mes soupirants lors de la Cour. Pourquoi ce changement ? Que savait-il que j'ignorais ? Que me cachait-il ? Cela avait-il à voir avec les capacités du Seelie ?

Je n'étais pas pressée de retrouver Wringden. Avoir pu annoncer aux Démons que j'allais pouvoir rembourser ma dette avait été un soulagement mais cela ne signifiait pas que j'étais particulièrement emballée à l'idée de retourner dans cet endroit de malheur. Toutefois, ce n'était pas comme si j'avais le choix. Il fallait que je me débarrasse de cette dette pour avoir l'appui des Démons lorsque j'en aurais besoin. Et je savais que j'allais en avoir besoin plus tôt que prévu.

Je fermai les yeux et me frottai les paupières. J'étais plus fatiguée que je n'aurais dû l'être. Sûrement parce que je n'arrêtais plus de m'angoisser sur... à peu près tout, en vérité. Et avoir quitté la Cour Blanche n'allait pas m'aider à cesser de m'inquiéter.

Roscoe se frotta la tempe, crispé.

- Ça ne va pas ? questionna Nahl, un soupçon audible dans la voix.

- Elle réfléchit trop, répondit-il. Ça me donne des maux de tête légendaires.

- Le Traître me l'a souvent dit, admis-je, embarrassée. Mais je ne peux pas m'en empêcher.

- Et il ne t'a pas appris à créer un mur ? Parce que ça serait franchement utile maintenant. Déjà avec autant de personnes dans un espace aussi confiné, ce n'est pas agréable. Alors là... Comment peut-on penser autant ?

Nahl lui donna un coup de pied dans le tibia et gronda :

- Tu parles à ta reine !

J'observai Roscoe qui ignora la réprimande de mon frère totalement. Il avait tout le visage crispé, sa douleur évidente. Je me sentis coupable. Je n'avais aucun contrôle sur le fil de mes pensées et avec tous les soucis que j'avais depuis que je savais que j'étais l'héritière des trônes Faes, mon cerveau ne cessait jamais de fonctionner. Si le Traître m'avait appris quoi que ce soit, c'était perdu quelque part au fond de mon crâne.

Je fermai et plongeai dans les connaissances de Weethe dans l'espoir de trouver quelque chose qui puisse m'aider. Il devait forcément savoir des choses sur l'esprit et les murs mentaux.

Et j'avais raison. Une flopée d'informations déferla et rendit aisée la construction d'une enceinte haute et solide autour du flot incessant de mes pensées. Le soupir de Roscoe fut audible de tous. Il s'affaissa contre le siège et ferma les yeux.

- Merci, souffla-t-il.

Je ne répondis pas et haussai les épaules face au regard de Nahl. Qu'avait-il attendu ? Que je laisse mon garde souffrir alors que je pouvais l'éviter ? Il en était hors de question. Roscoe n'avait rien fait qui méritât de la douleur gratuite.

Le silence revint dans la voiture et je dus lutter contre mon ennui. J'aurais amplement préféré faire le trajet à cheval ou même à pied plutôt qu'assise dans un carrosse dont les mouvements me donnaient envie de dormir. Malheureusement pour moi, une reine n'était pas censée se déplacer comme une paysanne. Ou un assassin. Sauf que, d'origine, j'étais les deux.

Le chemin que j'avais parcouru était impressionnant. Je n'étais pas certaine d'être à la hauteur de ce qui était attendu de moi. M'infiltrer, je connaissais. Me battre, je connaissais. Assassiner, je connaissais. Régner ? Ça allait être un désastre. Le mieux était sûrement que je fasse des enfants au plus tôt pour en finir tout aussi vite.

Ce qui n'avait jamais été dans mes plans de vie.

Qu'on se l'admette. J'avais passé ma vie à me préparer à devenir un Régicide. Or, ce n'était pas une position où l'on pouvait concilier une vie de famille. Même si la vie après avoir assassiné Quinten Madsen m'avait paru être un grand vide, il n'y avait eu que la possibilité d'une fuite perpétuelle. Et des enfants n'avaient jamais été inclus. Je n'étais toujours pas sûre d'avoir envie d'en avoir, maintenant que la possibilité s'ouvrait à moi.

Mais pourquoi pensais-jetout le temps à n'importe quoi ? Ça allait me rendre folle rapidement.

Heureusement pour moi, la voiture s'arrêta et un coup d'œil derrière le minuscule – et ridicule – rideau m'assura que nous étions à Wringden. La fontaine de sang ne trompait. Pas plus que la foule qui s'amassait autour d'elle. Les Démons ne sauraient jamais passer pour des Faes normaux. Pas même pour les pires Unseelies.

Je sortis après Roscoe et avant mon frère. J'étais celle à cause de qui il avait fallu faire ce voyage, après tout. La seule capable d'apaiser les tensions avant qu'elles ne montent.

Et, en effet, lorsqu'ils me reconnurent, la plupart des Démons se dispersèrent. Ce qui n'aida pourtant personne à se relaxer. Je pouvais sentir la tension dans toutes les magies qui m'entouraient.

J'allais frapper à la porte de l'Ancienne. Dant m'ouvrit la porte. Ce monstre ne changeait pas. En dépit du temps passé depuis notre première rencontre, il avait toujours ce visage sans relief, sans trait particulier et ces yeux à la couleur indéfinissable tant ils étaient enfoncés dans ses orbites. Il me surplomba de toute sa hauteur et haussa un sourcil en me voyant, un rictus narquois sur les lèvres.

- Regardez qui voilà ! Quelle surprise ! Nous commencions à croire que tu nous avais oubliés ! J'avais attendu de pouvoir boire ton sang.

- Ne parle pas ainsi à ta reine, brute épaisse, tonna la voix fatiguée de l'Ancienne depuis l'intérieur de la cabane. Et laisse-la entrer !

Je me fis un devoir de (puérilement) marcher sur les pieds de Dant en le dépassant. Personne d'autre ne fut autorisé à me suivre. Pas que cela m'inquiète. Ils risquaient beaucoup plus que moi. L'Ancienne, bien qu'humaine, avait le contrôle de cette meute enragée.

- As-tu apporté ce que je t'ai demandé ? me demanda-t-elle doucement.

- Oui. Dès qu'elle a été disponible, je l'ai apportée.

- Bien. Parfait. Il est plus que temps. Fais-la entrer, je te prie.

J'obtempérai. Je n'aurais probablement pas dû lui obéir et transférer son ordre à Dant ou je ne sais quoi que les reines étaient censées faire dans ce type de situation. Au lieu de ça, j'allais chercher moi-même la remplaçante dans son carrosse.

La vieille femme ne posa de questions et me suivit. Sa main sur mon bras était légère. Je la sentais à peine à travers la couche de mes vêtements. Fripée et usée, abîmée par les ans. Dans ses yeux, le savoir luisait. Elle savait exactement qui j'étais et quelle était ma position. Elle connaissait mon passé, mon présent, mon avenir.

Je n'avais jamais eu cette sensation étouffante d'être mise à nu entièrement face à l'Ancienne. Parce qu'elle était en fin de course ? C'était une possibilité ? Toujours était-il que sa remplaçante me faisait froid dans le dos malgré la bienveillance qui irradiait d'elle.

Les deux femmes disparurent à l'arrière de la cabane et je me retrouvais à patienter sous l'œil noir de Dant. Il voulait dire quelque chose, m'invectiver d'une façon ou d'une autre. Je pouvais le sentir. Il garda le silence. Je me fis un devoir de l'ignorer en examinant tous les cabinets emplis de potions, de baumes, de teintures et autres remèdes.

Je le sentis. Encore une fois, je sentis la magie se relâcher dans la nature. L'Ancienne que je connaissais venait de mourir pour être remplacée par cette vieille femme qui me mettait mal à l'aise. J'ignorais ce que je devais faire. Comment je devais réagir. Je n'avais plus de dette à effacer et aucune envie de faire face à la nouvelle Ancienne.

La vieille femme nous rejoignit et considéra Dant avec un dédain clairement affiché sur le visage. Elle ne dit rien et ce n'était pas nécessaire. Le Démon comprit qu'il était congédié. Il n'en était pas ravi du tout. Sa colère se rabattit sur moi, probablement parce que j'étais celle qui avait amené la remplaçante ici. Je l'ignorai, me sentant étrangement en sécurité en dépit de la rage du monstre.

Lorsque la porte claqua derrière lui, l'humaine se tourna vers moi.

- Vous voilà débarrassée de votre dette. Vous êtes à nouveau libre. Je crois avoir compris que ma prédécesseur avait fait un marché avec vous, vous offrant l'appui de ses... gardiens, en cas de besoin. Je n'irai pas contre cela. Un marché est un marché.

- Merci.

- Ne me remerciez pas. Je n'aurais jamais fait un tel accord, à sa place. Malheureusement, ce qui est fait est fait. Donc, vous aurez l'appui des Démons lorsque vous en aurez besoin. De là, j'espère ne plus avoir à vous revoir. Je n'ai aucune envie d'être reliée à la royauté Fae de quelque façon que ce soit.

- Et je n'ai aucune envie de collecter de nouvelles dettes donc cela ne me dérange pas le moins du monde, répondis-je.

La vieille femme hocha la tête sèchement.

- Je ne vous retiens pas, siffla-t-elle en me tournant le dos.

Son impolitesse était un outrage. Pourtant, je m'en moquais totalement. Je n'avais qu'une envie : rentrer au plus tôt à la Cour Blanche pour m'assurer que tout se passait bien avec Weethe et le Traître. M'attarder ici ne mènerait à rien.

Je sortis de la cabane et retrouvai mon frère et nos gardes. Les Faes qui étaient venues avec la remplaçante étaient déjà repartis. Il ne restait plus que nous quatre et notre escorte.

- Ça s'est bien passé ? interrogea Nahl.

- Elle est beaucoup moins amicale ou cordiale que celle qui l'a précédée mais nous avons tout de même l'aide des Démons si besoin et je n'ai plus de dette. Sans compter qu'elle veut nous voir le moins possible.

- Ce n'est probablement pas plus mal. Je n'ai pas tellement envie de me retrouver aux prises avec les Démons.

- Je craindrais plutôt la nouvelle Ancienne. Elle n'a vraiment pas l'air d'aimer la royauté. Nous, donc.

Nahl fit une grimace. Il désigna le carrosse du menton.

- Reprenons la route. Nous pourrons faire un bout de chemin avant la nuit.

Son garde fut le premier à remonter. Comme s'il y avait un quelconque besoin de vérifier qu'il était vide. Ils étaient restés plantés à côté pendant que j'étais à l'intérieur.

Toutefois, au moment où Nahl posait un pied sur la marche pour se hisser, des cris et des appels aux armes retentirent. La tension de notre groupe explosa en quelques secondes. Un jeune garde partit en éclaireur pour savoir ce qu'il se passait. Il ne revint pas.

Il n'en eut pas besoin pour que nous sachions ce qui se passait. Des vagues de Faes et de Demi-Sangs déferlaient droit vers nous. Ils tiraient et luttaient avec les Démons mais je n'eus aucun mal à voir que c'était après nous qu'ils en avaient.

Nous n'eûmes pas à nous concerter pour savoir comment agir. Roscoe se mit devant moi tandis que Nahl et son garde se plaçaient comme des partenaires, dos à dos. Je réunis un maximum de ma magie à la surface. Elle était prête à exploser mais je la maintins. J'allais en avoir besoin. Surtout si je devais mettre en œuvre ce que j'avais appris de Roscoe.

L'attaque fut violente. Nous nous heurtâmes de plein fouet. Je n'eus plus le temps de me soucier de quoi que ce soit d'autre que de ma survie. Je pris des coups mais je parvins à rester debout. Mon esprit était entièrement centré sur la bataille et je n'avais aucune idée d'où se trouvaient les autres. Je pouvais sentir leurs magies dans l'air mais, en dehors de ça, je ne savais pas ce qui se passait pour eux.

Je ne mis pas longtemps à comprendre que ce que j'avais attendu arrivait finalement. Brycen agissait. La mêlée de Faes, de Demi-Sangs et d'humains était bien trop reconnaissable pour que ça vienne de quelqu'un d'autre. Ça ne pouvait qu'être une attaque de BarrenLand.

Une explosion de pouvoir résonna à ma droite. Je reconnus l'empreinte de mon frère. Ça ne devait pas être joli de son côté. Je fis tourbillonner mon feu autour de moi, libérant assez d'espace pour me donner le temps de regarder ce qu'il se passait. J'eus à peine une fraction de seconde pour réaliser que c'était déjà fini, pour ainsi dire.

Et, pour confirmer mes pensées, le reste de nos attaquants furent maîtrisés très vite et je pus rejoindre mon frère. Il était plutôt amoché. Moins que son garde, toutefois. Ce dernier était couvert de sang et semblait mal en point. Roscoe, lui, était sale mais paraissait intact lorsqu'il arriva.

- Quelqu'un saurait m'expliquer qui vient de nous attaquer ? pesta Nahl en repoussant des mèches de cheveux hors de son visage. Et comment ils ont su que nous serions ici aujourd'hui ? Ce n'est pas comme si on en avait parlé !

- Qu'ils aient su ne peut signifier qu'une chose : il y a au moins un espion dans l'une des Cours. Quant à qui nous venons de faire face... Voici BarrenLand pour toi.

Il me regarda avec ahurissement et fatigue. Nous tressaillîmes lorsqu'un corps fut jeté à nos pieds. Roscoe dut faire un bond en arrière pour l'éviter. Dant nous fusilla du regard.

- Vous vous chargez de ça, cracha le Démon. En paiement pour les dégâts, on prend ses disciples.

Il tourna les talons sans nous donner l'occasion de répondre. Je baissai les yeux et haussai un sourcil narquois devant le visage ensanglanté de Brycen.

- Comme on se retrouve...

__________________________________

NdlA : Alors, ce chapitre ? Qu'est-ce que vous pensez, du retour de Brycen ? Que va-t-il passer ? Faites encore plus de théories complètement folles parce que je rigole bien à les lire !

NdlA2 : N'oubliez pas d'aller voter ! Nous sommes à 47 votes, ce qui veut dire qu'il ne manque que quelques votes pour débloquer un nouveau chapitre ! Et préparez-vous parce que l'ouverture des votes pour Sixtine dans ce même concours va bien ouvrir ! Dès que le livre est posté, je mettrai le lien dans mes conversations pour que vous puissiez aller soutenir votre reine favorite ! ;)

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top