Chapitre 30

La maison où était enfermée Miléna se tenait juste devant moi. Elle n'avait pas changé. Par contre, l'anxiété dans mon estomac, elle, avait doublé de volume. Au point de me donner la nausée. J'avais peut-être dormi comme un bébé dès que le garde – Roscoe – avait utilisé ses dons sur moi mais ça ne m'avait malheureusement pas aidée à me calmer.

À côté de moi, Nahl trépignait. Il m'offrit un grand sourire, ne voyant pas le moins du monde à quel point j'étais inquiète. Il ne pensait qu'à sa mère et à sa libération inespérée. Ce qui était normal. Il s'était habitué à l'idée qu'elle finisse par mourir dans cette maison sans jamais pouvoir sentir à nouveau le vent sur son visage. Et voilà que j'amenais la clé de sa délivrance. Forcément, le reste n'avait que peu d'importance. C'était sa mère.

La main de Naseok vint peser sur mon épaule. Je lui jetai un regard.

- Ça va ? Tu es pâle comme un linge.

- Je vais bien, mentis-je.

Je sortis la clé de ma poche et la tendis à mon frère.

- Je ne sais pas comment elle fonctionne mais à toi l'honneur.

Son sourire fut si rayonnant que je faillis en être éblouie. Je soupirai. Il était plus jeune que moi. Je n'avais que trop tendance à l'oublier. Ni lui ni moi n'avions vraiment eu le temps d'être des enfants. Nous avions passé nos vies à survivre et à nous battre. À ruser pour grappiller ce qu'il nous fallait. Cependant, rien ni personne ne pourrait nous rendre notre enfance. C'était une bonne chose que Nahl parvienne à se montrer aussi énergique et... jeune. Loin du garçon mature et sérieux que j'avais pris l'habitude de côtoyer.

Il fonça vers la porte et utilisa la clé pour la déverrouiller plutôt que la magie qui l'autorisait à pénétrer à l'intérieur grâce au sang qu'il partageait avec Miléna. Je lui emboîtai le pas lorsqu'il nous fit de grands signes depuis le seuil.

Je laissai Naseok passer devant moi pour voir si la barrière posée par l'Ancienne allait lui autoriser l'entrée. Il rejoignit l'intérieur sans mal, sans être foudroyé sur place. J'entendis les gardes se répandre autour de la maison tandis que je refermais la porte derrière moi.

Je reconnus le couloir et le salon dans lequel Miléna serrait son fils dans ses bras. Nahl ne chercha pas à attendre pour lui expliquer ce qu'il se passait, pourquoi nous étions là et, surtout, comment Naseok était entré. Les mots se déversaient hors de sa bouche à une vitesse hallucinante. Il était impossible qu'il respire encore avec un tel débit de paroles.

- Donc... Je peux sortir ? répéta Miléna avec prudence.

Je lus sur son visage qu'elle luttait pour ne pas espérer. Pour quiconque d'autre, la simple présence d'un étranger aurait suffi à les convaincre. Pas elle. Pas après avoir passé des décennies enfermée dans cette bâtisse sans moyen de fuite.

- Oui !

Elle lui ébouriffa les cheveux. Nahl se saisit de son bras et l'entraîna avec lui.

- Allons promener en ville !

- Je préférerais avoir de vos nouvelles d'abord, objecta-t-elle. Je ne suis pas plus à une heure près. Et je veux savoir tout ce qu'il s'est passé depuis votre dernière visite.

Ma tête se redressa brutalement. Depuis notre entrée, Naseok et moi avions fait tapisserie. Or, elle avait dit « votre ». Elle m'incluait. Elle voulait de mes nouvelles aussi. C'était... un sentiment nouveau. À part Naseok et Gallagher, personne n'avait jamais tenu à savoir ce que j'avais affronté. Ils étaient les deux seules personnes qui se soient jamais réellement inquiété pour moi.

Elle nous fit nous installer dans les fauteuils et partit en cuisine pour revenir avec du thé et quelques biscuits. Nahl et Naseok se servirent ; je demeurai figée. Miléna n'avait pas changé et, en même temps, elle semblait avoir vieilli. Se pouvait-il qu'elle aussi soit affectée par le fait que Nahl et moi ayons pris le pouvoir ? Allait-elle mourir avec les Rois Jumeaux ? Ce n'était pas une question que j'avais envie de poser devant mon petit frère.

Dès qu'elle fut installée, Nahl se lança dans son récit. Je bus mon thé par petites gorgées, patientant, espérant que ces retrouvailles se terminent au plus vite. J'avais déjà été mal à l'aise dans ma vie mais ça n'avait jamais été comparable à ce que je ressentais en l'instant. Je me sentais de trop. Comme si je n'avais aucun droit d'être là, de m'introduire dans cette scène entre mère et fils. Je n'étais pas à ma place.

Je sentais le regard de Miléna revenir régulièrement sur moi et je me fis un devoir de l'éviter. Je ne voulais qu'elle se sente obligée de se comporter comme une mère par obligation. J'avais toujours très bien vécu sans famille. Certes, ça m'avait fait commettre l'erreur de faire confiance aux Marchetta mais, en dehors de ça, j'étais toujours en vie avec un mental intact. Et un trône en cadeau. Ça aurait pu être pire.

- Et pour toi, Sixtine ? Tout va bien ? Ça ne doit pas être facile de monter sur le trône Seelie.

Je tressaillis à l'attente de mon nom. Naseok pouffa à côté de moi et je lui assenai un grand coup de coude dans les côtes.

- Oui, ça va. Ils sont compréhensifs. Ils ont accepté les changements sans trop de soucis.

- Quels changements ?

Elle se pencha en avant, appuyant son menton dans une main, intéressée. Je jetai un regard vers Nahl qui souriait. Je me serais attendue à le découvrir peu ravi du soudain manque d'attention de sa mère à son encontre. Au lieu de ça, il semblait ravi qu'elle se préoccupe de moi. Ça ne faisait que me mettre plus mal à l'aise.

- J'ai fait intégrer Naseok à mon conseil. Ils l'ont accueilli même si c'est un Unseelie. Ils prennent en compte mon avis même si je ne connais presque rien de la Faerie. Ils sont tous vraiment très agréables.

- C'est une bonne chose ! Je suis contente de savoir qu'ils sont aussi cordiaux avec toi. Ils auraient pu prendre avantage.

- Pour ce que j'ai appris d'eux depuis mon entrée à la Cour Blanche, ils ne sont pas comme ça. Ils sont très différents de ce qu'ils laissent paraître.

- C'est très bien, sourit-elle avec douceur.

Elle se tourna vers son fils.

- Et toi ? En as-tu parlé ?

D'instinct, je devinai à quoi elle faisait référence. Les préférences de Nahl. Il était roi. Ce n'était pas quelque chose qu'il pourrait garder pour lui. À un moment ou à un autre viendrait la question de la descendance.

- Pas encore. Je n'en ai jamais fait un secret mais tout le monde a toujours détourné la tête. Ils ont dû croire que ce n'était qu'une phase. Ils devront encaisser la réalité lors de la Cour.

- La Cour ? questionnai-je.

Nahl hocha la tête.

- Les Seelies ne t'en ont pas parlé ?

Je secouai la tête. Ils devaient sûrement attendre la cérémonie du savoir pour que je l'apprenne de moi-même.

- Nous avons encore trois mois pour nous y préparer mais mieux vaut s'y prendre au plus tôt, selon moi.

- De quoi s'agit-il ?

- La Cour sert à laisser la chance à tous les pairs du royaume d'offrir leurs filles en pâture au roi, ou leurs fils, à la reine. Elle s'étale sur une semaine pendant laquelle nous devrons trier parmi toutes les offres de mariage et choisir le plus avantageux. N'importe qui peut se proposer, ce n'est pas réservé aux plus influents mais, souvent, les autres sont reniés par manque d'intérêt.

- Donc après le solstice d'hiver, je vais devoir trouver un roi, c'est ça ? dis-je doucement.

- Un consort mais oui. Après, rien ne sera officiel. Personne n'accepte qu'une seule offre à part si le choix est déjà fait et décidé. C'est assez rare car cela veut dire que c'est un mariage d'amour et ceux-là sont rares dans les familles royales. Toujours est-il que la normale veut que nous acceptions au moins cinq offres pour pouvoir ouvrir une Cour digne de ce nom. Durant les mois qui suivront, tes prétendants feront tout pour te faire les choisir. Quand tu auras fait un choix définitif, tu auras trouvé ton consort. Que ce soit par stratégie ou par affection.

- Oh, bon sang, gémis-je.

- Tu as le temps de te trouver quelqu'un avec qui tu as des affinités, me rassura Miléna. Personne ne peut t'obliger à épouser quelqu'un. C'est ton choix.

- Maman a raison. C'est arrivé que des rois mettent des décennies avant de trouver une reine. La Cour n'est qu'un joli décorum pour rassurer la populace quant à la succession. Une tradition un peu dépassée mais qui donne sa chance au roi ou à la reine de rencontrer les gens influents et les moins influents.

- La Cour sert surtout à rendre la royauté plus accessible, reprit Miléna. L'objectif n'est pas tant le mariage que les alliances et la découverte du nouveau pouvoir. Le peuple aime savoir à qui il a affaire et pouvoir rencontrer son roi ou sa reine les aide à se faire une idée de ce qui va advenir des années futures. C'est pour ça qu'il y a toujours des paysans qui participent à la Cour.

Ça faisait sens. En quelque sorte. Ce n'était pas quelque chose que j'aurais pu imaginer mais ce n'était pas une mauvaise chose.

- Mais comment est-ce mis en place ? Je ne peux pas décemment rencontrer tout le monde en une semaine !

- Il va bien falloir pourtant. Tu auras des dîners, des déjeuners, des bals... Tout un tas de petits événements où plusieurs prétendants seront présents pour faire ta connaissance. Tu auras intérêt à te reposer dès que tu le pourras parce que ça va pulluler. Personnellement, je devrais être plutôt tranquille dès que tout le monde saura que ce n'est pas moi qui pondra la prochaine génération ! Je doute que beaucoup de monde m'envoie leurs fils en sachant qu'il y a une jolie reine à côté !

- Tu ne feras croire à personne que tu t'es résigné au célibat, se moqua Miléna.

- Je n'ai jamais dit ça ! J'ai dit que personne ne m'enverrait leurs fils alors qu'ils peuvent tenter leur chance du côté de Sixtine ! À part s'ils sont aussi gays que moi, cela va sans dire.

- Tu vas recevoir des demandes pour des filles de bonne famille. Ils ne se laisseront pas convaincre facilement.

- Ils finiront par se rendre à l'évidence. En tout cas, je sais que tu auras au moins un garde parmi tes prétendants, ajouta Nahl, narquois.

Je haussai un sourcil.

- Comment ça ?

Naseok pouffa de plus belle. Il posa sa tasse sur la table.

- Roscoe, dit-il, amusé.

- Qu'est-ce qu'il a ? À part le fait que tu lui aies ordonné de me protéger à tout prix, fis-je pour mon frère.

- J'ai fait ce que j'ai pu pour toi. Avoir à demander à un Seelie de te protéger alors que tu étais captive de Kaiser, ça n'a pas été une partie de plaisir. Et comme tu es une Seelie, leur reine en plus de ça, alors je savais que je ne pouvais pas demander à un Unseelie. Sans compter qu'un Seelie te serait directement loyal et ne vacilleraient pas. Le seul truc que je n'avais pas prévu était qu'il s'attacherait à toi au-delà de ce qui se fait entre un garde et sa reine.

Je roulai des yeux. Ils s'imaginaient des choses. Roscoe prenait juste son rôle à cœur. C'était un bon garde et j'étais sa reine. Il faisait simplement ce qu'il pouvait pour remplir son devoir envers moi.

- Je te vois déjà venir avec tes dénégations, intervint Naseok. Et comme tu es aveugle, ça ne m'étonne pas. Toutefois, je peux t'assurer que Roscoe veillent plus sur toi que n'importe quel autre garde. C'est un très bon élément, d'après ce que j'ai pu glaner mais même son capitaine ne nie pas savoir que Roscoe serait prêt à laisser tout le monde mourir si ça te gardait saine et sauve. C'est pour ça que le capitaine de la garde essaie de le garder aussi loin de toi que possible. Pour le forcer à se concentrer.

Je ne savais pas trop quoi répondre à ça. C'était beaucoup d'informations auxquelles je ne m'attendais pas. Je n'avais, pour ainsi dire, rencontré Roscoe, que la veille. Je n'avais pas un seul instant eu l'impression qu'il ressentait quelque chose pour moi. Il avait juste été... serviable. Rien de plus, rien de moins.

Je ne pus manquer les regards qu'ils échangèrent, notamment celui entre Nahl et Naseok. Se pouvait-il qu'ils en aient discuté dans mon dos ? Au fond, ça n'aurait pas dû m'étonner.

Je pris une gorgée de thé. Il était presque froid et ce fut un supplice de l'avaler. Je laissai ma magie le réchauffer légèrement pour pouvoir le boire. Je me doutais que nous en avions encore pour un moment avant que Miléna n'accepte de sortir de la maison.

Je commençais à penser que ça n'avait pas tant à voir avec la volonté de prendre de nos nouvelles qu'une peur inconsciente de sortir de la maison. Après y avoir passé des années sans voir l'extérieur, sans affronter la foule et les éléments... Je ne serais pas étonnée qu'elle soit devenue quelque peu effrayée du monde hors de sa demeure.

- Et si tu allais faire tes valises ? dit Nahl en se tournant vers sa mère. Mieux vaut que nous reprenions la route au plus tôt.

Je fus ravie qu'il se souvienne de ce que nous avions décidé. J'avais redouté de devoir être celle à jouer les rabat-joie. C'était le rôle de la grande sœur et il n'était pas tellement gratifiant, parfois. Mais, par chance, Nahl avait réagi de lui-même.

Miléna hocha la tête et nous abandonna pour gagner l'étage. Le silence demeura pesant. Je savais pourquoi j'étais mal à l'aise et je pouvais deviner pour Naseok. Mais pour mon frère ? Quelle raison avait-il d'être aussi anxieux ?

- Je crois qu'elle n'a pas tellement envie de quitter la maison, souffla-t-il, comme en réponse à ma question muette.

Je changeai de fauteuil pour aller m'asseoir à côté de lui et passai mon bras autour de ses épaules. Il ne résista pas contre mon étreinte. Peu importait que son béguin soit là et observe chacun de nos échanges. Il avait besoin d'être rassuré.

- Je pense qu'elle a juste peur, dis-je. Elle n'est pas sortie d'ici depuis très longtemps.

- J'ai cette impression aussi, admit Naseok. Après des décennies de solitude, retrouver la société doit être terrifiant pour elle.

- Vous êtes sûrs ? Parce que je veux juste la ramener à la maison. Je n'ai jamais eu beaucoup de temps avec elle.

Il se tourna vers moi et me regarda droit dans les yeux.

- Et toi non plus. Tu en as eu encore moins que moi. On peut bien avoir un peu de temps avec elle, non ?

- Évidemment. Laisse-la juste se réadapter à l'extérieur.

- Si au moins elle fait le voyage... souffla-t-il, dépité. Ce n'est pas comme s'il nous restait beaucoup de temps.

Je cherchai le regard de Naseok, espérant ne pas comprendre ce que je pensais avoir compris. Nahl venait-il de laisser entendre que Miléna n'allait pas tarder à mourir aussi ? Je pouvais encaisser pour les Rois Jumeaux mais elle ? Quelle raison y avait-il pour qu'elle meure ?

Mon conseiller hocha la tête tristement.

- Elle va mourir, confirma-t-il. Avec le dernier roi. C'est la règle. Les parents doivent mourir dès que les héritiers prennent les rênes du trône. La durée varie. La magie décide. Il est rare que les parents partent en même temps. La seule certitude est que la mère part toujours en dernier. Sûrement parce qu'elle a une grande importance dans la Faerie. La mère est celle qui donne les futures générations et celles-ci sont rares parmi les Faes.

- Pourquoi doivent-ils mourir ? Ne peuvent-ils simplement pas se retirer ?

- Non, répondit Nahl. Les enfants doivent vivre par eux-mêmes. Or, les parents ont toujours tendance à influencer leur progéniture. La magie refuse un tel cas de figure. Dès qu'elle sent que l'enfant est prêt, elle lui prend ses parents et le laisse vivre sa vie telle qu'il la désire, sans aucune interférence.

- Ça n'a aucun sens.

- C'est parce que tu as été élevée parmi les humains que tu ne comprends pas combien c'est important. Les humains ont une vie trop courte pour que l'influence constante de leurs parents devienne nocive. Mais quand tu vis des centaines d'années, crois-moi, que tu le veuilles ou non, mieux vaut ne pas être parasité par tes parents. Surtout lorsque tu règnes sur tout un peuple.

Je n'étais pas d'accord mais le retour de Miléna m'empêcha de le faire savoir. Elle posa un lourd sac dans l'entrée. Elle ne devait avoir pris que le nécessaire. Elle aussi devait savoir qu'elle ne vivrait plus longtemps et qu'elle n'avait pas besoin de beaucoup.

Cette réunion de famille était bien plus triste que je ne l'aurais cru...

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NdlA : Alors, ce chapitre ? Il vous a plu ? Qu'est-ce que vous en avez pensé ? Dites-moi tout !

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