Chapitre 3
J'ignorais comment il pouvait en être aussi sûr. Pour moi, ils ne ressemblaient pas à des Faes. Ils n'avaient rien de l'apparence si caractéristique des Faes. Leurs cheveux avaient des couleurs fades, des bruns fanés, un blond sale. Ils me paraissaient même étrangement petits et râblés. Je n'avais pas vu beaucoup de Faes mais ceux que j'avais vus étaient bien plus baraqués que ces trois-là.
- Ce sont des Rafleurs, murmura-t-il.
- Des quoi ?
- Des Rafleurs. Ce sont des Faes qui peuvent se faire passer pour des humains et dont le seul but dans la vie est de vendre le plus de monde possible au plus offrant. Ils enlèvent les gens qu'ils croisent et tiennent des marchés pour vendre leurs « marchandises ».
- Ils ne m'ont pas l'air bien dangereux.
- Ne te fie pas à leur apparence. Ils sont plus forts que moi.
- Alors ça, j'ai du mal à y croire sachant que tu peux les faire brûler comme des torches si l'envie t'en prend.
Naseok se tourna vers moi et me força à remonter à cheval.
- Ne les sous-estime pas, je suis sérieux. Ne les regarde pas. Plus vite nous partirons d'ici, mieux ça sera.
- On ne peut pas simplement traverser la ville, Naseok, objectai-je. Nous avons besoin d'un autre cheval et de vivres. Nous avons déjà manqué notre chance dans la ville précédente et si nous devons voyager jusqu'en Faerie, il nous faut de quoi survivre.
Il soupira, appuyant son front contre l'encolure du cheval dont les muscles tressaillirent.
- Tu as raison mais je ne sais pas si je suis prêt à prendre le risque. Tu ne sais pas ce dont les Rafleurs sont capables pour gagner quelques pièces.
Je laissai mon regard couler vers le trio qui s'agitait sur le ponton, leurs voix montant jusqu'à nous, portées par le vent. J'étais incapable de comprendre ce qu'ils se disaient.
- Allons en ville, dis-je. Nous aviserons après.
Il ne parut pas très enthousiaste mais céda. Son attention demeura centrée sur le trio de Rafleurs alors que nous remontions vers le cœur de la ville. Les maisons étaient usées par le sable, une odeur de mer et de poisson empestait l'air et de l'eau stagnait entre les pavés à peine scellés qui marquaient la route principale. Je descendis de cheval, gardant mon visage dans l'ombre, alors que nous faisions un tour de repérage.
Une vieille femme s'approcha de nous, des cheveux d'un bleu de nuit aux reflets noirs sous un chapeau élimé qui transformait son visage en une ombre épaisse et indiscernable. Cependant, je vis bien son sourire édenté et fatigué qu'elle tentait de rendre accueillant.
- Vous êtes perdus, les enfants ? nous demanda-t-elle, la voix roulant comme un raz-de-marée.
Naseok la toisa.
- Non, nous faisons simplement un détour parce qu'on nous a volé tous nos vivres et un cheval, mentit-il.
Il avait un tel aplomb que j'aurais pu croire à son mensonge si je n'avais pas connu la vérité. Je devais m'admettre impressionnée.
- Avec cette guerre qui se profile, ça ne m'étonne même pas ! Venez donc au chaud !
- Nous n'avons pas de quoi payer. On nous a tout volé.
- Ce n'est pas grave, ne vous inquiétez pas. Suivez-moi.
Je n'étais pas certaine que ça soit intelligent de la suivre aveuglément mais nous n'avions pas d'autre solution. Elle avançait déjà vers une petite maison blanchie par les années et aux volets abîmés. Sur les marches menant à l'entrée, des bottes usées avaient été abandonnées. Un seau gisait à côté, au milieu d'autres objets, de filets et de sacs en toile.
J'attachai le cheval à un piquet planté dans le mur censé empêcher les volets de se refermer. Naseok était déjà à l'intérieur lorsque je le rejoignis. J'eus le temps d'apercevoir les Rafleurs rôder dans la rue, le regard vert de celui qui me paraissait être leur chef croisant le mien pendant quelques secondes.
L'intérieur était minimaliste mais il y faisait agréablement chaud. La vieille femme nous fit asseoir devant la cheminée qu'un jeune garçon entretenait, amenant de nouvelles bûches pour alimenter le feu. Elle nous abandonna pendant quelques minutes avant de revenir avec du thé fumant à l'odeur amère.
- Vous devriez vite partir d'ici une fois que vous sortirez, nous dit-elle sans préambule.
- Pourquoi cela ? questionnai-je.
Elle plissa les yeux pour me regarder, tentant sûrement de discerner mon visage sous ma capuche.
- Les Rafleurs vous ont repérés. Il est évident que vous voyagez depuis longtemps et que vous fuyez quelque chose. À la première occasion, ils vont tenter de vous emmener sur leur bateau pour vous vendre au plus offrant sur le premier Marché Noir qu'ils feront.
- Que t'avais-je dit ? m'apostropha Naseok.
- Très bien, tu avais raison. Content ?
Il me fusilla du regard ; je l'ignorai.
- Je vais vous donner de quoi tenir quelques jours, reprit la vieille femme. Dès que vous sortez, prenez la route à droite et foncez. Ne les laissez pas vous attraper.
- Pourquoi nous aidez-vous ?
Son regard se fit encore plus perçant. Sa main parcheminée se tendit vers ma capuche et je me reculai pour l'empêcher de me découvrir.
- J'essaie de les empêcher au maximum de ravir les voyageurs qui passent par ici. Ils s'arrêtent souvent dans notre port car c'est par ici que passent tous les voyageurs tenant à remonter vers les Glaciers. Avant, c'était un grand port que nous avions mais avec ces maudits Rafleurs... Il meurt et nous perdons nos revenus et nos commerces. Si seulement leur fichu bateau avait été dans la Faerie lors de la création de la Cage !
Évidemment... Les Faes sur le territoire du Grand Royaume n'avaient pas été pris dans la Cage de Fer. Donc, les Rafleurs avaient librement pu sévir toutes ces années pendant que la vaste majorité de leurs semblables avaient été enfermés sous terre, privés de leur magie, affaiblis et à peine vivants dans ce qui ressemblait furieusement au pire des cauchemars possibles, d'après ce que j'avais réussi à glaner.
- La nuit va bientôt tomber alors vous allez rester ici. Rihan va s'occuper de votre cheval.
- N'est-ce pas risqué pour lui ?
La vieille Fae sourit à Naseok en tapotant son épaule.
- Pas du tout. Ils ne le toucheront pas.
L ejeune garçon se leva et je vis son visage. Deux yeux aveugles au milieu d'un amas de chairs purulentes. J'avais rarement vu un enfant aussi laid. J'eus du mal à ne pas grimacer. Même ses mains et ses bras étaient couverts de plaques rouges et boursouflées.
- Que lui est-il arrivé ?
- Les Rafleurs ont tenté de le prendre mais Rihan leur a filé entre les doigts et a sauté du bateau pour revenir ici à la nage. Mais il y a des espèces de poissons qu'il vaut mieux ne pas fréquenter...
Elle nous abandonna dans la pièce pour partir en cuisine. Je me penchai sur Naseok.
- Tout cela me paraît trop beau, murmurai-je. Je ne veux pas rester ici pour la nuit.
- Moi non plus. Nous attendrons qu'ils dorment pour partir.
Je hochai la tête tout en tendant les mains vers le feu, appréciant sa chaleur. C'était tout de même très agréable de pouvoir enfin se réchauffer et se reposer un peu. Je demeurai sur mes gardes mais pas autant que je l'avais été dans la taverne. Pour l'instant, il était évident que la vieille femme ne comptait pas s'en prendre à nous. Nous avions un temps de repos dont je comptais bien profiter au maximum. La dernière fois où j'avais véritablement été entièrement détendue et en sécurité remontait à mon court séjour chez Miléna. Ma mère. J'avais l'impression que cela faisait des années que cela s'était passé...
Nous dînâmes avec la vieille femme et Rihan, inventant une histoire à peu près plausible quant à notre arrivée ici. Pas une seule seconde je n'enlevais ma capuche. Naseok défendit ce point en prétendant que c'était son exigence. Elle nous croyait jeunes mariés, pauvres, séparés de notre famille et en route pour la rejoindre. Il n'avait fait que rajouter à l'histoire en se prétendant extrêmement jaloux et que personne d'autre que lui n'avait le droit de poser les yeux sur mon visage. Jamais un tel mensonge ne serait passé parmi les humains mais, soit les Faes avaient des mœurs encore plus tordues que je ne le croyais, soit la vieille femme était bien trop crédule. À moins qu'elle ne prétende être crédule.
Elle nous fit nous installer dans une petite chambre de bonne sous le toit, totalement isolée du reste de la maison. Il n'y avait qu'une seule issue : l'escalier en colimaçon qui menait au couloir du premier étage et atterrissait juste devant la porte de la chambre de la vieille femme.
Toutefois, entraînée que j'étais à trouver la moindre faille, je ne tardai pas à trouver une seconde issue. Dans ce grenier au plafond bas, il n'y avait qu'une étroite fenêtre. Naseok risquait de devoir se contorsionner pour pouvoir passer. Au demeurant, nous atterririons sur le toit et il nous suffirait alors de nous laisser glisser sur quelques mètres avant de sauter sur l'appentis adjacent à la maison et, de là, descendre dans le jardin. Rien de bien compliqué et rien que je n'aie déjà fait.
- Dors quelques heures, m'ordonna Naseok, assis dos au mur, face à la porte, notre unique bougie brûlant à côté de lui. Je monte la garde.
- Et tu dormiras quand ?
- J'ai dormi plus que toi, la nuit dernière. Je vais survivre.
Je haussai un sourcil en gardant ma réponse pour moi. Il ne dormirait pas tant que les Rafleurs seraient dans les environs, c'était évident. Il en serait incapable. Alors autant que j'en profite au maximum tant que je le pouvais. J'ignorais quand je pourrais à nouveau dormir dans un lit et au chaud.
Je me réveillai à cause de Naseok qui me secouait comme un prunier. Il plaqua une main sur ma bouche lorsqu'il me vit l'ouvrir. À la lueur chancelante de la bougie, je le vis poser un doigt sur ses lèvres avant de pointer vers la porte. Je me redressai doucement pour ne pas faire grincer le lit. Ce qui l'avait alerté devint clair. De lourds pas résonnait dans l'escalier. Les personnes qui montaient ne cherchaient même pas à être discrètes.
Je récupérai l'une des dagues qui étaient toujours accrochées à mes cuisses alors que les mains de Naseok crépitaient silencieusement. Nous ne bougeâmes pas, patientant. D'autres bruits de pas se joignirent aux grosses bottes, plus légers et rapides.
- Sortez de chez moi ! cria la vieille femme. Je ne vous laisserai pas les prendre !
- Ça fait bien trop longtemps que tu te mêles de nos affaires, vieille carne, grinça l'un des hommes.
Le bruit qui suivit était sans équivoque. La pauvre femme n'avait pas eu le temps de réagir. Je me levai, récupérant une seconde dague. Naseok posa une main sur mon épaule et secoua la tête. Il me traîna vers la fenêtre et me força à sortir en premier. Je n'étais pas tellement d'accord pour fuir un combat qui pouvait possiblement devenir intéressant mais il savait mieux que moi à quoi nous faisions face.
J'atterris souplement au sol et regardai en l'air lorsque j'entendis une flopée de jurons. Les Rafleurs étaient à l'étage, nous regardant pas la fenêtre.
Mon compagnon fit pour aller récupérer notre monture mais je le retins.
- Et si on volait leur bateau plutôt ?
- Est-ce que tu sais au moins comment commander un bateau ?
- Non, mais on s'en moque.
Je n'attendis pas de sa réponse avant de me mettre à courir vers le port. Le Unseelie me suivit après une seconde de réaction. Je n'eus aucun mal à rejoindre le bateau des Rafleurs. Je n'hésitai pas une seule seconde à sectionner les cordes qui le maintenaient à quai avant de sauter à bord. Aussitôt, il se mit à dériver par la seule force du vent qui agitait le courant. Naseok sauta et atterrit de justesse sur le pont, me fusillant du regard.
- Tu n'aurais pas pu attendre que j'arrive ?
- Non.
L'un des Rafleurs tenta à son tour de sauter à bord. Le repousser à l'eau fut un jeu d'enfant.
Heureusement, de ce côté du quai, il n'y avait pas d'autres bateaux qui auraient pu empêcher le nôtre de sortir du port librement. Je regardai la terre s'éloigner, la lune jetant des ombres sur les bâtiments qui rapetissaient à vue d'œil.
- Et maintenant, capitaine ? ironisa Naseok.
Je haussai les épaules.
- Tu es intelligent, je suis sûre que tu vas trouver comment on dirige ce truc. Si ces trois crétins y sont parvenus, tu devrais y arriver aussi.
Je récoltai un nouveau regard noir que j'ignorai autant que le premier. Je le plantai là pour aller à la découverte du bateau. Je trouvai la trappe pour la cale et, par chance, des bougies étaient allumées en bas, me permettant de ne pas tomber en descendant l'échelle.
Une odeur rance émanait des quartiers sous le pont. Un mélange âcre de sueur, de sang et d'humidité. Je fronçai le nez tout en regardant autour de moi. Il n'y avait pas grand-chose à voir, en vérité. La plupart de ce que je voyais ne faisait aucun sens pour moi. Je fus tout de même contente de voir des lits corrects. Je pourrais au moins dormir pendant que nous dérivions en mer.
Je poussai une porte pour découvrir un véritable garde-manger. Nous aurions de quoi tenir plusieurs semaines avec tout ça. Je ressortis pour continuer mon exploration le long d'un étroit couloir qui, lui, n'était pas éclairé du tout. Je me guidai, la main sur la paroi, jusqu'à sentir le bois changer pour former un chambranle. Il y avait une porte. Je m'étais attendue à du stockage pour le bateau. Une porte, par contre, voulait dire que c'était quelque chose que l'on voulait cacher.
Je tressaillis lorsqu'un oiseau de feu surgit au-dessus de mon oreille.
- Tu pourrais arrêter de faire ça ?
- Qu'est-ce que tu fais ici dans le noir ?
Il s'approcha, amenant avec lui assez de lumière pour que je puisse discerner clairement la porte face à laquelle je m'étais arrêtée. Elle était barrée de trois épais verrous. Soudain, je n'étais plus très sûre de vouloir savoir ce qui se cachait derrière...
- Qu'est-ce que c'est que ça ? souffla Naseok.
- J'en ai pas la moindre idée.
- Recule. Je vais les faire fondre.
Je le retins par le bras.
- Tu es sûr que c'est une bonne idée ? On ne sait même pas ce qu'il y a derrière.
- Sûrement les gens qu'ils ont raflés.
- Et si ce n'est pas ça ?
- Nous aviserons. Si on a su battre cette créature dans la forêt, tu ne crois pas qu'on sauras faire face à ce qu'ils ont enfermé là-dedans ?
Je soupirai, vaincue. Je reculai suffisamment pour qu'il puisse faire fondre les verrous. Le métal commença à rougir et il n'eut qu'à tirer dessus pour le faire céder. La porte s'entrouvrit dès que le dernier loquet fut cassé. Une odeur rance et moite nous percuta de plein fouet, me donnant envie de vomir. Naseok enflamma l'une de ses mains tout en avançant prudemment dans la pièce. Je le suivis prudemment, une main sur l'une des dagues attachées à mes jambes.
Des silhouettes étaient recroquevillées dans le fond, enroulées sur elles-mêmes dans le coin. Elles tentaient visiblement de se faire le plus petites possible. Je restai sur mes gardes, peu certaines de la façon dont ils allaient réagir. Il était clair qu'ils étaient victimes des Rafleurs. Depuis combien de temps ? Je n'en avais pas la moindre idée. Ce que je savais, par contre, c'était que la captivité pouvait transformer quelqu'un en véritable animal.
Naseok envoya de petites de boules de feu vers les silhouettes, trop prudent pour avancer plus près. Il savait aussi bien que moi ce que ce genre de situation pouvait générer chez les victimes. J'inspirai profondément alors que des gémissements résonnaient entre les murs de bois.
L'une des personnes se leva et s'avança vers nous. Aussitôt, Naseok concentra la lumière sur elle, dévoilant son visage. Le choc me heurta de plein fouet, plus fort que ne l'aurait fait un coup de poing en plein estomac.
- Ryker ?
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NdlA : Ooooooooooh !
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