Chapitre 10
Les silhouettes ne ressemblaient à rien si ce n'était trois points noirs dans le ciel gris. Comment ils étaient capables de dire que c'était les vautours de Nahl me dépassait. Ça devait être un talent de pirate. En jetant un regard vers Naseok, je vis qu'il ne voyait rien de plus que moi.
- Comment savez-vous que ce sont les vautours ? questionna-t-il.
- Vous, les terrestres, vous ne voyez jamais rien, répondit le pirate en grommelant.
Je roulai des yeux alors que Naseok faisait la moue. Je continuai de m'inquiéter pour lui. Il était trop calme, trop rationnel. Avec ce qui lui était arrivé, il aurait dû... être plus nerveux, chercher à se cacher... Je n'avais pas connu de victimes de viol auparavant mais je doutais qu'elles réagissent aussi posément.
Naseok gardait tout en lui et ce n'était pas sain. J'aurais préféré qu'il me parle, qu'il pleure, qu'il cherche à se venger... Peu importait la réaction du moment qu'il en avait une. Je trouvais ça encore plus inquiétant qu'il ne réagisse pas. Quelque chose avait cédé en lui, j'en étais sûre. La blessure devait avoir été si profonde et si soudain qu'il ne devait pas savoir comment le gérer. Toutefois, je ne savais pas comment le forcer à faire céder le barrage. Si seulement je le savais, je pourrais faire quelque chose pour lui.
J'entraînai Naseok avec moi vers notre cabine. Il me suivit sans poser de questions. Je fermai la porte derrière moi et lui fis face.
- Est-ce que ça va ?
- Pourquoi me poses-tu cette question ? Je n'ai pas l'air d'aller bien ?
- Honnêtement ? Non. Tu n'as pas l'air d'aller bien.
Il me regarda, un sourcil haussé. Il semblait honnêtement surpris par ma réponse. Il soupira et s'assit sur le lit. Il passa ses mains sur son visage.
- Ça se voit tant que ça ?
- Pas pour qui ne sait pas, admis-je. Mais moi, je sais. Et je sais que ça ne va pas. Je sais que tu gardes tout pour toi et que ça n'est pas sain. Tu as le droit de craquer, tu sais. Je ne vais te juger. Je suis plus inquiète que tu ne le fasses pas et que tu te forces à faire le fier à bras.
Il fit la grimace et je le rejoignis, posant mes mains sur ses épaules. Il me regarda. Il avait l'air d'un enfant perdu, les yeux embués de larmes contenues et interdites. Je ne dis rien, laissant mes mots faire leur chemin dans son crâne. Le barrage parut céder et il enfonça son visage contre mon ventre. Il n'émit pas le moindre son alors que des larmes coulaient sur ses joues. Je passai mes mains dans ses cheveux, sans rien dire. Tout ce dont il avait besoin, c'était de quelqu'un pour le tenir pendant qu'il se laissait aller.
Il avait eu besoin de ça, de ce moment pour se vider et se relâcher mais il n'aurait jamais osé le demander. Il était trop fier, trop fort. Il préférait garder ses souffrances pour lui, les dissimuler alors que, tout ce qu'il voulait, c'était une épaule sur laquelle pleurer.
La seule chose qui le força à se relever, ce fut la porte qui s'ouvrait. Il renifla et je me retournai. Ryker se tenait sur le seuil, les yeux sombres. Il déglutit et releva le menton.
- Les vautours sont sur nous.
Sa voix était froide et distante. Je ne bougeai pas, dissimulant le visage de Naseok à sa vue. Il n'avait pas besoin de savoir que le Unseelie était en larmes. Il poserait des questions auxquelles personne ne voulait répondre. Surtout, personne n'avait besoin de savoir ce qui était arrivé à Naseok. Surtout pas Ryker.
- On arrive, répondis-je.
Il ne réagit pas aussitôt. Il ne partit que quelques dizaines de secondes plus tard. Son regard me fit trembler. L'expression qu'il contenait me brisa le cœur. Cette fois, ce qu'il y avait entre nous semblait définitivement brisé. Je me retrouvai à regretter ces moments volés entre lui et moi, à la cour de son père. Toutes ces fois où il m'avait fait savoir que je lui plaisais. Au fond, peut-être aurais-je dû céder. Tenter ma chance.
Il était trop tard pour les regrets. Notre histoire n'avait jamais commencé et mieux valait qu'elle ne voit jamais le jour. Ça ne ferait que nous détruire tous les deux un peu plus.
Il ferma la porte derrière lui et je fis un pas en arrière. Naseok essuya son visage et tira un mouchoir de sa poche pour se moucher. Il força un sourire.
- Ça va aller, dit-il doucement. Allons-y.
Il se leva et nous retournâmes sur le pont. Il garda son bras contre le mien, trouvant du réconfort dans notre contact léger et discret. Il avait ouvert les vannes et ce n'était pas en quelques secondes qu'il pouvait les refermer. Il avait besoin que je serve de tampon entre lui et le monde extérieur.
Comme Ryker l'avait dit, les vautours n'étaient pas loin. Cette fois, les trois points noirs ressemblaient bel et bien à de gros oiseaux de proie d'un noir de jais. J'espérais que Birn, celui qui m'avait prévenue de l'emprisonnement de Nahl, soit parmi les trois. S'il était là, c'était qu'ils venaient nous aider. S'il n'était pas là... C'était que les vautours de Nahl lui avaient tourné le dos. Et ça n'était pas une bonne nouvelle du tout.
Les pirates sortirent leurs épées et Ryker les imita. Ils reculèrent pour former un arc de cercle à côté de moi. Les trois vautours se posèrent sur le pont tout en se transformant. Au centre du trio se tenait Birn, exactement le même que dans mon souvenir. Le visage buriné, les muscles saillants, typiquement Unseelie. Il s'approcha, les deux autres derrière lui. Il en manquait un. Il y avait toujours eu deux vautours autour de Nahl pour une parfaite formation en V.
- Tu as tenu parole, me dit-il simplement. Tu es revenue pour lui.
- En effet.
J'ignorais si Nahl avait informé ses vautours du lien qui nous liait aussi n'allai-je pas plus loin. Birn me considéra et son regard dériva vers les pirates.
- Pouvons-nous parler en privé ?
J'opinai et l'entraînai avec moi vers la cabine. Naseok m'arrêta et murmura :
- Sois prudente. Ils ne sont peut-être pas nos amis.
- Je ne m'en fais pas. Je sais que tu seras derrière la porte.
Un faible sourire apparut sur ses lèvres. Il me relâcha et j'ouvris le chemin vers le pont inférieur. Je laissai Birn entrer. Ses deux compagnons demeurèrent dehors avec Naseok et le capitaine du bateau. J'étais certaine que Ryker n'était pas loin et que les autres pirates étaient sur le qui-vive au cas où les vautours se montreraient hostiles.
- Je ne vous attendais pas par la mer, commença le vautour.
- Je n'ai pas eu d'autre choix. Entre les Rafleurs et la garde de la reine, la mer était le meilleur moyen de descendre vers la Faerie.
Il hocha la tête en croisant ses mains dans son dos.
- Vous avez des nouvelles de Nahl ?
- Aucune. Comme vous le voyez, nous ne sommes plus que trois. Merl a tenté d'espionner la Cour Noire. Vous devinez ce qu'il est advenu de lui.
- Je n'ai aucun mal à le deviner.
- Nous allons vous aider à atteindre la Cour Noire. Nous ne sommes pas censés sortir de la Faerie mais nous devions vous atteindre avant que vous ne pénétriez sur le territoire Fae.
- Pourquoi ?
- Le Roi Noir vous a maudite. Cette malédiction lui permet de savoir où vous êtes. Il faut la briser avant d'entrer pour que vous puissiez disparaître au milieu des autres Demi-Sangs. Vous localiser sera plus compliqué pour lui et il ne pourra pas venir à notre rencontre.
- Et comment suis-je censée faire cela ?
Il sortit un papier de sa poche et me le tendit. Je le récupérai, circonspecte. Il semblait avoir fait de nombreuses recherches. Je me souvenais des vautours comme des idiots à qui j'avais joué un tour enfantin pour pouvoir leur échapper. À ce moment, j'ignorais que Nahl était mon frère et que tout ce qu'il voulait, c'était m'isoler du groupe pour pouvoir m'emmener voir notre mère.
- L'Ancienne nous a fait appeler pour que nous vous donnions ce papier. Elle exige aussi que la première destination que vous devrez atteindre soit Wringden. Elle veut vous voir. Une histoire de dette à rembourser.
Un frisson dévala ma colonne vertébrale. Le souvenir de Wringden était toujours aussi vivace. Les brûlures sur mes bras rendaient difficile d'oublier ce moment passé dans la ville démoniaque. Je me souvenais de l'Ancienne. C'était la plus vieille humaine au monde. Elle possédait une magie que les Fae ne pouvaient pas maîtriser. Elle avait des dons dont ils ne pouvaient rêver ce qui faisait qu'ils la protégeaient encore plus que leurs rois.
Depuis ce passage par Wringden, je me retrouvais avec une dette envers elle. Elle m'avait sauvée et elle avait aidé avec mes brûlures. Maintenant, j'allais devoir payer cette dette.
- Très bien. Je me doutais que ce moment viendrait.
- Autre chose. Puisque les pirates semblent vous protéger, je suppose qu'ils savent qui vous êtes réellement.
- Nahl vous a parlé.
Ce n'était pas une question, ce qui le fit sourire sombrement.
- J'étais au courant depuis longtemps. Il n'a pas eu besoin de me le dire. Dès que je vous ai vue, j'ai su que c'était vous que l'on cherchait. Les deux autres ne savent pas. Ils pensent qu'il y a quelque chose entre vous. Ils ne songeront jamais que vous êtes l'enfant perdu du Roi Noir, la sœur de Nahl. Ils ne soupçonneront rien.
- J'ai ordonné aux pirates de garder ce qu'ils savent pour eux. Ils ne parleront pas.
- J'espère pour vous. Il faut que nous soyons discrets pour atteindre Wringden. Seulement après, nous pourrons sûrement être plus directs dans notre voyage.
Il venait d'arriver mais il avait déjà pris la direction des opérations. Ça ne me dérangeait pas tellement. Je n'avais aucune envie de gérer ce voyage, d'avoir la responsabilité de tout le monde. J'avais envie de laisser quelqu'un d'autre prendre le retour à la Faerie en main et me décharger totalement sur lui.
Néanmoins, je ne pouvais pas me fier aveuglément à Birn. Il était peut-être un allié de Nahl mais ça ne voulait pas dire qu'il était le mien. Avant, j'aurais pu croire que c'était le cas. Je n'étais plus aussi naïve.
- Occupons-nous de cette malédiction. C'était une bonne chose que nous soyons sur un bateau. Votre soudaine disparition de son radar lui fera penser que vous vous êtes noyée. Il fera des recherches primaires mais ne pourra pas savoir si c'est le cas ou non. Nous sommes au milieu de la Mer de Verre. De nombreux bateaux sombrent, ici.
- La Mer de Verre ? répétai-je.
Je n'avais jamais entendu ce terme. Ça ne me disait pas tellement où nous étions. Je n'avais absolument aucun repère. Il dut le voir sur mon visage mais il ne dit rien. Ça serait un mystère dont j'allais devoir parler avec Naseok si je voulais des réponses.
Birn me désigna le papier de l'Ancienne. Je cédai et l'ouvris. Ce n'était pas une lettre comme j'aurais cru que ça le serait. C'était une chanson. Une longue chanson de plusieurs couplets. Tout en bas du papier, des instructions étaient inscrites.
Seule dans une pièce avec une bougie. Répéter trois fois ou plus au besoin. Les marques brûleront avant de partir.
Il n'y avait rien de plus que ces trois phrases. Elles suffisaient, pour sûr. Nonobstant, j'aurais aimé en avoir plus. Je n'avais pas la moindre idée de ce qui allait se passer lorsque je réciterais cette chanson. Je n'étais pas rassurée le moins du monde. J'avais envie de me débarrasser de cette malédiction. Forcément. Surtout qu'elle tenait à ce que je tue Ryker. Malgré ce qu'il s'était passé entre nous, je ne tenais pas à l'assassiner.
Je refermai la lettre et relevai les yeux vers Birn qui attendait une réaction.
- De quoi a-t-on besoin ?
- D'une bougie.
- C'est tout ? s'étonna-t-il.
- Oui. Le reste, c'est à moi de m'en charger.
- Très bien.
Il hésita. Il perdit son air distant et mesuré pour pousser un long soupir fatigué. Je patientai. Il allait finir par me dire ce qu'il retenait.
- Écoutez... Lorsque nous allons retrouver Nahl... Il sera sûrement dans un sale état. Je ne sais pas du tout ce qu'il lui sera arrivé et je ne peux pas imaginer dans quel état nous le trouverons. Il faudra être prudent avec lui. Tant qu'on ne saura pas ce que le Roi Noir lui aura fait, il ne faudra pas lui faire confiance.
- C'est mon frère ! protestai-je. Quoi qu'il arrive, je ne le laisserai pas tomber.
- Vous connaissez les tortures du Roi Noir. Imaginez cela en cent fois pire. Imaginez quelque chose de si barbare que ça peut briser quelqu'un.
- Il ne fera pas ça à son propre fils. Il a besoin de lui.
- Je n'ai pas dit qu'il allait le tuer. J'ai dit qu'il allait le torturer comme il n'a jamais torturé quiconque auparavant. Tout ce qu'il veut, c'est votre nom. Il est en train de mourir et son frère aussi. Et aucun d'eux ne veut que des bâtards prennent les trônes. Il semblerait qu'il ne le sache pas pour l'instant puisqu'il n'est pas venu vous chercher. C'est en partie pour cela qu'il faut vraiment que vous vous débarrassiez de la malédiction.
Je gardai le silence, ma tête commençant à bourdonner. Je refusais de penser à Nahl. Je refusais de songer à toutes les tortures qu'il devait endurer pendant que j'étais là, à parler. Si je commençais à imaginer tout ce qu'il subissait depuis qu'il avait été attrapé par le Roi Noir... J'allais paniquer.
- Je vais le faire. Quand bien même cela n'aurait-il pas aidé, je l'aurais fait. Je ne compte pas rester maudite jusqu'à la fin de mes jours.
- Bien. Je vais aller parler aux pirates pour qu'ils prennent la direction de Wringden. Faites ce que vous avez à faire.
Je tendis le bras pour l'empêcher de sortir. Il me regarda, étonné. Je n'avais aucune envie de faire ce que je m'apprêtais à faire mais c'était nécessaire. Qu'il prenne la direction des opérations ne me déplaisait pas, loin de là. Au demeurant, je ne pouvais pas le laisser saper mon autorité sans réagir. Je ne voulais pas être reine mais je l'étais. Et il allait falloir qu'il l'accepte comme j'étais forcée de le faire chaque jour.
- Je suis votre reine, Birn. Je ne suis pas un simple pion que vous manipulez pour sauver mon frère. Tâchez de vous en souvenir.
Il me jaugea pendant quelques secondes et je ne cillai pas. Il inclina la tête.
- Bien sûr, ma reine. Toutes mes excuses si j'ai dépassé les limites.
Je baissai le bras et le laissai sortir. Il ne referma pas la porte derrière lui. Naseok entra, effleura mon dos.
- Ça va ?
J'acquiesçaien silence.
- De quoi voulait-il te parler en privé ?
- Nous devons aller à Wringden. L'Ancienne veut me voir pour payer ma dette.
- Un tel détour est-il vraiment la meilleure solution ?
- Je n'ai pas le choix, Naseok. Je dois rembourser ma dette. Et si j'arrive à obtenir l'allégeance des démons en même temps, tu imagines l'avantage que ça nous fera face aux Rois Jumeaux ?
- Et Nahl ?
Je détournai les yeux.
- Je n'ai pas le choix. Si je veux le sauver, je dois avoir un avantage maximum. Tu as regardé notre équipée ? Une dizaine de pirates, trois vautours, Ryker, Gallagher, toi et moi. Tu crois sincèrement que l'on a la moindre chance face aux Rois Jumeaux et à leurs armées ? Non. Nous n'avons aucune chance. Avec les démons, nos chances de récupérer Nahl grandiront. Si je dois subir une ou deux journées de voyage supplémentaires, je le ferais. Et tu le feras aussi.
Il secoua la tête.
- Je n'aime pas ça. Je n'aime pas te voir réagir comme ça.
- Pourquoi ?
- Parce que je sais que tu as raison. Et parce que jamais auparavant tu n'aurais suivi cette voie. Tu serais partie droit vers la Cour Noire sans penser à la logistique. Tu n'es plus la gamine régicide que j'ai rencontré. Tu deviens une reine.
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