Chapitre 4
Nathanaël fut tiré du sommeil par un bruit mat sur la moquette. Il ouvrit brusquement les yeux. Comme cela lui arrivait régulièrement, son coeur manqua un battement quand il aperçut la porte sombre et menaçante, presque mouvante dans la pénombre de la nuit.
Non. Pas presque.
L'adrénaline anima son corps. Il recula d'un bon mètre. Sa main prit appui sur le vide. Il bascula par terre. L'adolescent se redressa immédiatement, dos contre le mur.
Les tentacules noirs s'agitaient devant la porte. Contrairement à leurs deux rencontres précédentes, l'Entité ne se rua pas sur lui. Elle attendait là, immobile, comme pour le provoquer.
Nathanaël tenta de contrôler la terreur qui s'emparait de lui. Réfléchir. Il devait réfléchir. Sortir. La porte était bloquée. La fenêtre. Troisième étage. Trop haut. Il n'avait ni plantes, ni crystaux pour se défendre.
Son sang. Il plongea sur la table de chevet. Sans quitter l'Entité des yeux, il fouilla le tiroir pour en sortir son matériel de transfusion. Un doigt, deux doigts, trois doigts. Un tentacule fondit sur lui. Il lança ses fils pour le contrer.
Lorsque son sang entra en contact avec le miasme, un tsunami d'obscurité balaya son cerveau et ses pensées. Froid. Faim. Soif. Peur. Colère.
Émerger de toutes ces émotions demanda un effort démesuré à Nathanaël. Lorsqu'il revint enfin à lui, à bout de souffle, il s'aperçut qu'il était face contre terre. L'Entité le tenait. Les tentacules enroulés autour de ses bras et de sa taille le traînaient vers elle. Vers la mort. Il voulut hurler. Le tourbillon de noirceur qui noyait son cerveau lui sapait toute son énergie. Rester conscient mobilisait déjà toutes ses forces. Il ne lui en restait pas une once pour crier.
Le miasme le souleva. Ses pieds quittèrent le sol. Ce n'est qu'alors qu'il se rendit compte à quel point ce simple contact le rassurait. À présent coupé de tout, il n'avait plus rien à se raccrocher pour résister au voile de ténèbres qui attaquait son esprit.
— Bizarre...
Nathanaël sursauta. La voix, sombre, multiple, résonnait dans sa tête. Il tenta de dévisager le monstre, mais ses yeux se perdirent dans l'obscurité qui le composait.
La surprise et les questions envahirent son esprit, suivies d'un rire. La tempête de noirceur se teinta d'un gris ironique.
— Tu entends...
Le constat semblait l'amuser.
L'amuser. Une anomalie spirituelle, un concentré d'émotions négatives, éprouvait lui-même des sentiments... Nathanaël sentit un frisson lui parcourir l'échine. La chose qu'il avait devant lui ne possédait pas uniquement une conscience : elle ressentait. Et si l'amusement ne lui était pas étrangère, il en allait peut-être de même de la douleur. Voire de l'agonie insurmontable accompagnant la perte d'un être cher.
Lui avait-elle pris son père en parfaite connaissance de cause ?
Sa propre colère se mêla à la haine que lui transmettait le mauvais esprit. Nathanaël s'y raccrocha et trouva la force de demander :
— Pourquoi ? Qu'est-ce que... tu veux ?
— Destruction.
La réponse avait été simple, directe et sans appel. Vague, aussi, mais l'adolescent ne s'attarda pas sur la population concernée par ce seul mot. Dans l'immédiat, c'était lui qui se trouvait à la merci de l'Entité, lui dont la vie ne tenait qu'à un fil.
Mais elle parlait. Elle lui répondait. Elle ne le tuait pas. Du moins pas tout de suite. L'hôtel grouillait de médiums, ils finiraient pas se rendre compte... C'était peut-être déjà le cas.
Gagner du temps...
— Comment tu m'as trouvé ?
Le voile d'obscurité dans son esprit se modula, forma une silhouette. Nathanaël n'aurait su dire s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme, mais il en exsudait la jalousie, la haine, la peur...
— Secret ! gloussa l'Entité.
Dans son esprit, le tourbillon s'organisa. Ses mouvements gagnèrent en régularité, en concentration. Nathanaël comprit que l'anomalie avait fini de discuter. Elle allait terminer ce qu'elle avait commencé en décembre. Ce qu'elle n'avait pas jugé utile de faire cinq ans plus tôt.
L'adolescent ferma les yeux, prêt à se faire aspirer par l'anomalie, comme son père. Ou à ressentir une douleur atroce lui perforer le ventre, comme la dernière fois. Il ne voulait pas. Il ne voulait pas avoir mal. Il ne voulait pas mourir... Il n'avait même pas seize ans... Il n'avait jamais conduit une voiture, n'avait jamais eu de travail, n'avait jamais embrassé une fille...
Le visage de Fanny apparut dans son esprit. Elle serait sans doute triste d'apprendre sa mort... Peut-être même s'en voudrait-elle de n'avoir rien pu faire pour l'aider.
Nathanaël tressaillit en sentant les tentacules se glisser autour de sa cage thoracique, autour de son cou. Il haleta, inspirant chaque goulée d'air comme la dernière.
Pourquoi ? Il ne voulait pas...
La pression contre son ventre lui écrasa les côtes et les poumons. Le hoquet de larmes qui tenta de lui échapper disparut en même temps que l'oxygène de son corps. Le tentacule autour de son cou resserra à son tour sa prise. L'adolescent savait qu'il ne servait à rien de lutter, mais il ne put s'empêcher de s'aggriper au miasme, d'appeler l'air à sa bouche, de le supplier de passer la barrière de sa gorge, de se frayer un chemin jusqu'aux organes compressés dans son torse.
— Faut un... Juste un...
Tandis que des papillons noirs voilaient peu à peu son champ de vision, ces quatre mots résonnèrent dans son esprit à l'agonie.
Un tambourinement contre la porte le ramena brièvement à lui.
— Que se passe-t-il ? Tout va bien ?
Le garde ! Dans sa panique, il l'avait oublié... Les questions l'ulcérèrent plus qu'elles ne le rassurèrent. Comment un médium de l'OSI pouvait-il frapper à la porte alors qu'une anomalie aussi puissante se trouvait juste derrière !
L'adolescent abandonna son sort de marionnettisme et mobilisa jusqu'à ses dernières forces dans le talisman qu'il sentait autour de son cou, comprimé contre sa peau par les tentacules.
À travers le voile de l'inconscience qui tombait peu à peu sur ses yeux, il aperçut des éclairs dorés. La pression de l'Entité se relâcha légèrement. De surprise, peut-être ? Nathanaël ne s'attarda pas sur la raison. Il avala avidement une goulée d'air, tâta les environs à la recherche d'une arme... De quelque chose... N'importe quoi !
Ses doigts se refermèrent sur le dossier de sa chaise. Dans un cri désespéré, il souleva sa trouvaille et l'abattit contre l'anomalie. Les tentacules du mauvais esprit achevèrent de se desserrer et l'adolescent glissa au sol. Il accueillait chaque bouffée d'air avec une joie démesurée. Peu lui importait la douleur qui les accompagnait ou sa tête qui commençait à tourner.
Il avait gagné cette joute. Un point pour lui ! Tout ce qu'il lui restait à faire, c'était continuer à marquer jusqu'à ce que le garde lui prête main forte. Puis jusqu'à la victoire finale.
En parlant du garde...
— Venez m'aider, bon sang !
Au diable sa voix enrouée, l'homme avait intérêt à comprendre. Heureusement, Nathanaël entendit le cliquetis des clés, ponctué de jurons nerveux.
— Hors de mon chemin, espèce de moue du genou !
L'adolescent se releva et fit face à l'Entité, soudain rassuré. Jacques arrivait à la rescousse. L'anomalie semblait peser ses chances dans la situation présente. Le mouvement de ses tentacules finit par ralentir. Chaque membre de miasme se contorsionna, se condensa vers un point unique, à terre. Petit à petit, le mauvais esprit se glissa dans le sol. Lorsque Jacques abattit la porte, les dernières émanations maléfiques s'évanouissaient.
À la vue de son instructeur, les dernières forces de Nathanaël le quittèrent. Une douleur déchirante traversa son genou droit. Jacques tenta bien de le rattraper, mais ses bras frôlèrent la tête de l'adolescent alors que la gravité l'invitait à s'effondrer sans grande cérémonie.
— Ça va ? s'affola le vieux médium entre excuses et jurons.
Nathanaël acquiesça. Il se focalisa sur les yeux marron de son instructeur pour ne pas tourner de l'œil. Il paraissait déjà dans tous ses états, le lycéen ne voulait pas lui causer une frayeur supplémentaire. Il ne voulait pas tuer son pauvre grand-père d'une crise cardiaque...
Pourtant, son esprit n'avait qu'une envie : se mettre en pause. Ce trop-plein d'émotions et d'efforts l'avaient vidé pour une bonne semaine, voire un bon mois. De toute façon, les médiums de l'OSI qui discutaient dans leur téléphone, paniqués, n'avaient pas besoin de lui. Pas tout de suite. Il pouvait bien terminer sa nuit...
Une tête aux cheveux châtain ébouriffés l'incita à garder les paupières ouvertes encore quelques minutes. Philippine ! Il ne retint pas les larmes qui lui montèrent aux yeux.
— Excusez-moi, je suis infirmière...
Il avait déjà entendu sa tutrice parler anglais, avec sa mère, originaire du sud de Londres, ou quand elle était plongée dans une série. Son intervention dans cette langue qu'il commençait à regrets à associer à sa captivité lui serra un peu le cœur, mais le regard que Philippine posa sur lui dissipa aussitôt son appréhension.
Jacques s'écarta pour la laisser examiner l'adolescent. Celui-ci dévisagea son visage avec une joie infinie, si bien qu'elle dut poser une main sur sa joue pour qu'il se concentre enfin sur sa voix.
— Tu es blessé ? Tu as mal quelque part ? Tu as pris tes coagulants ?
Il acquiesça, lui montra ses côtes, puis son genou. Lorsqu'elle lui demanda d'évaluer sa douleur sur une échelle de un à dix, il haussa les épaules. Le simple fait de la savoir à ses côtés le soulageait.
Philippine l'aida à ôter son haut de pyjama pour examiner son torse. Sourcils froncés, elle se concentra ensuite sur son cou. Ah, il avait un peu mal là aussi, maintenant qu'il y pensait.
L'infirmière ne parut pas apprécier ce qu'elle voyait. Pour son plus grand regret, elle se détourna de lui et se dirigea vers les médiums de l'OSI tel un général face à des soldats bons pour la cour martiale. Si ces hommes refusaient de l'écouter, ils en auraient pour leur argent. Ou au moins pour leur dignité. Nathanaël en eut presque de la peine pour eux. Presque.
— Il doit être examiné à l'hôpital. Tout de suite ! ajouta-t-elle quand l'un des agents tenta de l'interrompre. Il a de sérieuses compressions au niveau des côtes et du cou. Nous ne pouvons exclure une hémorragie interne. Il a besoin d'une équipe médicale de toute urgence.
Visiblement lasse d'attendre leur réponse au bout d'un dixième de secondes, elle tira son téléphone de la poche de sa robe de chambre pour appeler les secours.
Son champ de vision libre de tout obstacle, les yeux de Nathanaël se posèrent à l'endroit où l'Entité avait disparu. Jacques se penchait déjà sur la moquette. Il ramassa un petit carré de papier plastifié qu'il examina, sourcils froncés, avant de le glisser dans la poche de son pyjama. Il balaya ensuite les miettes de gâteaux secs éparpillés par terre pour dégager un rectangle de toile noire, à quelques centimètres à peine de la boîte à biscuits ouverte.
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