Chapitre 2 (1/2)
Face à l'obscurité naissante, les rues de Londres s'étaient parées des lumières blanches et jaunes de leurs lampadaires. Les bâtiments, à l'architecture si différente de ceux de Paris, présentaient pourtant un patchwork de lueurs ô combien semblable. Nathanaël songea avec tristesse que la capitale qu'il connaissait si bien brillait elle aussi à cette heure. La nostalgie fit redescendre de quelques crans l'euphorie de cette excursion tardive.
Bien décidé à ne pas se laisser abattre, le lycéen se concentra sur la file de taxis noirs qui les dépassaient à droite.
— Le niveau de l’anomalie n’est pas particulièrement élevé, le briefa Osborne, assis à ses côtés. Trois ou quatre, tout au plus. Étant donné les conditions actuelles, ceci est évidemment amené à évoluer, et rapidement. Ce n’est pourtant pas sa puissance qui nous pose problème, mais sa mobilité : il nous est impossible de l’immobiliser pour l’exorciser. C’est là que vous intervenez.
Il en coûta à Nathanaël, mais il acquiesça. À présent qu’il avait quitté sa chambre d’hôtel, il était bien décidé à se montrer à peu près coopératif – juste ce qu’il fallait – pour ne pas inciter l’homme à faire demi-tour.
Sur le siège conducteur, Judith chantonnait joyeusement et se dandinait au rythme de ses propres notes. Elle aussi semblait apprécier la promenade. En d’autres circonstances, peut-être l’adolescent se serait-il permis de la considérer comme sympathique…
— Avez-vous des questions ?
Nathanaël secoua la tête. Cette nouvelle réponse silencieuse irrita sans doute Osborne, qui laissa échapper un soupir, mais il n’insista pas.
La voiture bifurqua sur les quais de la Tamise. L’adolescent admira avec émerveillement la grande roue et son reflet sur l’eau mouvante, tout aussi lumineux l’une que l’autre. Il avait déjà vu l’attraction en photo, dans des séries et brièvement de jour à son arrivée à Londres, mais c’était la première fois qu’il la voyait la nuit en vrai… Il se prit un instant à espérer que le mauvais esprit s’y trouve… Il tiendrait là l’occasion parfaite pour s’en approcher encore.
Malheureusement, ils se heurtèrent quelques mètres plus loin à un barrage de police, que Judith franchit sans peine après avoir agité un badge sous le nez d’un agent des forces de l’ordre.
— Nous avons des accords avec la police, expliqua Osborne quand il repéra la surprise de Nathanaël. Il nous arrive régulièrement de faire appel à eux pour sécuriser une scène potentiellement dangereuse, comme c’est le cas ce soir. Je ne crois pas que l’IFSS dispose de telles possibilités…
En effet, l’Institut était en bons termes avec le gouvernement, seul organe français non lié au spiritisme à en connaître l’existence, et bénéficiait donc de certains privilèges, dont Sandra avait fait usage pour pénétrer au Louvre une semaine plus tôt. Leurs liens avec les autorités s’arrêtaient cependant là.
L’adolescent dut bien reconnaître qu’une telle alliance avec la police avait de nombreux avantages : les quais étaient déserts, mis à part quelques voitures garées et des piétons dont l’aura chatoyante laissait peu de place au doute quant à leur identité.
Judith avança encore un peu avant de couper le moteur. Elle sortit du véhicule et s’empressa de tenir la portière que Nathanaël venait d’ouvrir, visiblement déçue de ne pas avoir pu le faire pour lui. L’adolescent sortit une béquille, puis l’autre, avant d’avancer péniblement vers le trottoir où l’attendait déjà Osborne.
Il n’avait pas eu à insister pour recevoir cette assistance ; les agents de l'OSI avaient bien remarqué que l’emmener sur le terrain tel quel ne serait bénéfique ni pour lui, ni pour eux. Quand il avait boitillé vers le couloir ce soir-là, Judith l’y attendait donc, une paire de béquilles à la main.
Alors qu’il sautait les quelques centimètres qui le séparaient des pierres du trottoir, un pas de course leur parvint. Une femme se précipitait vers eux, en sueur, ses cheveux blonds décoiffés fouettés par le vent.
— Brandon, te voilà enfin ! L’anomalie est à la limite du niveau cinq, on arrive à peine à la contenir dans nos barrières ! C’est lui ?
Son regard se posa sur Nathanaël. Celui-ci la salua d’un bref signe de tête.
— C’est lui, confirma Osborne. Où est-elle ?
La femme fit un ample moulinet du bras pour leur signifier de la suivre. L’adolescent se hâta comme il put. L’utilisation des béquilles ne lui était pas inconnue, loin de là, mais il n’en avait plus eu besoin depuis un certain temps et les muscles de ses bras et de ses épaules ne manquaient pas une occasion de le lui rappeler. Sans parler de ses paumes, qui commençaient lentement mais sûrement à s’échauffer sur les poignées en plastique. Après toutes les séries anglophones qu'il avait ingurgitées en compagnie de Philippine, il avait été déçu de ne pas recevoir des béquilles avec appui au niveau des aisselles.
Il était à bout de souffle, les épaules et les mains en feu, quand leur guide s’immobilisa enfin pour leur indiquer d’un doigt la localisation de l’anomalie.
Nathanaël leva les yeux. Plus haut. Toujours plus haut... Il comprit rapidement ce qui donnait tant de fil à retordre aux médiums anglais : le mauvais esprit habitait un avion en papier qui planait allègrement une trentaine de mètres au-dessus de leur tête. Des ramifications grises s'en échappaient à la recherche d'une cible. Un goéland en percuta une et poussa un cri. Il redescendit en planant pour se nettoyer les plumes, comme englué dans du mazout.
— Est-ce qu'il pourrait mettre ce truc à notre portée ? demanda la femme.
Pour toute réponse, Osborne glissa une main dans sa poche et en sortit une petite punaise qu'il déposa dans la paume de l'adolescent.
— Attrape cette anomalie et fais-la descendre jusqu'à nous, lui intima-t-il.
Nathanaël examina la pointe avec attention : il n'était pas question qu'il s'enfonce du métal rouillé dans la peau pour leur bon plaisir. Quand il eut constaté que la punaise semblait propre, il piqua avec attention son pouce, son index et son majeur. Après un temps de réflexion, il se résolut à ajouter son annulaire et son auriculaire à la liste : avec une anomalie de niveau cinq, il n'était jamais trop prudent.
Ses fils de sang prêts, il reporta son attention sur le mauvais esprit. Ce dernier évoluait toujours au-dessus d'eux, tel un oiseau pris en cage par les barrières des médiums.
L'adolescent insuffla son aura dans son sang et, dans un geste ample et vif, envoya les liens vers l'anomalie. Un sourire satisfait illumina son visage quand il les sentit s'arrimer à l'avion en papier.
Il fut bref. Très bref.
Dès que son aura se mêla aux miasmes du mauvais esprit, un voile d'obscurité tomba sur son esprit. Deux fois plus fort et malsain qu'avec Pachéry. Nathanaël retint un haut-le-coeur. Avant qu'il n'ait pu comprendre ce qu'il se passait, son genou avait heurté le sol. Des mains se posèrent sur ses épaules, le secouèrent. Il serra les dents. Repoussa la nausée, le goût métallique qui envahissait sa bouche, les cris stridents lui vrillant les tympans...
Il se focalisa sur les picotements au bout de ses doigts, sur son aura qui y circulait, sur son sang qui le reliait à l'anomalie... L'adolescent referma le poing et, dans un grognement d'effort, tira.
Le mauvais esprit résista. Jusque dans son esprit, Nathanaël ressentait le combat qu'il menait contre son marionnettiste. Le lycéen ne se laissa pas faire. C'était son sang, son aura, son sort qui les liait. Sa fierté. Il insuffla toute sa détermination dans les fils. Peu à peu, la lutte dans son esprit se calma. La noirceur était là, toujours présente, mais moins virulente.
Des bruits de pas, des cris, des éclairs lumineux... L'agitation se mit à régner autour de l'adolescent. Il ne se déconcentra pas pour autant : l'anomalie était sous son contrôle, elle devait le rester.
Tandis qu'il obligeait toujours l'avion en papier à poursuivre sa descente, le voile obscur se clairsema. D'abord par petites touches, puis plus franchement. L'exorcisme avait commencé. Nathanaël se réjouit de savoir son calvaire proche de sa fin. Encore quelques secondes...
La lutte reprit dans son esprit. Ce qu'il restait de sombre et de malfaisant s'agita, perturbant ses moindres pensées, y glissant colère, haine et désespoir. Incapable de garder l'équilibre, Nathanaël percuta violemment le bitume. L'espace d'un instant, sa concentration vacilla et l'anomalie tenta de s'arracher à son contrôle. Sans réfléchir, l'adolescent envoya davantage d'aura dans son sort. Les hurlements de rage du mauvais esprit le firent larmoyer. Il se concentra sur la douleur qui remontait lentement dans son bras gauche.
Brusquement, les derniers relents d'obscurité disparurent.
La pression sur ses fils se relâcha et l'adolescent laissa tomber sa main droite au sol, à bout de forces. Il n'eut pas le temps de souffler qu'une paume tapotait déjà sa joue. Nathanaël aperçut Osborne penché au-dessus de lui, sourcils froncés par l'incompréhension.
— Que vous arrive-t-il ?
L'adolescent entreprit aussitôt de se redresser. Il ne montrerait pas une once de faiblesse face à cet homme. Hors de question. L'adolescent récupérait ses béquilles pour se remettre debout quand il s'immobilisa soudain.
L'odeur de poussière.
L'obscurité envahit ses pensées, les tentacules au noir abismal enserrèrent son esprit, son cerveau, ses poumons. Il ouvrit la bouche en quête d'oxygène. En vain. Son sang hurlait. Son cœur faiblissait. Fanny criait.
— Nathanaël !
Fanny. L'adolescent ouvrit les yeux et inspira une grande goulée d'air frais. Il haleta avec délice, soulagé de retrouver l'usage de ses poumons. Lorsque les tournoiments qui agitaient le monde se calmèrent suffisamment pour qu'il parvienne à comprendre ce que ses yeux voyaient, ceux-ci se posèrent sur les joues de sa camarade de classe, rosies par le froid. Elle le fixait avec inquiétude, comme s'il risquait de disparaître si elle détournait le regard. Alors Nathanaël le lui rendit.
— Bon sang, tu peux m'expliquer ce qu'il t'arrive, gamin ? Pourquoi tu fais ton intéressant ce soir, hein ? Quand même pas pour t'attirer les bonnes graces de la demoiselle, hein ?
Jacques se tenait là, lui aussi. À en juger par sa respiration saccadée et ses yeux fuyants, il masquait son propre affolement en faignant l'indifférence.
Avec l'aide de Fanny, Nathanaël se redressa doucement. Une fois en position assise, il la dévisagea avec étonnement, avant de passer à son superviseur. Les questions se pressaient dans son esprit, mais celui-ci, habitué au mutisme depuis plusieurs jours, préféra les garder pour lui.
Enfin, sa camarade sembla remarquer qu'un regard interrogateur serait tout ce qu'elle obtiendrait comme preuve de sa curiosité et soupira :
— On est en visite d'apprentissage à Londres pour une semaine. L'Institut n'était pas certain de pouvoir maintenir le voyage à cause de tout ce qui se passe, mais ça a fini par se faire... Ce n'était pas deux apprentis qui allaient vraiment leur manquer...
« Deux » ? Les sourcils de Nathanaël se froncèrent un instant avant de remarquer la silhouette derrière elle, un peu à l'écart. Lucas. Bien sûr... Qui d'autre ?
Et Jacques ? Si l'Institut pouvait se passer de deux jeunes, ce n'était surement pas le cas d'un vétéran comme le vieux médium...
— Je les accompagne, jugea bon de préciser ce dernier.
Un toussottement irrité leur fit tourner la tête. Osborne se tenait là, bras croisés sur sa bedaine, passablement agacé. L'un de ses pieds battait le bitume au rythme soutenu d'un feutre sur un tableau à l'approche de la fin des cours.
— J'ignorais que vous aviez été invités ce soir... fulmina-t-il.
Jacques se planta devant l'homme sans se départir de son air impassible.
— Les jeunes sont là pour observer. Alors on observe.
Un homme débarqua soudain au pas de course, haletant, et s'immobilisa à côté du vieux médium. Il ne paraissait pas avoir beaucoup plus de la vingtaine. Son aura relativement stable indiquait qu'il disposait certainement d'un niveau professionnel, mais à en croire les quelques vaguelettes qui se formaient le long de sa surface à cause de son agitation, il n'arrivait pas encore à contrôler parfaitement ses pouvoirs.
— Pardon... Monsieur... J'ai tourné la tête... Et...
— Et lui, là ! ajouta Jacques en pointant un pouce sur le jeune. J'ai strictement aucune idée de ce qu'il me raconte. Pas étonnant qu'on se soit perdus... On est où, d'ailleurs ?
Osborne se pinça l'arête du nez en fermant les yeux. Nathanaël reconnut l'approche du point de rupture. Il détourna la tête pour masquer le fou rire naissant qu'il sentait monter dans sa gorge.
— Vous êtes perdus ou vous observez ? gronda-t-il.
— On est perdus, alors on observe.
— Monsieur, on m'avait dit que l'accompagnateur parlait couramment anglais... s'affola le guide.
— Qu'est-ce qu'il raconte, lui, encore ? marmonna Jacques.
Osborne soupira avant de laisser son regard dériver furtivement sur Nathanaël, lequel s'empressa de reporter son attention sur son pantalon couvert de saleté après sa double chute.
— Ce n'était pas lui qui était censé venir...
— Hein ? insista l'instructeur.
— Ce n'est rien... Puisque vous êtes là, aidez monsieur Jackowski à se remettre sur pied et rentrons à l'hôtel.
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