Chapitre 12 (2/2)
Le minibus roula longuement entre les immeubles, puis les maisons. Enfin, les jardins bien entretenus laissèrent place aux champs et à la nature. Nathanaël contempla avec intérêt la campagne anglaise. Il ne connaissait pas suffisamment la version française pour leur trouver des différences, mais la simple vision d'un paysage autre qu'urbain lui donna une impression de liberté à laquelle il ne s'attendait pas.
Enfin, la femme tourna le volant et le véhicule s'engagea sur un chemin de terre, à peine assez large pour leurs roues. Les cahots de la route amusèrent le marionnettiste quelques minutes, mais la présence malfaisante vers laquelle ils se dirigeaient agita vite ses sens. Elle n'était pas très puissante, à peine de catégorie trois, mais, de l'autre côté de l'allée centrale, le visage de Medhi se ferma.
À côté de Nathanaël, Sasha se pencha vers la conductrice, que le marionnettiste avait identifié comme l'une de leurs professeurs.
— Dis, c'était censé être une catégorie deux...
— Je sais... Elle venait à peine d'évoluer quand j'ai organisé la sortie... grommela la femme. Tant pis, seuls les plus expérimentés participeront. Fichue résurgence !
Ils débouchèrent sur une zone désherbée un peu plus large et le minibus s'arrêta. Nathanaël examina avec réticence le sol boueux sur lequel ses camarades venaient de descendre sans hésitation. Avec sa béquille et son genou qui protestait au moindre faux pas, la promenade s'annonçait peu agréable.
Ils rejoignirent le chemin et poursuivirent quelques mètres. Quand leur guide leur montra une vieille cabane en pierre un peu plus loin, aucun de ses élèves n'avait vraiment besoin de ses indications pour comprendre qu'il s'agissait de leur cible : tous sentaient la noirceur que dégageait la ruine.
— Il s'agit donc d'un fantôme de catégorie trois... leur apprit-elle.
Medhi leva des yeux catastrophés vers elle. Son regard n'échappa pas à sa professeure :
— Je sais, j'avais dit « deux » en vous convoquant tout à l'heure, mais il suit la tendance du moment et a décidé de n'en faire qu'à sa tête... Je ne forcerai personne à participer. Libre à vous de tenter le coup si vous le souhaitez, sachez que je serai derrière au cas où.
Le petit médium acquiesça, soulagé. Nathanaël remarqua néanmoins l'éclair de déception qui flasha dans ses yeux. Il aurait sans doute aimé exorciser son premier esprit ce jour-là, mais une catégorie trois restait hors d'atteinte pour lui à l'heure actuelle.
— Sasha et Lucas, vous avez déjà de l'expérience sur le terrain, je ne vous propose donc pas de mettre la main à la pâte. Et toi, Peter ?
Les têtes se tournèrent vers l'adolescent aux cheveux verts. Ce dernier sortit une main de ses poches pour ébouriffer un peu plus ses mèches.
— Nan, ça va, je connais.
Son accent américain surprit Nathanaël. Il ignorait que des jeunes d'Outre-Atlantique devaient se joindre au groupe en plus des deux apprentis français. Lucas, en tout cas, semblait bien s'entendre avec lui. Il se pencha sur son nouvel ami et lui chuchota quelques mots à l'oreille. Un sourire narquois se dessina sur les lèvres de Peter.
— Bon, bah... Aoife, tu essayes ? proposa Gwyneth.
La désignée cessa un instant de mâchonner son chewing-gum. Ses yeux se promenèrent sur le groupe pour s'assurer que sa professeure n'avait oublié personne.
— Et Nathanaël ? demanda-t-elle innocemment.
— Il ne fait pas officiellement partie de mon cours. Et il n'a pas besoin de s'entraîner sur une catégorie trois, apparemment.
Le ton condescendant de la femme l'irrita au plus haut point. Le marionnettiste prit néanmoins son mal en patience et adressa un air désolé à Aoife. Celle-ci fit la moue quelques secondes avant de s'avancer d'un pas prudent vers la ruine. Elle s'immobilisa à cinq mètres de sa cible et se retourna.
— Je fais quoi ?
— Ce que tu as appris en cours, lui expliqua patiemment l'instructrice. À commencer par ?
Aoife marqua un temps d'arrêt. Son cerveau finit par accepter la situation et se remettre en marche.
— Le cercle de sel ? Puis la bougie, la pierre et les plantes ?
— Lesquelles ? insista la femme.
Pendant que l'adolescente récitait ses leçons du mieux qu'elle le pouvait, Nathanaël tendit l'oreille vers l'arrière du groupe. Lucas et Peter étaient lancés dans une conversation visiblement plus passionnante que la première cérémonie de leur camarade.
— C'est vrai qu'elle a l'air chiante... souffla le Français.
— Carrément ! répondit son ami. Mais elle peut aller se faire foutre, j'en ai rien à battre. Si elle était aussi importante qu'elle le disait, elle se serait pas fait virer de l'assemblée par tante Joe tout à l'heure. Bien fait pour sa gueule.
Peter réprima l'éclat de rire qui lui montait dans la gorge. Lucas fit de même.
— T'aurais vu sa tronche quand elle est sortie de l'amphi... Elle avait aucune idée que j'étais juste derrière la porte !
Il gloussa un peu trop fort et le regard de l'instructrice se fixa immédiatement sur lui.
— Silence, derrière !
Aoife venait d'allumer sa bougie et fouillait désormais dans un sac pour en sortir son matériel.
Lorsque les voix de Peter et Lucas s'élevèrent à nouveau, elles avaient tant diminué de volume que Nathanaël peina à les entendre.
— Ta tante fait quoi ?
— Directrice adjointe de l'Agence Spirituelle Fédérale.
— Classe ! Tu crois que tu pourras me la présenter ? J'ai toujours rêvé de bosser aux US...
— Pas besoin de parler à ma tante pour ça, viens nous voir sur place et tu feras ton trou sans souci si tu es assez doué ! Le rêve américain, mec !
Lucas rit, mais le marionnettiste entendit comme une amertume dans sa voix, ainsi que la déception. L'adolescent n'insista pas et se tut.
Devant, Aoife terminait sa cérémonie. Nathanaël porta ses sens sur la ruine. Son sang se glaça : l'anomalie grossissait. Elle se rapprochait même dangereusement de la catégorie quatre. L'instructrice se concentrait sur son élève, l'encourageait et lui donnait des conseils. Sa voix demeurait calme, mais le lycéen remarqua les coups d'œil de plus en plus nombreux en direction du mauvais esprit visé.
À ses côtés, Sasha arborait son air détendu habituel. Cependant, son silence et son regard fixe ne trompèrent pas Nathanaël : lui aussi surveillait de près l'évolution de la situation. Et celle-ci lui déplaisait grandement.
— Prête, Aoife ? demanda l'instructrice.
L'adolescente acquiesça gauchement, concentrée sur la pierre qui brillait au creux de sa paume.
— Vas-y !
Gwyneth ne parvint pas à masquer l'empressement dans sa voix. Son élève y répondit aussitôt. La fumée jaune explosa hors de l'agate. Elle balaya l'air dans toutes les directions. Nathanaël sentit la brume virulente interférer avec son aura, incontrôlée.
— Devant, Aoife ! lui rappela son instructrice. Juste devant ! Tes camarades ne sont pas des anomalies.
L'adolescente réitéra son mouvement de tête. Petit à petit, le sort se concentra à nouveau en direction de la ruine.
— C'est bien ! Continue !
Lorsque les premières volutes dorées touchèrent la masure, Nathanaël sentit quelque chose y remuer. Des bruits de raclure s'en échappèrent, comme si quelqu'un – ou quelque chose – frottait deux pierres l'une contre l'autre. Un long gémissement suivit.
— Reste concentrée, Aoife !
En réponse à l'injonction, la brume jaune cessa de se désagréger et sembla gagner en force. L'adolescente, apeurée et livide, les dents plantées dans sa lèvre pour l'empêcher de trembler, gardait les yeux rivés sur cette cible.
Pourtant, celle-ci ne montrait aucun signe de vouloir reculer. Le sort d'Aoife se heurtait aux émanations du mauvais esprit, encore et encore, mais ces dernières ne faiblissaient pas.
— Catégorie quatre... marmonna Sasha.
Nathanaël acquiesça. La maîtrise de leur camarade aurait peut-être suffi face à une anomalie ayant récemment atteint le niveau trois, mais elle ne pourrait rien contre l'adversaire qu'elle affrontait désormais.
Le jeune Anglais se pencha sur Nathanaël et lui glissa :
— Tu me le sors ?
Le marionnettiste dévisagea son ami sans comprendre.
— Gwyneth n'a pas l'air d'apprécier ta présence parmi nous... Une petite démonstration lui ferait le plus grand bien, tu n'es pas de mon avis ?
Nathanaël réfléchit à la proposition. Il ne voulait pas vraiment gagner une réputation de sale gosse impertinent, il n'avait pas le pédigrée pour ça, mais le rejet de ses pairs commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs.
Rien qu'une fois...
Comme s'il avait suivi le cheminement de ses pensées, Sasha lui tendit une petite punaise, un air malicieux sur le visage. Le marionnettiste le remercia silencieusement. Il fit apparaître trois fils au bout de ses doigts et dirigea son attention sur la ruine. Aoife luttait toujours, mais le combat était déjà perdu. Ce fait n'avait pas échappé à l'instructrice, qui s'avançait vers son élève pour lui prêter main forte.
Nathanaël agit avant qu'elle n'arrive à destination. Son sort fusa en direction de la masure, se glissa entre les pierres. Il n'eut pas à tâtonner longtemps. L'un de ses fils s'arrima au mauvais esprit, rapidement suivi des autres.
***
De retour à sa place dans le minibus, l'adolescent osa enfin ôter la main de ses yeux.
— Comment te sens-tu ?
Sasha l'observait avec inquiétude.
— J'ai connu des jours meilleurs... grommela Nathanaël.
— Désolé... J'avais oublié...
Lui aussi. Cette constatation le soulagea autant qu'elle l'agaça. Entre sa dispute avec Fanny, l'assemblée et cette balade imprévue, son esprit était parvenu à occulter ce handicap... mais son coup d'éclat programmé s'était transformé en belle frayeur pour bon nombre de ses camarades quand il s'était effondré dans la boue. D'après ce que lui avait raconté Sasha, il s'était aussitôt chargé d'anéantir le mauvais esprit à l'aide de sa technique ancestrale. La ruine n'avait pas survécu, pas plus que les coiffures de Gwyneth et Aoife. Passé le choc de son évanouissement, les regrets avaient pris le pas sur l'embarras de Nathanaël : il avait manqué la démonstration de force de son ami... Il ne percerait pas le mystère de ce sort si particulier ce jour-là.
— Le service médical ne t'a pas recontacté ?
Nathanaël secoua la tête. Sasha se plongea un instant dans ses pensées, puis il sortit son téléphone de sa poche.
— Non, protesta aussitôt l'adolescent. Ils sont occupés, j'irai les voir plus tard...
Le jeune Anglais l'ignora. Il porta le portable à son oreille et attendit.
— Bonjour ! Sasha Campbell-Hamilton à l'appareil... Oui... Bonjour... Désolé de vous déranger. J'appelle au sujet de Nathanaël Jackowski, avez-vous reçu les résultats de ses analyses ? Ils devaient arriver ces jours-ci, normalement...
Il se tut. Devant l'air tendu de son voisin, ses lèvres formèrent les mots : « Elle se renseigne auprès du docteur Eimer ! ».
Au bout de deux minutes, son regard se concentra une nouvelle fois dans le lointain.
— Oui, je suis toujours là... Oui... Parfait ! Quand peut-il passer ? Vers cinq heures ? Bien sûr, je lui transmets l'information. Merci, bonne journée !
Il raccrocha et leva le pouce en direction de Nathanaël. Le sourire que ce dernier placarda sur son visage respirait le faux, il le savait. Mais l'inquiétude se partageait au soulagement dans son esprit.
D'ici quelques heures, il saurait enfin ce qui clochait chez lui. Il ignorait encore s'il appréciait ou redoutait la longue attente à venir. Car à présent que les réponses n'avaient jamais été aussi proches, vivre dans l'ignorance lui paraissait infiniment plus rassurant...
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