Chapitre 1 (2/2)
Après le départ de Sasha, l'agent de l'OSI gratifia Nathanaël d'un long regard scrutateur. L'adolescent se montra aussi imperturbable que possible, ce qui acheva de convaincre l'homme qu'il ne tirerait rien de plus de sa part ce jour-là encore. Il quitta donc les lieux, enfermé dans un silence rageur.
À présent seul, le marionnettiste détendit ses muscles. Il laissa sa tête tomber contre sa nuque, puis pivoter vers la fenêtre au moment où les lampadaires confiaient leur tâche aux premières lueurs du jour.
La matinée s'annonçait couverte. Une fois de plus. Nathanaël essayait de se convaincre que la couleur du ciel importait peu depuis sa chambre, mais il se prenait chaque jour à guetter la moindre éclaircie, le moindre coin bleu au milieu de la mer grise.
Peut-être, alors, réussirait-il à sourire.
Comme l'avait prédi Sasha, quelques coups à sa porte annoncèrent l'arrivée du petit déjeuner. Celle-ci s'ouvrit pour laisser passer une femme de chambre. Habitué au silence et à l'indifférence des employés, Nathanaël lui accorda à peine un regard. Ce dernier suffit à lui faire changer d'avis.
La nouvelle venue, vêtue du même tablier cobalt que tous les employés de l'hôtel, avait noué ses cheveux châtain en un chignon lâche, décoré d'une petite fleur en tissu blanche. Elle garda résolument les yeux rivés sur le plateau où étaient disposés des œufs brouillés, du bacon et un verre de jus d'orange.
Philippine.
L'adolescent voulut bondir sur ses pieds et se jeter au cou de sa tutrice. Son attitude distante l'en dissuada : elle se trouvait très certainement dans la pièce incognito. L'homme qui montait la garde devant la porte ne les quittait pas du regard. Au moindre mouvement suspect, la couverture de l'infirmière serait compromise. Nathanaël contint donc son enthousiasme et sa joie, ravala les larmes qui menaçaient de lui échapper avant de tourner une nouvelle fois la tête vers la télévision.
Philippine disposa le plateau sur la table située juste à côté du poste. Elle fit mine de réorganiser les plats pour glisser discrètement la main dans la poche de sa jupe.
L'adolescent dut se faire violence pour ne pas exploser de soulagement quand il aperçut le petit sac en tissu noir dans le creux de sa paume. Ses facteurs coagulants. L'infirmière ouvrit doucement le tiroir du meuble et y déposa le traitement. Elle quitta ensuite les lieux sans un mot.
Nathanaël demeura interdit quelques minutes.
Philippine était là. À Londres. Dans cet hôtel.
Sa surprise passée, il sautilla jusqu'à la table en réprimant des grognements de douleur et se laissa tomber lourdement dans sa chaise. Il n'avait pas beaucoup de temps : l'homme à sa porte reviendrait chercher le plateau d'ici un petit quart d'heure.
Les mains fébriles, il ouvrit le tiroir, puis le sac qui s'y trouvait. Flacon, seringue, intra-veineuse, tout y était. L'adolescent manqua d'éclater de rire en s'imaginant Philippine en mode espionne, dissimulant le traitement dans sa poche, à l'abri des regards indiscrets. Elle avait dû se douter que l'OSI ne se montrerait pas beaucoup plus soucieux de sa santé que l'Institut... Une fois de plus, elle lui sauvait la mise.
Le coeur gonflé de bonheur, il s'esclaffa presque en sentant le produit pénétrer dans ses veines. La douleur reflua aussitôt, remplacée par une félicité et une vague d'espoir qu'il n'avait plus ressentie depuis bien longtemps. Il savait son apaisement uniquement psychologique : les coagulants n'avaient pas encore fait effet. Peu lui importait : Philippine ne l'avait pas laissé seul en Angleterre. Elle avait dépoussiéré son passeport britannique et traversé la Manche pour le rejoindre.
Il avait de la chance de l'avoir dans sa vie. Tellement de chance...
Son regard se brouilla et il chassa d'un geste les larmes qui s'étaient accumulées dans ses yeux à son insu. Son garde risquait de trouver ses paupières rougies suspectes...
Une fois sa seringue vide, Nathanaël s'empressa de ranger son matériel dans le sac, le replaça au fond du tiroir et s'attaqua à son assiette. Pour la première fois depuis son arrivée à Londres, les saveurs de son petit déjeuner, d'ordinaire si amères, lui tirèrent un sourire satisfait.
Il avait enfin trouvé son petit coin de ciel bleu.
Cinq bonnes minutes de silence supplémentaires suffirent à Osborne pour jeter l'éponge. Nathanaël constata que la patience de l'homme diminuait de jour en jour. Il en tira une certaine satisfaction. Prochain objectif : passer sous la barre d'une heure ! Il espérait l'atteindre d'ici deux jours.
L'agent de l'OSI se leva de sa chaise en soupirant, à la fois d'effort et d'énervement.
— Je reviendrai en fin d'après-midi, déclara-t-il. En attendant, j'aimerais que vous réfléchissiez à votre situation : vous êtes un marionnettiste au potentiel bien trop élevé pour votre propre bien. Ici, vous êtes en sécurité. Dehors, vous deviendriez une cible, à la fois pour les médiums que votre technique effraye et les gens mal-intentionnés en quête de pouvoir. Nous agissons ainsi dans votre meilleur intérêt, monsieur Jackowki. Nous ne sommes pas vos ennemis.
Cette fois-ci, il avait ajouté les « gens mal-intentionnés » à son discours... L'adolescent le laissa déblatérer son monologue de sauveur et dirigea son attention vers la télévision éteinte. Ce comportement assénait généralement le coup de grâce à la motivation et à la patience d'Osborne. Sans surprise, le claquement de porte qui résonna dans la minute lui indiqua que l'homme avait débarrassé le plancher.
Nathanaël attendit encore quelques minutes pour s'assurer qu'Osborne ne changeait pas d'avis, puis il s'allongea sur son lit et fixa le plafond des yeux. Les courbes et imperfections de la peinture blanche n'avaient plus aucun secret pour lui. Ici, un coup de rouleau un peu plus enthousiaste que les autres avait marqué la surface d'une boursouflure visible dès que le soleil descendait suffisamment sur l'horizon. Là, une petite bosse donnait du relief au désert immaculé qui avoisinait la porte.
L'adolescent détailla une énième fois le plafond en attendant que le temps passe. Il laissa son attention dériver vers son genou droit et constata que la douleur commençait bel et bien à refluer. Peut-être même pourrait-il donner un peu de répit à sa pauvre jambe gauche la prochaine fois qu'il se lèverait. Cette perspective lui tira un sourire. Dès qu'il serait sorti de ce trou à rats, il remercierait Philippine comme il se devait.
Mais en sortirait-il un jour ? N'était-il pas condamné à fixer ce plafond pour le reste de sa vie ?
Son esprit s'approcha soudain un peu trop près de ce gouffre de désespoir qu'il tentait par tous les moyens d'éviter. Nathanaël tenta de se concentrer sur la peinture bleu foncé de la porte. À cette heure-ci, il parvenait encore à distinguer sa véritable couleur, qui virerait peu à peu au noir à l'approche de la nuit.
Noir... Comme le tableau, comme les tentacules, comme l'anomalie qui avait tenté de le tuer... À son réveil le premier matin, l'esprit encore pâteux de sommeil, cette obscurité lui avait valu une crise de panique comme il n'en avait plus connu depuis son séjour à l'hôpital.
La première, mais pas la dernière : lorsque la solitude lui pesait trop, que l'ennui s'installait et que ses pensées dérivaient, les images de mort lui revenaient, chaque fois plus intenses. Il aurait aimé parler à Aina, bénéficier de ses conseils, de sa vision rationnelle des événements et de ses émotions. Seul, il arrivait de moins en moins à faire la part des choses et craignait le moment où il perdrait définitivement pied.
La luminosité changea progressivement à mesure que l'après-midi s'écoulait. Lorsque l'ombre de la télé eut recouvert la table et une partie du mur, formant son habituelle forme de canard en origami, la porte s'ouvrit une nouvelle fois sur Osborne. Soit Nathanaël l'avait particulièrement irrité quelques heures plus tôt, soit il avait passé une mauvaise journée, car il ne s'embarrassa ni d'une formule de politesse, ni d'un sourire et prit place directement au pied du lit. L'adolescent se redressa sans masquer son air las.
— J'ai une proposition, annonça l'homme tout de go.
Après son après-midi particulièrement ennuyeuse, pas une étincelle de curiosité ne s'alluma en Nathanaël. Quoi que son interlocuteur ait en tête, aucun doute que la suggestion de l'agent ne lui conviendrait pas. Étant donné son agitation, en revanche, le lycéen devrait aisément franchir la barre décisive d'une heure avant son départ.
Dans l'entrebâillement de la porte apparut le visage d'une femme aux joues rebondies. Elle dévisagea l'adolescent, lui sourit avant de diriger son attention sur Osborne.
— Alors ? s'enquit-elle dans un murmure peu discret, mais très britannique.
Nathanaël remercia une fois de plus l'aversion de Philippine pour les films en version française. Celle-ci lui avait permis d'acquérir un excellent niveau dans la langue de Shakespeare, que sa tutrice franco-anglaise parlait couramment. Il se gardait bien de le montrer, mais les discussions que se tenaient les membres de l'OSI entre eux ne lui échappaient nullement.
Osborne ferma les yeux et poussa un profond soupir, exténué et visiblement épuisé.
— Je n'ai encore rien dit, Judith...
— Oh, d'accord, pardon...
La tête de la dénommée Judith disparut, mais l'ombre qu'elle projetait sur la porte témoignait de sa présence derrière le mur du couloir.
— Nous aimerions vous voir à l'oeuvre lors d'une mission ce soir, expliqua enfin Osborne. Nos équipes sont confrontées à une anomalie particulièrement mobile, la cible parfaite pour nous prouver votre bonne volonté par les actes, à défaut des mots.
— Et maintenant ? souffla Judith.
Le regard noir de son collègue l'invita à battre prudemment en retraite derrière son mur.
— Rien ne vous y oblige, bien sûr, conclut Osborne.
Nathanaël l'aurait bien cru si ses yeux ne le fixaient pas avec une telle sévérité. Certes, il avait le choix. Cependant, en cas de refus, il devrait en subir les conséquences.
Un temps, l'adolescent fut tenté de refuser. Ou, mieux, de garder le silence, comme à son habitude. Il n'était pas leur esclave ou leur toutou... L'OSI ne le payait pas, ne lui proposait aucun contrat, et s'assurerait de refermer sa porte à clé une fois qu'il les aurait débarrassés de ce fameux mauvais esprit, pour mieux venir le chercher à la prochaine occasion.
Pourtant, son esprit le poussait à voir autre chose que ces quatre murs, à trouver d'autres pensées à explorer que son traumatisme, ses jambes le suppliaient de franchir cette fichue porte, son instinct le démangeait de faire un peu de ménage dans cette ville qu'il sentait chaque jour plus grouillante d'anomalies.
Il dut s'y reprendre à plusieurs fois avant que sa gorge engourdie par une semaine de silence n'accepte d'émettre le moindre son.
— D'accord.
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