Chapitre 3 (3/3)
— Si je parviens à me souvenir de ton bon conseil un jour, continueras-tu à venir me voir ? s'enquit l'esprit tandis qu'ils avançaient dans les couloirs.
— Bien sûr. Mais seulement si tu te tiens tranquille, le menaça Nathanaël en riant.
— Je ferai de mon mieux. Je ne peux cependant rien te promettre : il est difficile de s'apaiser depuis quelques semaines. Il semblerait d'ailleurs que ce phénomène s'accentue... Un nouvel artéfact présenté au musée, sans doute...
Surpris, Nathanaël s'arrêta. Il grimaça quand le fantôme lui traversa le bras et mélangea une partie de leurs énergies spirituelles.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
Pachéry posa un doigt sous son menton, en pleine réflexion.
— Je ne suis pas vraiment certain... Il se trouve comme une énergie malsaine dans l'air qui me tient en éveil. Je ne peux y faire abstraction même si je le désire ardemment.
Nathanaël dévisagea le fantôme. Effectivement, il donnait l'impression d'être plus en forme que d'habitude. D'ordinaire, lorsque l'adolescent le récupérait dans son armure, Pachéry commençait à somnoler, épuisé par sa sortie. Ce jour-là, en revanche, il suivait son guide en observant attentivement les œuvres d'art qui les entouraient.
— Mon état semble grandement te préoccuper... Ce mystérieux phénomène s'étendrait-il au-delà de ces murs ?
Un simple rictus las suffit à Pachéry pour comprendre qu'il avait vu juste.
— Craindrais-tu d'avoir à nouveau affaire à cet... Institut de médiums dont tu me parlais ? L'Institut Français des Sciences Spirituelles ?
La question étonna tant Nathanaël qu'il sursauta presque. Il s'obligea pourtant au calme et demanda :
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
— Des esprits instables et agités qui apparaissent aux quatre coins du monde, cela peut pousser à chercher de l'aide là où l'on est susceptible d'en trouver...
— Je n'ai croisé qu'une anomalie bizarre et, de ce que j'en sais, seule Paris est touchée, fit remarquer l'adolescent.
— Ah ?
Ce fut au tour de Pachéry de marquer un temps d'arrêt. Ses yeux se plongèrent dans une profonde réflexion, dont il ne sortit qu'au bout de quelques longues secondes. Nathanaël attendit patiemment, habitué aux périodes d'absence du fantôme. Quand ce dernier sembla reprendre pied avec la réalité, il croisa les bras et remarqua, ironique :
— Au fait, comment tu peux te souvenir d'un truc que je t'ai raconté il y a deux ans et pas des couloirs où tu te perds depuis des siècles ?
Aux antipodes avec le ton amusé de Nathanaël, Pachéry étudia la question avec un sérieux non dissimulé. Ils traversèrent deux pièces avant que le spectre ne reprenne enfin la parole :
— Parce que tu es mon ami ? Oui, je pense que là est l'explication...
Nathanaël sentit son cœur se gonfler de chaleur. Ce n'était pas la première fois que le fantôme rappelait le lien qui les unissait, mais l'émotion que l'adolescent ressentait alors ne s'amoindrissait jamais.
— Bah écoute, pour le bien de ton ami, essaye de te souvenir du chemin jusqu'à ton corps, d'accord ? Au moins en période scolaire... J'ai des devoirs à faire, moi !
La remarque sembla beaucoup amuser Pachéry, sans doute encouragé par le sourire de Nathanaël. Il retrouva pourtant rapidement son calme et revint au sujet principal, au grand dam de l'adolescent.
— Alors, ces médiums ? Ils se sont rappelés ton existence ?
— Oui... Non... C'est compliqué, grimaça-t-il.
Pachéry leva un sourcil et le fixa avec insistance. Au bout de cinq secondes, Nathanaël maudit sa faible résistance à la pression. Il raconta les derniers événements à son ami avec une certaine nonchalance : il ne voulait pas trop s'appesantir sur le sujet.
Cependant, le fantôme ne l'entendit pas de cette oreille. C'est sur un ton sérieux et compatissant qu'il reprit :
— Je comprends tes inquiétudes pour Fanny après ce qu'il t'est arrivé... Mais tu as eu raison de ne pas t'interposer : c'est à elle de juger si ce que lui propose l'Institut lui convient, pas à toi.
— Oui... N'empêche, elle n'a pas toutes les infos...
— Et tu vas y remédier ?
— Non...
Face à ses propres contradictions, Nathanaël se conforta mentalement dans son choix : raconter ce qui lui était arrivé, c'était se replonger dans ses blessures du passé. C'était se remémorer la mort de son père. Le couple de médiums qui l'avait recueilli. Le manque de considération qu'ils avaient pour sa maladie. Leurs yeux qui se levaient au ciel quand il leur montrait ses articulations gonflées par les hémorragies. Leur voix lasse qui l'invitait à mieux utiliser l'hématite qu'ils lui avaient donnée au lieu de réclamer ses « produits chimiques », comme ils appelaient son traitement avec mépris... Pourtant, la petite pierre rouge avait rapidement été dépassée par la sévérité de son hémophilie. Ils n'avaient rien voulu savoir. L'adolescent ne voulait pas se rappeler.
Non. Ce n'était pas l'unique raison. Par son silence, ce n'étaient pas les cicatrices de son cœur qu'il cherchait à protéger, mais l'impression qu'il désirait laisser sur Fanny : celle d'un jeune médium fort et mystérieux, au mental d'acier, en pleine maîtrise de la situation, et non celle d'un enfant traumatisé par un passé douloureux et larmoyant.
Cette réalisation s'accompagna du souvenir de sa confrontation avec un mauvais esprit en présence de sa camarade. Et notamment de la fuite qui avait suivi... En termes de premières impressions ratées, on pouvait difficilement faire pire...
Non, mais quel abruti... se fustigea-t-il.
L'arrachage de cheveux en règle auquel l'adolescent s'adonna mentalement dut émerger sur son visage, car Pachéry le fixa avec inquiétude.
— As-tu encore mal à ta jambe ? Veux-tu que nous nous arrêtions ? Il y a un petit banc, ici...
Il désigna d'un doigt le canapé installé sous le portrait de Louis XIV. Nathanaël fit la grimace en s'imaginant la tête de Didier s'il le découvrait assis sur le mobilier du XVIIIe siècle au bois rehaussé d'or et au cuir finement décoré. Ni son genou ni son ego ne lui faisaient suffisamment mal pour tenter un coup pareil.
— Non, t'inquiète... soupira-t-il avant de se remettre en route. Allez, dépêche-toi, j'ai un contrôle d'anglais après-demain.
— Allons, nul besoin de s'inquiéter, tu es parmi les meilleurs de ta classe en anglais. S'il s'était agi de mathématiques, en revanche...
L'adolescent garda pour lui ses nouvelles remarques concernant la mémoire un peu trop sélective du fantôme.
Nathanaël et Pachéry descendirent silencieusement les marches qui menaient au rez-de-chaussée. Ils arrivèrent enfin devant la cage de verre derrière laquelle était étendue la momie de l'Égyptien, recouverte de bandelettes et de décorations colorées.
Le spectre se tint un instant immobile devant son corps, plongé dans une intense réflexion aux accents tristes. L'adolescent ne l'interrompit pas.
Enfin, Pachéry s'ébroua, puis il se tourna vers le lycéen.
— Une fois encore, je te remercie, Nathanaël. Notre ami Didier sera également heureux de me savoir de retour à ma place. Tu lui transmettras mes salutations.
Un rictus amusé apparut sur les lèvres de l'adolescent. Le gardien faisait toujours une drôle de tête lorsqu'il lui répétait les paroles de Pachéry. Malgré les nombreuses années qui s'étaient écoulées depuis la rencontre du cinquantenaire avec Manuel et le monde du spiritualisme, une part de lui avait toujours un peu de mal à accepter les mots qu'un Égyptien mort depuis deux mille deux cent ans laissaient pour lui.
Après avoir salué son ami, Nathanaël tourna les talons pour rejoindre Didier quand la voix de Pachéry le retint.
— Ne te fais pas trop de mauvais sang pour Fanny. Laisse-la faire ses propres expériences. Si les rôles étaient inversés, tu n'apprécierais pas que l'on choisisse ta voie pour toi, n'est-ce pas ?
— De toute façon, même si je lui suggérais d'abandonner, je ne suis pas certain qu'elle m'écouterait... soupira-t-il.
L'adolescent n'avait pas parlé plus de dix minutes à sa camarade depuis la rentrée, mais leurs rares échanges lui avaient fait comprendre une chose : Fanny n'était pas du genre à se laisser dicter sa destinée, que ce soit par sa condition de sensible ou par des inconnus.
— Tu vois ? Tu n'as aucun contrôle sur sa vie, concentre-toi plutôt sur la tienne.
Nathanaël dévisagea le fantôme. Celui-ci le fixait de ses yeux noirs, que la transparence ne rendait pas moins profonds. Il y lut sa bienveillance, sa confiance, et ces émotions lui réchauffèrent le cœur. Pachéry croyait en lui. Le fantôme ne pouvait pas quitter le bâtiment, mais, l'adolescent le savait, ses encouragements le suivraient au-delà des murs de pierre, où qu'il aille.
Comme bien souvent, quand Nathanaël se retrouva une nouvelle fois agressé par la morsure du froid hivernal, son cœur était un peu plus léger que lorsqu'il l'avait quitté.
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