20. Questions et réponses
Levi consulta pour la énième fois la montre à son poignet. Onze heures et demie. L'interrogatoire avait commencé depuis près d'une heure. Une heure durant laquelle Petra avait travaillé Eren au corps tout en restant aimable. Le lieutenant n'en doutait pas un seul instant.
Il se décida enfin à pénétrer dans la pièce, après avoir attendu quelques dizaines de minutes supplémentaire. Deux cafés à la main, il n'accorda aucun regard pour le jeune garçon, déposant simplement le gobelet fumant sur la table basse.
—Merci, lieutenant Levi, sourit la brigadière, rosissant de plaisir.
Un silence s'éleva, assourdissant aux yeux des occupants de la petite pièce. L'homme la connaissait bien malgré le fait qu'il soit dispensé d'interrogatoire depuis bon nombre d'année. Les murs gris donnaient un air morne à ce lieu et l'atmosphère y était proche de l'étouffant. Une unique table trônait, accompagnée de quatre chaises rigoureusement placées.
Levi se décida enfin à relever à la tête, croisant immédiatement le regard voilé de fatigue d'Eren. Ce dernier déglutit de manière particulièrement indiscrète avant de baisser les yeux.
—Petra, une pause serait nécessaire maintenant.
La susnommée papillonna des yeux subitement avant de répondre, prestement :
—O-Oui, j'avais prévu d'en faire une d'ici quelques minutes.
Et elle rassembla à la hâte ses notes avant que le lieutenant ne la coupe, à nouveau :
—Laisse tes notes ici, j'aimerai y jeter un coup d'œil. Je le surveillerai aussi.
Comme pour donner du poids à ses paroles, il darda son regard orageux sur la silhouette de son cadet, le dissuadant d'exprimer la moindre contradiction.
La jeune femme quitta la pièce dans un courant d'air, abandonnant les deux hommes dans la pièce surchauffée. Levi s'installa sur la chaise libre et s'empara des précieuses notes. Sur le papier blanc, l'écriture fine et reconnaissable de Petra noircissait les lignes. Il n'eut d'ailleurs aucun mal à déchiffrer les informations, très clairement inscrites. De longues secondes passèrent durant lesquelles le policier prit connaissance du résultat de l'interrogatoire.
Finalement, peu de bruits pour rien ! Une déception intense puisque la brigadière avait soutiré un nombre restreint de nouveautés intéressantes. Eren avait révélé que, avant le commencement de ses crises, il se sentait particulièrement énervé. Après cela, la rage ne le quittait plus mais il ne maîtrisait plus aucun de ses gestes et semblait spectateur de ses agissements. Il manifestait également une forte envie de se mordre, de se blesser de n'importe quel manière. Il n'avait effectivement aucune espèce de souvenirs avant son réveil à l'hôpital. Les autres questions n'avaient pas abouti ou ne feraient en rien avancer l'enquête. Une bonne dizaine attendait encore leur réponse, l'interrogatoire n'était pas prêt de finir !
Levi se redressa et abattit les quelques pages sur la table dans un bruit sec. Ce son arracha un léger sursaut au plus jeune dont l'attention s'était effilée.
—Gamin !
—Oui ?
—T'as besoin de quelque chose ?
Eren fronça les sourcils sans comprendre, se tortillant sur sa chaise. Une goutte de transpiration dégoulinant le long de sa tempe. Il s'enquit :
—Pardon ?
—Tu veux manger quelque chose, boire quelque chose ? On n'est pas des sauvages, et on n'a pas l'intention de te laisser crever ici.
—Ca règlerait pas mal de problème, avança le jeune garçon, à mi-voix.
—Peut-être, mais ça nous retombera dessus si tu meurs pendant la garde à vue.
Il se décomposa devant la méchanceté de propos précédents. Il pinça les lèvres, avant de répliquer :
—Ca vous arrangerait bien !
Levi choisit de ne pas répondre à cette provocation. La conversation prenait des allures déplaisantes et son cadet s'aventurait sur un terrain miné. Convaincu de lui épargné une violence gratuite, il ignora superbement le cri du cœur d'Eren.
—Rien, donc ?
—Non, c'est bon, lâcha-t-il, sec sans trop s'en rendre compte.
Le policier consulta à nouveau les fiches et l'autre ne lui laissa pas le temps d'avancer quoi que ce soit :
—Vous pouvez continuer l'interrogatoire.
—Ce n'est pas mon rôle.
—Vous m'aviez promis d'être là ! rugit le plus jeune, ses prunelles brillantes de colère et de frustration incompréhensible.
—Et je suis là, renchérit Levi, volontairement froid et inflexible.
Eren pâlit encore et serra les poings sans rien ajouter. Il passa sa main dans ses cheveux bruns et savamment décoiffés. Il semblait d'autant plus fatigué et ses traits tirés soulignaient cet aspect.
—Il reste une dizaine de questions, gamin ! Petra s'en chargera parce que c'est son rôle à elle et que je n'ai pas à m'en occuper.
—Vous ne pouvez pas rester, au moins ?!
Levi serra les dents, étudiant soigneusement la requête. Qu'avait-il à y perdre, au fond ? Au contraire, il serait là au cas où la situation venait à dégénérer. Le jeune garçon, derrière son visage angélique et enfantin restait un danger potentiel même pour un policier expérimenté.
—Ouais. Ca, je peux faire.
Le lieutenant s'installa plus confortablement dans son siège. Cette entrevue risquait de s'éterniser et il était prêt à faire preuve de patience.
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La nuit était tombée depuis bien longtemps déjà et le commissariat se trouvait presque désert. Seuls restaient Erwin, enfermé dans son bureau, quelques policiers assignés à diverses tâches et Levi, fidèle au poste.
Ce dernier avait longtemps travaillé à son bureau, tentant par tous les moyens de rapporter son attention sur autre chose. Un échec cuisant puisque, en cette heure tardive, il ne put résister à la tentation. Il se leva de sa chaise qui grinça allégrement sur le sol carrelé avant de traverser les couloirs. Il croisa rapidement le commissaire qui se servait un énième café dans l'espoir de tenir la nuit. Son regard perçant s'échoua sur la silhouette de son subalterne et ce dernier s'attendit à une remarque, à se faire apostropher même. Rien ne vint, l'homme retourna à son bureau tandis que son cadet arrivait à la porte menant aux cellules. Celles-ci étaient très peu nombreuses et ne servaient qu'en urgence ou pour ce genre de garde à vue n'excédant par les vingt-quatre heures.
Levi n'eut aucun mal à trouver l'endroit où Eren passait la nuit. Deux policiers expérimentés se tenaient aux extrémités, le visage fermé malgré la fatigue lisible sur leurs traits durs. Ces hommes n'inspirèrent rien de concret au lieutenant, rien qu'une impression naturelle de familiarité. Il avait déjà travaillé avec eux à de nombreuses reprises sans trop se souvenir de ces fameuses occasions.
—J'aimerai m'entretenir avec le gamin.
Le plus grand qui dépassait le trentenaire d'une bonne tête le toisa, désapprouvant l'idée malgré le respect qu'il lui vouait.
—Je ne suis pas sûr que le commissaire ...
—J'ai son autorisation, coupa le policier, sans relever ce demi-mensonge, il aurait sans doute eu ce permis s'il l'avait demandé.
L'autre garde de nuit fronça les sourcils et ils échangèrent un regard incertain. Ce fait agaça prodigieusement le plus petit qui se retint de les remettre à leur place. En tant que supérieur hiérarchique, il en avait parfaitement le droit mais ne souhaitait pas pousser trop loin sa chance. L'un d'eux déverrouilla d'ailleurs la porte et laissa Levi pénétrer dans la cellule. Celui-ci ajouta, d'un ton sec :
—Laissez-moi seul avec lui !
Devant l'hésitation renouvelée, il ajouta :
—Je n'aurais aucun mal à maîtriser ce gosse.
Il retint de juste l'insulte qui brûla ses lèvres et les deux hommes tournèrent les talons sans demander leur reste.
Le cachot était très petit comme son nom pouvait le laisser penser. Une unique couchette ornait la pièce entièrement vierge. Le même gris froid colorait l'ensemble et une cruelle fraicheur y régnait. La propreté de l'endroit laissait à désirer, constat qui arracha une moue désapprobatrice au plus petit. Eren se redressa péniblement, visiblement épuisé par cette journée d'interrogatoire.
—Monsieur ?
—Ackerman, compléta Levi, sans le moindre trémolo dans la voix.
—Qu'est-ce que vous faites ici ?
—Je n'ai pas de comptes à te rendre gamin, je peux venir si ça me chante.
Eren pinça les lèvres sans rien répondre. Il frissonna sous l'air glacial de la cellule avant de soupirer, visiblement las. Son homologue n'avait pas réfléchi à la raison exacte de sa visite, se contentant de suivre cette curiosité malsaine et subite.
—Je ne savais pas que ça serait comme ça, la prison.
—Personne ne s'imagine vraiment ce que c'est.
Les railleries inconstantes préservaient Levi de toute conversation et étalage inutile de sentiments. Lorsque l'on y réfléchissait, il ne s'agissait que d'une façade, d'un moyen primaire de protection. Il se cachait derrière cette méchanceté gratuite et intempestive, derrière un masque d'impassibilité qui ne comptait plus les années.
Le jeune garçon semblait réellement bouleversé, comme si la nuit et cette cellule venaient de le briser entièrement. Il retenait visiblement ses larmes et le lieutenant ignora son trouble, s'asseyant au bord du matelas surélevé.
—Il fait froid ici et j'ai horreur de cet endroit. Je ne peux pas m'imaginer que je vais peut-être passer le restant de mes jours ici.
Eren tourna son visage tiraillé de mille émotions vers celui de son ainé. Malencontreusement, leurs regards se rencontrèrent et les barrières forgées par Levi tombèrent, comme de juste. Il lut dans ces prunelles une véritable détresse, une peur infinie et incontrôlable. Une fragilité étonnante derrière ce jeune garçon dont le corps ressemblait bien plus à celui d'un homme. Comment une telle pureté pouvait masquer un tel fléau ?
—L'interrogatoire est terminé, nous serons forcés de te libérer demain à l'aube.
—Pour combien de temps ?
Le brun avala péniblement sa salive, les larmes au coin des yeux. Il se maudissait déjà pour se laisser aller ainsi, pour ne pas être plus fort.
—Tu dois apprendre à te contrôler, quoi qu'il t'en coûte, lâcha le lieutenant, articulant à peine.
Ils ne parvenaient plus à échapper à ce contact visuel. Comme si celui-ci les forcer à découvrir des réalités qu'ils évitaient tous les deux. C'était infiniment douloureux mais ils ne pouvaient y échapper éternellement.
—Je n'y arrive pas, ânonna-t-il, faiblement.
Dans d'autres circonstances, Levi aurait sûrement relevé son manque d'investissement et de volonté, ce qui aurait relevé d'une immense erreur. Eren essayait, se battait sans arrêt contre le Mal qui le rongeait et investissait son corps.
—Je n'arrive pas à me contrôler, c'est plus fort que moi. Je n'arrive pas à le combattre même si j'essaie de toutes mes forces. J'aimerais y arriver, je vous jure !
L'emportement du brun n'avait rien de provocateur ou de blâmable. Cela révélait simplement son désespoir et l'étendu des dégâts sur l'ensemble de son être.
Seulement, les circonstances de cette nuit étaient différentes. Pourquoi ? La réponse leur échappait entièrement, comme d'un mystère épais. Assis côte-à-côte, l'ordinaire ne les atteignait plus. Les habitudes non plus, tout comme ce qui les régissait jusqu'alors. Le lieutenant se perdait dans le regard émeraude et son cadet dans l'orage acier des prunelles opposées. Ce dernier mit fin au tumulte et aux interrogations décousues des deux parts. Il se confia, mettant un mot sur tout l'étendu de son trouble :
—J'ai peur ...
Une étrange expression investit le visage de Levi, au-delà du masque qui se fissura le temps d'un instant. Une émotion se peignit sur ses traits aussi étrange cela soit-il. La compassion et les regrets. La compréhension et la pitié. Tout ce que ses yeux pouvaient encore trahir de son humanité.
—J'ai peur, M. Ackerman, répéta-t-il, à peine conscient des répercussions de ses paroles d'apparence innocente.
Eren témoignait d'une telle terreur que c'en était presque intolérable. Un garçon perdu, voilà ce qu'il était. Il n'avait jamais paru aussi fragile, comme s'il allait tomber en morceau, s'écrouler à tout instant. Un enfant face au plus terrible et effrayant des cauchemars. Un enfant sans défense qui, au fond, n'avait jamais rien demandé de toute cette horreur. Un enfant aux mains souillées de sang sans comprendre pourquoi. Un enfant utilisé à des fins sombres et secrètes. Un simple enfant !
Les grands yeux émeraude frappèrent Levi d'intensité et il ne put répondre ou prononcer la moindre parole.
Ni l'un ni l'autre ne pourrait dire qui avait agencé le premier mouvement. Qui avait embrassé l'autre. Cela s'était fait ainsi, aussi simplement que cet échange interdit pouvait avoir lieu. Deux lèvres qui se rencontrent dans la nuit calme et glaciale, sans symbolique particulière. Juste une envie brutale et commune de se goûter, de se connaître, de s'accepter. Juste une envie incongrue qui se matérialisa dans un baiser !
Plutôt long ce chapitre, mais j'avais beaucoup à y faire !
Eren n'apprécie visiblement pas vraiment la prison (ce n'est pas franchement étonnant). C'est quelque chose qui l'effraie beaucoup. Sinon, petite surprise en fin de chapitre. Un baiser très, très soudain et absolument pas contrôlé :3
Comme vous pouvez le deviner, Levi ne va pas assumer ce qu'il s'est passé, loin de là. Le prochain chapitre s'appelle "Refus de réfléchir" et on y trouve un Levi pas très compatissant.
Bye !
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