7- De l'autre côté
Les jours s'alignèrent, sans nouvelle aucune d'une mission pour retrouver les ados : quand Salman posait la question, Saburo répondait que « c'est pour dans quelques jours ». Chacun avait sa théorie sur le sujet : une partie de Salman voulait croire qu'effectivement, détourner un navire, alors qu'en plus leurs vies n'étaient pas en danger, prenait du temps. Cassandre était certaine que seul son duel avec Kojiro sonnerait leur départ.
Dian quant à lui savait intimement que les jours qui passaient étaient le prélude à quelque chose. Il était persuadé qu'aucune autorité n'avait été contactée les concernant. Il menait son enquête, posant les yeux sur tout et travaillant son ouïe pour comprendre les bruits de couloir. Il déclara qu'il passerait une partie de son temps à faire de la plongée, et il s'y tint chaque jour, sous l'œil des domestiques, ou de Hideyasu.
Cassandre travaillait sa maîtrise du sabre jour et nuit - du moins, une partie de la nuit. On lui avait donné une robe de combat et un sabre, et elle avait commencé une initiation par les basiques : tenir le sabre, donner un seul coup de haut en bas. Hideyasu avait, à la longue, appris une expression en français : « pas bien ».
Elle donnait son coup, et Hideyasu, sans méchanceté, disait simplement « pas bien ». Le sabre était mal tenu, le coup pas assez vif, pas assez précis, la préparation du coup trop longue ou trop brève, Cassandre n'avait pas inspiré ou expiré au bon moment. Le premier jour, Cassandre pensait qu'il se fichait d'elle et que ce n'était qu'un long exercice d'humiliation, mais Hideyasu était patient et presque doux - beaucoup plus que le plus doux de ses professeurs. Alors elle se plia à ses manies, et au bout du troisième jour Hideyasu s'abstint de dire « pas bien », une seule fois. Cassandre, qui était loin d'être bête quand elle prenait la peine de réfléchir, visualisa parfaitement ce qu'elle venait de faire, ce coup unique de bas en haut doté d'un grand équilibre, mais compris également que si ce coup n'était pas « pas bien », qu'il n'était pas très bien non plus : elle visualisait un chemin qui gravissait une montagne immense vers la perfection de ce coup - et ce n'était qu'un seul coup. C'était décourageant, mais Cassandre était le courage, et elle s'inclina vers Hideyasu, puis repris l'entraînement. Hideyasu se tourna vers Kojiro et s'occupa désormais de lui.
Pendant ces périodes, Salman jouait au go avec Saburo. Dian avait initié Salman et rapidement il la dépassa en stratégie - ce qui n'était pas bien difficile : Dian était malin, mais aimait laisser dériver ses pensées sur plusieurs sujets quand Salman arrivait comme un laser à se focaliser sur un point unique. Les premières parties se jouèrent avec Salman et Dian contre Saburo - Dian chuchotait parfois quelques instructions à son ami.
Saburo était un maître dans le jeu et laissait de nombreuses pierre d'avance à ses adversaires. Il gagnait de très peu à chaque fois, mais très facilement aussi. Il s'ajustait. En vérité, il était là pour parler avec Salman.
Un jour que Dian s'était levé pour aller sur la terrasse, Saburo demanda :
- « Ta famille a pris part à la deuxième guerre mondiale ? Ou la première ?
- Mon grand père maternel a été appelé au front. Pas bien longtemps. Il a été fait prisonnier.
- Il était dans un camp de prisonniers ? En Allemagne ?
- Oui, Seigneur. Plusieurs années.
- Il est mort là bas ?
- Non, il a réussi à s'échapper.
- Il s'est évadé ?
- Je crois que d'autres avaient fait un trou et il n'a fait que les suivre. Euh...
- Poursuis. Cette histoire m'intéresse.
- Il m'a dit que le plus dur c'était pas le camp. C'était plutôt après, parce qu'ils étaient poursuivis et qu'ils n'avaient rien à manger. Il a mangé des plantes un peu au hasard. Un des évadés en est mort. En plus ils se sont évadés quelques jours avant la libération.
- Est-ce qu'il détestait les allemands après cette histoire ?
- Il n'en parlait pas trop. Il avait des histoires tristes à ce sujet. Un jour, il m'a dit qu'après la première année en camp il parlait bien allemand, mais qu'après l'évasion il avait tout oublié, comme frappé par la foudre, sauf un mot : Angst. Ça veut dire peur. »
Salman ne voulait pas trop en dire, mais il poursuivit, comme un fardeau qu'il avait porté trop longtemps.
- « Un jour je lui ai parlé d'Angkor Vat - l'immense cité perdue du Cambodge. J'étais à fond dans le sujet, je lisais beaucoup sur cet endroit et je prévoyais de faire langues orientales. Il m'a dit « J'ai été trois ans à Angkor Vat pendant la guerre d'Indochine. » Alors, je lui pose plein de questions et il ne répond pas, il me dit juste un truc. Ils avaient fait un prisonnier et ils le transportaient sur un bateau. Le prisonnier, mains liées dans le dos, se jette dans le fleuve. Son chef lui dit de lui tirer dessus. Et il le fait. Il est resté trois ans à Angkor Vat et c'est tout ce dont il se souvient. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça.
- Il détestait les allemands, après son enfermement, ton grand-père ?
- Non. Il a surtout parlé des plantes, quand il devait regretter des choses. Ça a beaucoup influencé ma mère. »
Il songea à sa mère, et à la plante aux fleurs jaunes qu'il avait prévu de lui ramener - qui aujourd'hui devait être au fond de la mer.
Saburo poursuivit :
- « Et toi, tu en veux aux Allemands pour avoir enfermé ton grand-père ?
- Vous êtes allé en France. L'Allemagne, ce sont des amis.
- Je veux avoir ton intime conviction.
- Je n'en veux à aucun allemand, même pas ceux qui ont maltraité mon grand-père. Et c'est sincère. Et si ce n'était pas sincère, je me forcerais. Parce que sinon, la guerre est sans fin.
- Tu n'aimes pas la guerre, parce qu'on t'a dit que ce n'était pas bien. Et pourtant ton amie Cassandre, elle se bat. Je suis sûr que tu prends plaisir à jouer au Go. C'est la guerre.
- C'est là que nos cultures divergent, Seigneur. Je ne vous dissuaderai pas d'aller en guerre, sauf si vous sollicitez mon conseil.
- Parfois, il n'y a aucun choix sinon se battre.
- C'est une erreur de penser ainsi. Un vendeur de voiture vient vous voir et vous dit que vous avez le choix entre la voiture pas chère et la voiture très chère. Il vous dit ça pour vous vendre la voiture pas chère. Les gens qui disent que la guerre, le combat ou la violence est inévitable sont comme ce vendeur : ils vous proposent un choix de dupe. Il y a non seulement toujours un autre choix, mais il y en a une multitude.
- C'est agréable de parler avec toi, Salman. »
Saburo se leva. Il avait gagné la partie. Il s'éloigna sans mot dire.
Salman rejoint Dian sur la terrasse. Celui-ci masqua sa bouche et déclara dans un murmure : « Regarde en bas, derrière la barrière entre les deux gros arbres. Et surtout, ne montre aucune surprise. D'ailleurs ne le fais pas tout de suite. »
Salman s'appuya dos à la barrière et échangea des banalités sur le Go. Puis Dian parti pour leur pavillon. Salman se retourna et regarda l'horizon, puis laissa son regard tomber à l'endroit indiqué par Dian.
Son cœur faillit exploser. Entre les deux arbres, il y avait la fleur jaune qu'il avait récupéré dans un terrain vague de l'Oregon.
Le soleil se coucha et Cassandre revint, des bandages autour des mains qui laissaient transparaître des taches de sang. Quand Salman se pointa au pavillon, Dian dit « on n'en parle pas », et ils n'en parlèrent pas devant les caméras. Ce fut un repas de riz et d'algues très silencieux, et ils allèrent tous dans leur futon respectif.
La respiration lourde de Cassandre transpire son sommeil en deux minutes. Pendant des heures, Salman tourne et tourne sous la couverture en tentant en vain d'imaginer le scénario possible pour expliquer la présence de la fleur jaune. Comme il est raisonnable, l'hypothèse la plus probable est qu'il y a ce type de fleur jaune partout autour du pacifique.
Il se retourne vers Dian et veut lui murmurer que c'est l'explication.
Dian ne respire plus. Il se dresse d'un coup et retourne Dian : ce n'est pas dian, juste une autre couverture roulée en boule. Il « borde » la couverture et revient dans son lit.
Salman en savait long sur les habitudes de Dian : elle était coutumière des sorties nocturnes discrètes. Il savait qu'elle allait voir des « amoureux » et des « amoureuses » mais le mot « amoureux » était un mot bien délicat pour des aventures mouvementées. Il n'était pas rare que Salman se réveille dans une maison sans Dian pour la retrouver devant l'entrée du bahut, déposée par une mère de famille en break, un type habillé en cuir sur sa moto, ou même un vieux, genre retraité, depuis une berline noire.
Dian était partie. Faire où et quoi ? Salman espérait qu'elle n'aille pas dans un endroit dont l'entrée était punie de mort...
Et pourtant voici Dian qui marche sous la nouvelle lune - tout avait été soigneusement préparé depuis des jours : le chemin hors des caméras, la nuit sombre, le masque de plongée, le parcours sous-marin avec les prises d'oxygène...
Dian émerge sur une plage sauvage, aux rochers escarpés, passe le masque autour du coude. Elle est deux cent mètres de l'autre côté de la barrière qui coupe l'île en deux. Au loin, dans la direction opposée au château, elle voit des lumières - de nombreuses lumières. La marche est pénible dans une forêt dense et piégeuse pour ses pieds nus.
Les lumières disparaissent - elles sont masquées par une grosse formation rocheuse qu'elle doit escalader. Son corps est léger, et le temps manque. Au sommet, le spectacle est stupéfiant.
L'île est immense. La partie réservée pour le Chateau n'est qu'une minuscule enclave. Devant Dian s'étend, entourée par une forêt et dominée par un pic, une ville entière. Une ville éclairée de lampions et de feux de camps, hantées de forges qui explosent d'étincelles, encerclée de grands hangars qui diffusent les respirations mécaniques d'une usine. Au loin, un port, où dans la nuit pointent de nombreux mâts. Un véritable État caché, qui ne connaissait pas, semble-t-il, le repos de la nuit.
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