6 - Premier duel

De même que pour le palais français pour qui le premier contact avec l'Asie est souvent le mélange déconcertant du sucré et du salé, le maître de ces lieux arrivait à manifester une hostilité contenue associée à une courtoisie respectueuse.

Le pavillon où ils logeaient était sobre, mais d'une beauté à nulle autre pareille : la cloison s'ouvrait sur la mer, sur une terrasse ombragée par un pin taillé. Le parquet était lisse et entretenu, agréable à fouler tant en texture qu'en température. Tout le mobilier était fonctionnel et design, même s'il s'agissait d'une pièce unique dotée de trois futons.

Aya, la domestique, leur apporta des vêtements; elle s'introduisit dans la pièce en s'inclinant, puis se mit à genoux pour leur tendre les vêtements, le regard au sol. Une culture bien étrange.

C'étaient des tuniques en deux morceaux, en lin bleu gris pour Salman, et un kimono pour les « filles ». Cependant, c'était trop petit pour la longue et musclée Cassandre, alors Aya ne trouva à ramener qu'une tenue de garçon. Ils plaisantèrent sur le fait que Cassandre avaient la tenue d'homme, et Dian la tenue de femme.

Ils discutèrent du pauvre Hagiwara devant la mer bleue et or. Dian était agité, Cassandre s'emporta contre ses manières et puis il finit par montrer un coin de la pièce : il y avait une caméra. Pas dissimulée, et pire que ça, on l'entendait parfois grincer entre deux chuintements de grillons pour adapter la focale à leur position.

Aiko, l'autre domestique, les yeux au sol, vint les voir. Dans un français improvisé, il dit

- « Suivez-moi.

- Pas trop tôt, je m'ennuyais grave ! » s'exclama Cassandre.

Le domestique, qui ne comprenait pas le français ni certainement le manque de courtoisie, resta les yeux au sol. Embarrassés, Salman et Dian se levèrent pour le suivre.

Ils remontèrent dans le « château ».

Mais comme Cassandre s'ennuyait vraiment, elle poursuivit en taquinant Aiko : « Je mangerais bien des frites, Aiko. Et je voudrais bien une télé. Je suis sûr que vous avez des frites et une télé dans votre chambre, mais vous nous donnez une chambre typique pour vous la jouer...»

Ils arrivèrent dans la chambre où ils avaient été précédemment reçus, puis une porte coulissa et donna sur une chambre identique aux quatres murs de portes coulissantes, mais carrée et bien plus grande. Au centre, Saburo fixait un plateau de Go, une partie déjà entamée. La voix de Cassandre parlant de frites lui fit froncer les sourcils :

- « J'attribuais votre manque général de tenue à la tempête, fille stupide, mais je vois que chez vous, c'est un art de vivre.
- J'ai beaucoup réfléchi. Tant que vous m'appelerez fille stupide, je vous appelerai homme impoli.
- Personne ne me manque de respect, vous savez pourquoi ? La punition est excessivement sévère. »

Salman et Dian avaient vraiment peur. Saburo l'avait dit avec une nonchalance qui en disait long sur sa vérité.


- « Ah ouais ? fit Cassandre, ébranlée par la réponse. Comment appelez-vous quelqu'un qui espionne avec une caméra ses invités ? Impoli est le plus poli des mots...je pourrais en trouver d'autres. »

Saburo se leva et croisa les mains dans le dos.

« Vous êtes sur un territoire qui est déclaré trésor vivant par le Japon. Imaginez que vous dormiez au Louvre. Est-ce qu'on éteindrait les caméras pour préserver votre intimité ? Vous êtes les choses qui avez le moins de valeur sur cette île. »

Puis, d'une façon continue dans son discours, il changea radicalement de sujet et d'attitude.

- « Salman, savez-vous jouer au Go ?
- Non, Seigneur.
- Moi je sais, dit Dian. Si vous cherchez un partenaire de jeu, je peux initier Salman et on peut jouer à deux contre vous, Seigneur.
- C'est bien. Je veux jouer contre vous. Je suis de ceux qui croient que ce n'est qu'à travers le duel qu'on peut comprendre le cœur de l'homme. »

Il y eut un bruit sourd, comme un sac qui tombe à terre. Saburo perdit contenance, puis se ravisa, et leur demanda de les suivre. Cassandre murmurait à ses amis que selon lui, ils étaient moins importants que des cailloux, se rendaient-ils compte ?

Ils pénètrent dans une salle longue et belle, ouverte sur le jardin. Au mur, des sabres de bambou. Au centre, deux combattants de kendo dans leur armure bleue. À l'arrivée de Saburo, ils se tournèrent vers lui, retirèrent leur masque et s'inclinèrent.

L'un d'entre eux était Hideyasu. L'autre était un jeune homme, à peine plus vieux qu'eux, au visage fermé, mais qui afficha des expressions étonnées, intriguées et intenses en regardant tour à tour Salman, Dian et Cassandre. Cette dernière était très excitée à la vue des sabres.

- « Ne vous inquiétez pas, Seigneur, dit Hideyasu. C'était une passe d'arme un peu mouvementée, c'est tout.
- Je vous présente mes excuses, Père, dit le jeune homme.
- Tu es tombé à terre ?
- Oui, Père.
- Un manque d'attention, Hideyasu ?
- Au contraire, Seigneur. Votre fils est dans sa meilleure forme et je dois me pousser dans mes retranchements pour lui apprendre. Cela permet de donner lieu à quelques situations surprenantes. »

Le fils donna quelques coups d'œil aux ados et Saburo les présenta en anglais. Il omis sciemment de parler du jeune homme comme « son fils », il dit simplement « le jeune Kojiro ». Mais si Dian seul savait la vérité, elle n'était pas difficile à deviner : ils avaient le même regard.

Le jeune Kojiro regarda Cassandre de bas en haut, ce qui intrigua tout le monde et il finit par dire :

« Elle porte mes vêtements. »

Saburo convoqua Aya qui se jeta à ses pieds en expliquant qu'il n'y avait pas d'autre tenue à sa taille. Étrangement, alors qu'elle s'expliquait, le Seigneur eut un sourire un peu cruel. Il se tourna vers son fils :

- « Te sens-tu déshonoré ?
- Il faut bien l'habiller.
- Dis ta pensée. Ne mens jamais à ton père.
- Ce sont des américains ?
- Des occidentaux. C'est la même chose.
- Pourquoi...(il chercha une formulation)...tant d'égards ?
- Nous sommes à une date cruciale. Je me suis dit qu'il serait intéressant que tu mettes un visage et une culture sur ce qu'est un occidental avant que de nouveaux jours arrivent. Ils ont ton âge. Tu pourrais mieux me comprendre, ainsi.
- J'ai le même sentiment que vous sur les occidentaux, Père. »

Cassandre, qui devait se sentir immortelle, s'avança d'un pas. Elle s'exclama :

« Si vous parliez en anglais pour qu'on vous comprenne, vu que vous savez le faire ? Ce n'est pas très poli tout ça. »

Saburo, pour une fois, fut ravi de l'impertinence de Cassandre. Kojiro, lui, s'inclina, puis dit :

- « Le Seigneur Saburo m'a tenu au courant de qui vous étiez. Mademoiselle, c'est vous qui êtes impolie.
- D'accord. Seigneur Saburo, vous voulez jouer au Go contre Salman, c'est ça ? Moi je veux me battre, au sabre, contre Kojiro. »

Les japonais restèrent interdits, partagés entre amusement et stupéfaction. Le Seigneur Saburo se rangea près de Hideyasu, sur le côté et déclara :

- « Fort bien. Dois-je demander à Kojiro de ne pas y aller trop fort avec toi ?
- Ça risque pas ! fanfaronna Cassandre en prenant le sabre de bambou que lui tendait Hideyasu.
- J'espérais une telle réponse, Cassandre. »

Il ne l'avait pas appelée fille stupide. Il dit à Kojiro : « Bats toi sans merci, mon fils. »

Hideyasu glissa : « Seigneur, ce ne sont que des enfants, vous savez. » et Saburo répondit sans quitter les yeux de son fils : « Ici, on enseigne la guerre, n'est-ce-pas ? »

Cassandre se mit face à Kojiro. Ce dernier s'était débarrassé de son armure, et il avait un corps musclé mais sans excès. Leur différence de posture en disait long sur les années de pratique de l'une et de l'autre : même pour des yeux innocents comme ceux de Salman, on voyait bien que Cassandre ne tenait son sabre qu'avec la force de sa rage, tandis que l'autre avait des années de pratique. C'était un minuscule ruisseau qui s'attaquait à une montagne, si grande qu'il n'en voyait pas les dimensions.

Quelques secondes passèrent, et Cassandre, excédée par l'attente, se jeta sur son adversaire. Le sabre de ce dernier s'abattit, un seul coup, et le sabre de Cassandre fut projeté hors de la surface de duel. Elle même était à terre, se frottant une main endolorie.

- « C'est la fin ? demanda Saburo, pour exciter Cassandre.

- Certainement pas, fit-elle en se relevant.
- Arrête d'être bête, cria Salman. Tu t'excuses et tu reviens ici ! »

De façon très surprenante, Cassandre se jeta mains nues sur Kojiro comme si elle voulait le mettre à terre. Il fit un pas de côté et elle bascula derrière lui, retombant à terre. L'économie de mouvements de Kojiro était magique à regarder.

Cassandre se releva, et prit deux sabres accrochés au mur, un dans chaque main. Kojiro sembla surpris.

- « T'as pas le droit, Cass, arrête ! » cria Salman.

De façon surprenante, Cassandre afficha une mine étonnée, comme si le duel qui se passait n'était pas dangereux pour elle.

- « C'est vrai, demanda-t-elle ? J'ai pas le droit ? On se bat, non ?
- Je pense que le jeune Kojiro peut tout à fait battre quelqu'un comme toi, avec deux sabres, ou même trois. Qu'en penses-tu ? » demanda Saburo.

Kojiro hocha la tête. Quand Cassandre s'approcha avec ses deux sabres, si lourds qu'elle avait du mal à les porter, Hideyasu ne put s'empêcher de rire. Il se pencha vers Saburo et dit « Miyamoto Musashi. ». Le visage du Seigneur se ferma de colère.

C'était la deuxième fois que Hideyasu prononçait ce mot, et Salman le connaissait, puisque c'était l'auteur du Livre des Cinq Anneaux qu'il lisait dans l'avion. Et il réalisa : Miyamoto Musashi, grand duelliste, avait débarqué sur une île avec une rame - comme Cassandre. Puis il avait fait un duel légendaire avec sa rame, même si certains récits parlent de lui ayant utilisé deux sabres. Son exercice peu orthodoxe de la guerre avait fait de lui le terrible guerrier qui était entré dans la légende.

Cassandre n'était pas Miyamoto, mais elle était la première pour la bagarre, notamment quand cela ne la concernait pas. Elle se prétendait, à l'école, justicière : un grand tapait sur un petit ? Elle débarquait et tapait à son tour sur le grand. Nul désir de justice dans le fond, elle adorait l'adrénaline. Elle était sans peur à tel point qu'un jour elle s'était battue contre cinq et avait fini en sang, mais ce n'était pas un mauvais souvenir pour elle.

En matière de bagarre elle s'y connaissait et elle n'avait pas cet honneur traditionnel des japonais : elle regarda derrière Kojiro de façon étonnée. Il se retourna par réflexe, et elle lui projeta un sabre comme une lance. Avec des yeux derrière la tête et des réflexes hors normes, Kojiro dévia le sabre au tout dernier moment, sous le choc du caractère déshonorable de cette attaque.

Cassandre profita de ce choc pour se jeter à terre, sur le dos, là où le sabre de Kojiro n'avait plus de portée, et frappa dans les jambes de celui-ci, une fois, et une autre. Kojiro plia le genou sans lâcher son sabre.

Cassandre bondit sur lui et le plaque sur le dos, à terre - on aurait dit deux amoureux au lit. Et cela trouble le combattant. Elle lui donne un bon coup de genou entre les jambes et il hurle de douleur.

Saburo hurle que ça suffit, puis se retourne vers Hideyasu :

- « Voilà le résultat de ton entraînement, mon ancien maître ? Le premier venu peut battre ton élève ?
- Je ne crois pas que ce soit la première venue. Elle sait se battre.
- Pourquoi mon fils a perdu ce duel ?
- Il a clairement sous-estimé cette fille. Comme nous tous, n'est-ce-pas, Seigneur ? Mais je dirais qu'il a voulu se battre selon les règles. Je n'en veux pas à cette fille de ne pas avoir respecté les règles : elle ne les connaît pas.
- Ainsi va la guerre. On se bat contre des étrangers, ignorant de nos méthodes, pour le meilleur et pour le pire. Hideyasu, mon fils doit être un Miyamoto Musashi. Il doit vaincre. Il doit dicter ses règles, comme je les dicte, c'est compris ?
- Oui, Seigneur. »

Saburo s'inclina devant Cassandre, elle en fut presque gênée.

« Il y aurait beaucoup à dire, mais voici ce que je vais te dire. Tu veux que j'arrête de t'appeler fille stupide et tu veux te battre au sabre, c'est cela ? Hideyasu ici va te former. Il va aussi former Kojiro à répondre au type de combat que tu pratiques. On va rajouter un peu d'honneur dans tes manières, et un peu de guerre dans celles de Kojiro. Et vous vous battrez à nouveau. Cette fois-ci avec de vrais sabres. Parce que telle est la guerre. »

Tout le monde dans la salle, à l'écoute de ces mots, fut légèrement perturbé. Sauf Cassandre, qui répondit du tac au tac :

« Avec de vrais sabres ? Mais j'ai pas envie de blesser le pauvre Kojiro, moi ! »

Saburo, qui quittait les lieux, répondit sans se retourner :

« Mon fils n'est pas celui qui sera blessé. »

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