5 - Et pourtant...
Si le soleil leur redonnait une forme d'espoir vital, ils avançaient en se traînant, les épaules basses - sans vraiment oser se plaindre, avec la seule énergie d'en trouver au bout du chemin. Et le chemin était charmant, non plus que cela, parfait : dalles d'ardoises sur un gazon entretenu, sillonnant sous les pins.
Hideyasu n'était pas un méchant homme...il fit semblant de leur parler de la demeure (en japonais) pour qu'ils puissent s'asseoir un instant sur un banc de granit.
« C'est le château du Seigneur Saburo. C'est un grand honneur d'être reçu par lui. C'est un homme brave animé d'un esprit indomptable. Il fut mon disciple autrefois. »
Ils n'y comprenaient pas un mot, enfin, l'un d'entre eux faisait semblant de n'y rien comprendre.
Au bout du jardin, un escalier blanc grimpait comme un serpent le long d'une falaise de schiste dont les strates étaient retenues par des étais de métal vissé qui ressemblaient à une grosse araignée. Il fallait monter les escaliers, pour arriver enfin « au château » : non pas une forteresse crénelée de pierre, mais la plus opulente des demeures de style japonais, de plain pied, aux cloisons coulissantes et aux terrasses et aux sols de bois sombre, éblouissants d'entretien. D'ailleurs, des domestiques s'occupaient en ce moment de les polir et ne levèrent même pas la tête vers eux.
Encore une cour intérieure, un jardin pourvu de bassins peuplés de poissons et gardé par des lions de métal, puis ils entrèrent - leurs pieds étaient déjà nus, mais ils laissaient un sillage de poussière qu'une domestique essuya consciencieusement. On les débarrassa de leurs gilets de sauvetage.
Le vieux Hideyasu les introduisit dans une pièce longue dotée d'une table basse et au sol de jonc de mer, qu'il présenta, en japonais comme « L'Antichambre du Mystère. ». Elle n'avait pas de fenêtre.
Un instant, Dian vit dans le regard du japonais une empathie réconfortante. Il referma la porte coulissante derrière eux et ils s'effondrèrent au sol. Ils n'avaient plus d'énergie, et ne dirent rien, aux aguets des bruits charmants de la demeure : oiseaux et cigales, lustrage du parquet, bouillons d'une eau que l'on chauffe.
Sous le regard d'Hideyasu, une domestique leur apporta très cérémonieusement trois bols de soupe très chaude, à la couleur nébuleuse, où flottaient des rondelles d'oignon. La soupe finit de dissiper l'hypothermie et leur apporta la chaleur, les nutriments et l'eau dont ils manquaient. La digestion taxa un peu de leur énergie, mais une fois la soupe dans leur corps, le bonheur et l'enthousiasme revinrent.
« Je croyais que les japonais nous détestaient, mais ils ont l'air de prendre soin de nous, dit Cassandre. Quelle belle maison ! Vous avez vu le sabre du vieux ? »
Dian allait répondre mais un sixième sens altéra ce qu'il voulait dire. Il avait la sensation aiguë qu'on les écoutait...même s'ils parlaient français.
- « Cassandre...fais attention à ton langage, dit Dian. Le respect est important chez les japonais. Celui que tu appelles le vieux...il a l'air digne et vénérable. Il nous a offert ces soupes. Soyons reconnaissants.
- Tu ne comprends pas ce qu'ils disent ? demanda Salman.
- C'est désespérant...pas du tout. Le japonais reste une langue difficile.
- Attends Dian, je le respecte un max, tu sais. Il a un SABRE, comme les samouraï ! Tu penses qu'il sait s'en servir ?
- Sans trop m'avancer, j'en suis presque sûr.
- Tu penses qu'il pourrait nous apprendre à nous en servir ?
- Je pense qu'on devrait éviter de leur parler de sabre », répondit Dian en se remémorant le passage étrange sur la plage.
Il le considérait maintenant dans toute son horreur : le maître des lieux, Saburo, avait bien parlé de tuer les enfants ? Mais pourquoi ?
Cassandre se redressa et secoua ses jambes. Elle était repartie pour se relancer dans une autre tempête. S'étirant, elle s'exclama :
- « On est au Japon ! Trop la classe ! Le pays des robots géants, des dessins animés, des ninjas !
- Cassandre...dit Salman...ce dont tu parles, ce n'est pas le Japon. Enfin, pas le vrai. C'est le Japon vu de l'occident. Le véritable Japon, et en ceci Dian a raison, mérite plus de respect que la caricature que tu en fais.
- Peuh !
- C'est une nation de philosophie, d'honneur...et aussi de poésie. »
La porte s'ouvrit fluidement, et le Seigneur Saburo, sabre au côté, fit un seul pas pour pénétrer dans la pièce. Il déclara :
- « De la poésie ? Quelle poésie ? »
Il parlait français - avec un accent très prononcé. Mais il le parlait. Bien. Donc il le comprenait. Dian se sentit défaillir. Saburo ne connaissait pas encore son secret.
Salman, pris par surprise, et choqué encore des évènements, balbutia quelque chose, et le Seigneur Saburo croisa les bras, le regard dur :
- « Tu n'as qu'une demi-connaissance de ce que tu avances. Mais au moins tu as une notion de respect. Ce n'est pas le cas de tous ici.
- C'est de moi que tu parles ? invective Cassandre.
- Tais toi Cassandre, et vouvoie le je t'en prie ! ordonne Dian, sinon c'est moi qui te donne un coup de sabre !
- Attendez, monsieur, dit Salman. Je ne savais pas que vous parliez français.
- J'ai appris le français à la Sorbonne, et l'anglais à Oxford. Vous n'êtes donc pas américains.
- Je vous présente nos excuses pour le comportement déplacé que nous aurions pu avoir, fit Dian la tête si basse qu'elle toucha le jonc de mer. La tempête nous a perturbés. (il ajouta, finement, mais avec hésitation :) Nous y avons vu quelque signe des dieux. »
Saburo resta songeur, et Salman brisa le silence :
Tsuyu no yo wa
Tsuyu no yo nagara
Sarinagara
dit-il, avec un fort accent français. Le Seigneur des lieux secoua la tête :
- « Sais-tu ce que cela signifie ?
- Oui, les traductions sont délicates, mais en français, cela veut dire : Nous vivons dans un monde de rosée...et pourtant, et pourtant. »
Salman avait laissé tomber un accent de regret dans son dernier mot. Saburo laissa le temps d'une respiration puis repartit impérieusement à la charge :
- « Fort bien, mais connais-tu la signification profonde de ce poème ?
- J'imagine qu'il faut avoir vécu longtemps pour la comprendre...mais oui : la philosophie nous apprend que rien ne reste, et que tout passe...et pourtant.
- Et pourtant quoi ?
- Et pourtant Kobayashi Issa, son auteur, qui a écrit ce poème sur la tombe de sa fille, ne pouvait oublier sa peine, j'imagine. C'est l'un des plus beaux poèmes du monde. Il me fait espérer que rien n'est vain. Que tout ne passe pas, en bien ou en mal. Ou plutôt que tout ne passe pas en mal, hélas, pour pouvoir que le bien ne passe pas non plus. »
L'homme hocha de la tête, presque respectueusement.
- « Je suis le Seigneur Saburo, maître de cette île. Elle est interdite aux étrangers. C'est un parc national protégé strictement. Par quel étrange hasard êtes-vous arrivé ici ?
- La tempête, Seigneur Saburo, répondit Salman.
- Certes, mais encore fallait-il que votre navire navigue en ces eaux. Et pourtant...les voies maritimes passent loin d'ici. »
Dian prit la parole et s'inclina à nouveau :
- « Comme vous dites, Seigneur, un étrange hasard. Les dieux peut-être ?
- Les dieux, voyez-vous ça, répondit narquoisement Saburo.
- Il y a deux jours, Seigneur, j'ai fait un étrange rêve, probablement envoyé par les dieux. Il y avait quatre signes dans ce rêve, et l'un des signes était la tempête. Un autre, la culpabilité. »
Salman et Cassandre regardèrent Dian, interloqués. Saburo, dont la nature superstitieuse n'avait aucunement échappé à Dian, était plongé dans un abîme de réflexion. Il articula :
- « Et les autres signes ?
- La trahison.
- Vous êtes les traîtres ?
- Non, c'était : la trahison de l'ennemi.
- Un ennemi qui trahit devient votre ami, c'est cela ? Essaies-tu de me manipuler pour faire de moi ton protecteur ? Je ressens de la colère, misérable étrangère. Je vois clair dans ton jeu.
- Je vous jure que c'est la vérité. De plus, êtes-vous notre ennemi, vous qui nous avez offert toit et nourriture ?
- Mensonges. Je ne suis pas convaincu. »
On sentait une colère sourde dans ses paroles. Sa main se rapprochait de la garde de son sabre. Dian poursuivit :
- « Et le dernier signe était le Golem.
- Le Golem ? Je ne connais pas ce mot.
- C'est une créature inanimée à qui l'on donne la vie. »
Saburo reposa sa main et resta parfaitement immobile. Puis il afficha un léger sourire :
- « Un robot ? Comme les robots géants dont parlait la fille stupide ?
- Vous parlez de moi, là ? demanda Cassandre avant de rajouter : euh Seigneur ?
- Oui, tu seras : la fille stupide. Quels sont vos noms, vous autres ?
- Salman.
- Salomon, le Roi Sage.
- Dian.
- Dian. Celle qui parle aux dieux.
- Cassandre.
- La fille stupide.
- Vous n'avez pas le droit de m'appeler comme ça !
- J'ai tous les droits sur cette île. Absolument tous. Tu changeras de nom quand tu m'auras montré ta valeur. Bien. Le Seigneur Saburo vous offre la protection de son domaine en attendant qu'un navire passe vous chercher. Nous menons une certaine opération de quelques jours qui va retarder votre départ. En attendant, vous serez mes hôtes. Je vais vous montrer mon Château, votre chambre, ainsi que nos règles. Et ensuite vous verrez mon Golem. »
Il fit demi-tour et ils le suivirent. Cassandre chuchota : « S'il a un robot géant, je suis tout sauf stupide. Je suis au contraire super futée ! Cela dit, je m'en fiche qu'on m'appelle stupide, si je peux voir un robot géant ! »
Dans les coursives dénuées de toute décoration, Saburo les présenta à Aya et Aiko, deux domestiques à qui il enseigna des mots occidentaux pour nourriture et convocation.
Puis ils allèrent sur une terrasse au dos de la demeure. Celle-ci donnait sur une forêt dense de pins parasols et d'eucalyptus, et couvrait l'horizon. Saburo indiqua une clôture en contrebas du bloc de schiste sur lequel était bâtie la maison : elle disparaissait de part et d'autre dans les arbres. Disposant d'un double grillage, elle était aussi surmontée de barbelés. Saburo expliqua, presque d'un ton badin :
« L'île est un parc naturel mais aussi une zone réservée du gouvernement japonais. Vous voyez cette barrière. Il est interdit d'aller de l'autre côté. Il est très difficile de la franchir, donc vous ne le ferez pas. Par ailleurs, passer cette clôture est puni de mort immédiate. Je vous le garantis. »
Salman, pour qui la question de la peine de mort était un sujet d'intérêt, savait que le Japon appliquait cette dernière, mais tout du moins dans un cadre minimum de respect des formes. Il pensa donc que Saburo plaisantait. De toute façon, il était du genre à respecter les interdits...Cassandre, beaucoup moins. Son regard perçait déjà les frondaisons pour savoir s'ils gardaient de l'autre côté des dinosaures ou soucoupes volantes.
Toujours sur la terrasse, ils contournèrent la demeure pour faire face à la plage où ils s'étaient échoués. Plein sud, le soleil était bien haut dans le ciel et traçait un rayon d'or sur la mer. Saburo montra une digue artificielle de rochers qui brisait les grandes vagues de la mer, et qui se terminait sur un îlot planté de deux pins qui entouraient un charmant pavillon au toit pointu peint de rouge.
- « Vous dormirez là-bas. C'est la Maison des Gardiens, qui est inoccupée. Elle est très confortable et Aya et Aiko pourvoieront à vos besoins.
- Merci Seigneur, dit sincèrement Salman.
- Remerciements pris en compte, Salman. Dites-moi, vous qui êtes familier de Maître Kobayashi Issa, demanda Saburo en tournant les talons vers un autre couloir, connaissez-vous le Bunraku ?
- C'est...une forme de théâtre ? demanda Salman en fouillant dans ses souvenirs.
- Attention Salman, je n'accepte pas les demi-savoirs. On sait, ou on ne sait pas.
- Je ne sais pas.
- C'est du théâtre, répondit Saburo. Mais pas n'importe lequel. Une forme de théâtre. »
La porte s'ouvrit sur un corridor en T dont l'intersection était un grand cube enfin ornementé : un tapis précieux au sol, et, sur un piédestal, une grande statue de samouraï en armure. Il touchait presque le plafond et devait faire deux mètres cinquante de haut. Saburo, pas bien grand pour un homme, mais bien plus que les ados, n'arrivait qu'à son genou avec le piédestal.
Il avait un grand casque de guerrier semblable à celui de Dark Vador, et des proportions un peu étranges : son corps était trapu et large, quand ses membres étaient longs. Et à sa main, solidaires de ses doigts fermés, un grand sabre presque aussi long que lui.
Cassandre poussait de grands cris à la vue de la statue et Saburo remarqua que ces cris étaient ceux d'un singe, et elle lui tira la langue dans son dos.
- « Voici le Golem de votre rêve, Dian.
- Mais il est inanimé.
- Le Bunkaru est un théâtre de marionnettes. Il hérite d'une très longue tradition qui se perd dans le temps, cultivée à Osaka. Regardez donc. »
Avec un bâton à crochet, il ouvrit une trappe dans le dos du samouraï. Il était creux, et il y avait un nombre considérables de poulies et de ficelles, comme une toile d'araignée.
- « Un savant occidental a dit un jour : donnez moi un levier suffisamment long, et je soulèverai le monde. Il aurait pu dire : donnez-moi suffisamment de poulies. Au Japon, nous avons aussi découvert ce principe, et nous l'avons mis en œuvre. Dans ce type de marionnette, un homme peut se glisser, et, sans moteur sinon sa propre force, avancer pas à pas.
- Le Bunkaru utilise ce type de marionnettes ? demanda Salman avec curiosité.
- Non, ceci est un humble passe-temps que j'ai construit à mes heures perdues. Je voulais voir jusqu'où on pouvait aller dans la démultiplication de la force nécessaire. Je ne vous ai pas tout dit sur moi, mais je suis avant tout un ingénieur. »
Il poursuivit sa route dans la demeure :
« Je me méfie de vous. Je n'aime pas ce que vous représentez. Pour tout vous dire, je n'aime pas l'occident, ses manières, sa culture envahissante, qui mélange séduction et abrutissement. Je commence néanmoins à vous apprécier. Non pas parce que j'apprécie l'occident, subitement, à votre contact. Non pas que vous soyez deux gentils enfants accompagnés d'une fille stupide. Mais je pense que vous n'êtes pas venu me mettre à l'épreuve, moi. J'ai encore quelqu'un à vous présenter, mais j'aimerais que vous preniez du repos. »
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