3 - Le langage de la mer
Ils sont sortis rouillés et lessivés d'un aéroport minuscule, dans une ville pas bien grande, si plate que l'océan était à deux pas et ils ne le voyaient pas. Finie, l'Amérique du gros.
À la gare routière, le prochain bus qui passait par Requa, leur destination, partait dans 3h. 3h d'attente encore pour 2h de route, Cassandre suggéra de faire la distance à pied, mais cette suggestion ne fut pas suivie.
Ils s'installèrent dans un fast-food rempli de musique country, où ils semblaient les seuls clients et ils commandèrent un gros hamburger et où la boisson était à volonté, ce qui transforma Cassandre en machine à engloutir. Salman, qui était sous le poids d'une mission, déclara qu'il allait prendre ce temps pour dégoter un Mahonia pour sa mère; Dian et Cass le laissèrent seul dans sa quête.
Il y avait un fleuriste « non loin » mais l'Amérique est une nation construite pour les voitures, et le chemin fut interminable : tout est gros, et le moindre magasin s'étale comme une galerie commerciale. Le fleuriste en question, éberlué d'avoir un client étranger alors qu'il levait son store, n'avait aucune idée de ce qu'était un Mahonia ou les Raisins de l'Oregon; cependant, fort serviable, il passa un coup de fil à deux autres professionnels du coin. Le 2e lui expliqua qu'il ne s'agissait ni de rose ni de freesias ni de cactus que les fleuristes vendent, mais une simple plante endémique de l'Oregon qui ne fait pas l'objet d'un commerce. Toutefois, le fleuriste fleurait d'un bon esprit commerçant et il persuada le touriste français d'acheter un petit pot et une pelle et de ramasser lui-même son Mahonia dans la nature.
Salman n'est pas d'une nature contrariante. Souvent d'ailleurs, il sait qu'on se débarrasse de lui en lui envoyant faire des quêtes absurdes (sa mère d'abord, puis là le fleuriste), mais il suivait, comme disent les orientaux « le voleur jusqu'à sa maison ». C'est souvent en suivant les conseils justement malavisés de personnes qui ne voulaient pas forcément son bien qu'il lui était arrivé des aventures profitables, un peu comme si sa bonne étoile et lui s'associaient pour donner tort aux gens méchants. Aux innocents les mains pleines, se disait-il, en espérant être innocent.
Il ignorait à quoi ressemblait un Mahonia, la seule photo gros plan sur wikipedia n'était pas très explicite. Il se rabattit, dans un terrain vague en construction, sur une petite plante aux fleurs jaunes, en espérant ne pas ramener à sa mère un pissenlit.
Cass s'abstint de rire en voyant salman revenir avec son pot et sa plante, mais ce fut au prix de grands efforts. Ils montèrent dans un grand bus beige qui avait des sièges super confort et une grande télé. Le bus était assez plein d'une population assez pauvre, et ils étaient les seuls touristes. La conductrice compta les dollars en pièces de Salman et lui déclara, dans un américain à peine compréhensible :
- « Elle est pour moi cette jolie fleur ?
- Euh, non, je suis navré madame. Vous savez ce que c'est ?
- C'est quoi ? Je préfère les roses.
- Euh, je ne sais pas. Vous ne savez vraiment pas ? Elle pousse sur le terrain, là bas ?
- Vous me prenez pour une botaniste ? »
Et elle éclata d'un long rire qui fit couler ses larmes comme deux rivières sur ses joues usées par le temps. Elle rit en prenant l'argent des autres passagers, et pendant encore deux autres bons kilomètres. Le pauvre Salman, de plus, était du côté droit du bus. La route qui serpentait vers le nord bordait le pacifique; bien que recouvert de nuages gris, il était immense et ses vagues avaient la majesté des créations immortelles de la nature non encore domptées par l'homme. Cass s'écrasa le nez sur la vitre pour le voir, alors que son ami regardait mélancoliquement, son pot à la main, les maisons carrées, les malls immenses et les forêts de grands arbres, se demandant où se terrait le mystérieux Mahonia.
Le bus se retrouva entre une rivière au nom lovecraftien, la Klamath, et le Pacifique. Il traversa un pont sous une pluie fine et dans un brouillard peu engageant, et de l'autre côté du pont, c'était Requa, une ville de jolies maisons blanches de bois bordant de grandes plages naturelles, avec un climat tropical, qui rappelait l'âge d'or des films jeunesse des années 80.
Ils furent les seuls à descendre à Requa, et ils se sentirent un peu perdus. Salman avait le numéro de Hagiwara mais aucune envie de l'appeler, il lui envoya un sms.
- « Et si c'est un fixe ? Appelle le, Salman, arrête de faire des manières, rudoie Cass.
- Salman et moi, on aime pas appeler, explique Dian. Comme tous les gens normaux.
- Les gens normaux utilisent le téléphone tous les jours. Ou la visio. Vous êtes juste deux types relous qui avez besoin de mille ans pour réfléchir à ce que vous avez à dire.
- Non, c'est les VIEUX qui l'utilisent. Tu sais pourquoi on déteste les appels ? Parce que les appels c'est que les urgences, les trucs relous. Les gens qui meurent. La banque qui a plus d'argent. Ou des escrocs. Ou les vieux, justement. Et les vieux, ils aiment pas écrire...parce qu'ils savent si bien écrire ! Ils mettent des tas de points partout. Et toi Cass, tu sais écrire ?
- Vous saoulez ! »
Elle arrache le téléphone de Salman et appelle Hagiwara. Une minute plus tard, elle lui remet en le plantant dans la terre du pot de fleur.
« Suivez-moi » qu'elle dit mystérieusement, comme si elle connaissait la ville par cœur.
Ils descendent une route en lacets qui descend vers le port, des voiliers de bonne taille aux haubans qui sifflent dans le vent léger. Sur le plus blanc d'entre eux, presque lumineux dans le gris, un homme courtaud leur fait signe. C'est Hagiwara. Il les accueille comme un américain, c'est à dire avec de grands gestes et un sourire. Il tape même dans la main de Cassandre qui s'extasie devant le navire.
Dian dit quelques mots en japonais, et il change du tout au tout. Dian s'incline, et lui aussi, dans le silence et avec une solennité qui tranche tout à fait avec son attitude précédente.
L'histoire que vous allez lire dans ce livre repose en partie sur les connaissances en japonais de Dian. Vous verrez par la suite que certaines phrases seront prononcées par certains protagonistes soit en français ou en anglais, langues maîtrisées par nos héros, soit en japonais, langue que seul Dian peut comprendre. Ce détail a son importance, et à ce titre, les phrases en japonais seront écrites en italique comme suit :
- « Bonjour, respectable monsieur Hagiwara. Je m'appelle Dian.
- Bonjour Dian, ne soyez pas si formelle et appelez-moi juste monsieur Hagiwara.
- Monsieur Hagiwara, est ce que le respectable monsieur Sandor, père de Salman, vous a expliqué que vous pourriez m'aider à perfectionner ma pratique du japonais ?
- Oui, Dian. Je le ferai dans la mesure de mes moyens. Vous êtes déjà très douée.
- Merci monsieur Hagiwara. »
C'est très étrange de voir quelqu'un de cher parler une langue inconnue avec fluidité. L'exercice impressionna beaucoup Cass et Salman.
Le navire était unique en son genre, effilé comme un sabre et large comme un animal marin. Un seul mât, qui se perdait dans les hauteurs. Il était en tout point admirable. Sur son côté, Hagiwara, qui l'avait retapé ces derniers jours, avait réécrit les lettres noires de son nom : Hyperion. Salman eut une petite moue.
- « Hyperion, je trouve que ça claque, commenta Cass.
- C'est le nom d'un Titan », commenta Salman.
Dian, qui suivait Hagiwara sur la passerelle menant à bord, fit une association entre le Titan et le Golem des cartes de son rêve.
- « Un Titan ? C'est quoi ? Un type grincheux comme toi ?
- Le TITAN-ic ça te dit quelque chose ?
- Ah ouais, faut carrément changer son nom ! Si on l'appelait le Clarencoal ?
- Débaptiser un bateau porte malheur, Cass.
- Donc dans les deux cas on perd !
- On peut aussi ne pas monter sur le navire.
- Haha, nous y voilà ! Ça mon vieux, ça n'arrivera pas. Tu sais que t'as une bonne étoile, Sal ? Cette bonne étoile, c'est MOI. Je suis la meilleure chose qui te sois jamais arrivée. Comme avec le métro. Comme avec le Pelican et le trafiquant de drogue. Je te tire par la joue pour aller dans le danger, mais une fois dedans, tu te sens vivre !
- À vrai dire, je me sens souvent mourir...»
Le navire était luxueux sur bien des points, avec un intérieur de bois laqué et un espace remarquable pour un voilier. Il disposait de quatre cabines, et Dian et Cass décidèrent de partager la leur. Hagiwara leur confirma, dès qu'ils eurent déposé leurs affaires, qu'ils levaient l'ancre.
Déjà ? protesta Salman, qui s'était imaginé dans une bibliothèque (existait-elle seulement ?) à Requa, penché sur des cartes marines, initié à la capitainerie aux pratiques de navigation hauturière, fréquentant les bars du coin pour collecter diverses astuces pour survivre à l'océan. Et qui sait, rencontrer un professeur passionné qui l'aurait emporté dans une grande université à Seattle à San Francisco où il aurait pu étudier l'histoire du pays, et oublier qu'il existait un océan et des fous pour le traverser.
Mais dans les faits, tout était prêt, et dans la minute, ils avaient levé l'ancre : Cass debout à l'avant, une main sur le hauban du foc, les yeux sur l'horizon de brouillard, Dian qui observait silencieusement les mécaniques manipulées par le pilote, et Salman qui regardait mélancoliquement la côte s'éloigner, puis disparaître. Charon, pensa-t-il.
L'océan Pacifique n'a rien de pacifique. Il est probable, pensa Salman, que les navigateurs, ayant considérablement souffert des vents violents du Cap Horn, aient trouvé cet immense espace « pacifique ». Pacifique, mais non calme. Une simple nature furieuse qui, techniquement, ne vous déclare pas la guerre.
Les deux premières semaines furent d'une pénibilité considérable pour Salman. Le navire était en constant ballottement par la houle. Cassandre ne s'en aperçut pas : pour rire, elle s'amusait parfois à avancer sur les mains quand le vent soufflait fort. Dian en souffrit deux jours. Mais le mal de cœur fut considérable pour Salman. Hagiwara lui donna un truc : fixe un point à l'horizon. Ça marchait ! Au bout de dix minutes, la nausée cessait. Mais à peine rentrait-il dans la cabine qu'elle revenait encore plus fort. Ainsi, il restait dehors en permanence, ne prenant que quelques courtes heures de sommeil par nuit, quand la fatigue était plus forte que la nausée. Il devint pâle et s'amaigrit.
Dian, Cass et Hagiwara tinrent un conseil de guerre. Sur les conseils de Dian, Hagiwara utilisa un téléphone satellite pour contacter Sandor et savoir s'ils devaient laisser Salman sur la première île. Sandor consulta Dian, qui était sincèrement partagé, puis Cassandre qui lui dit « Vous inquiétez pas, il va s'en tirer ! D'ailleurs je le trouve déjà plus coloré ce matin ! » et il se rangea à ce dernier avis - même si la dernière partie de la phrase était fausse.
Avec la fatigue, Salman rêvait éveillé. La nuit, les étoiles charriaient dans le firmament des vaisseaux fantômes qui venaient s'aligner sur la voie lactée. Un matin, il vit un immense samouraï sortir de l'eau sur tribord : d'abord le casque qui déversait des cascades d'eau, puis le guerrier en armure complète, grand comme le Titan Hyperion, si haut qu'il cachait le soleil et aurait pu le trancher en deux. Il raconta ceci au reste de l'équipage qui le considéra avec gravité, et Dian demanda s'il s'agissait d'un homme ou d'une statue animée, et tout le monde considéra à son tour Dian avec gravité.
Au tout début de cette histoire, nous expliquions que Salman se lamentait de n'avoir que des connaissances qui n'aidaient que peu aux affaires pratiques du monde. Ce n'est pas en lisant l'Odyssée dans sa version grecque ancienne que nous pourrions apprendre à résister aux vagues, et pourtant...ce fut le cas.
Ce que la plupart des humains, avec leur part d'instinct, dominaient naturellement sur un navire, Salman l'appris avec la totalité de sa conscience humaine. Il était passionné des langues disparues...et bien les vagues avaient un langage. Et Salman dû l'apprendre pour simplement survivre.
Par exemple, il y a des petites vagues, et des grosses. Les grosses sont immédiatement suivies d'un blanc, ou d'une séquence de 2 petites vagues séches, puis de 3, puis dans les deux cas d'une grosse. Les petites étaient toujours par multiple de 2 ou d'un nombre premier inférieur à 11, puis suivies d'un blanc et d'une grosse. Ça, c'était les deux principes de base, auxquels s'ajoutaient d'autres règles et des exceptions : un véritable lexique et une grammaire cohérente, qui permettaient, à défaut de comprendre leur message, d'anticiper les mots à venir. Il lui fallu définir le concept de vagues sèches ou humides, avec des esprits rudes ou doux, les vagues toniques, les vagues impérieuses, les vagues onctueuses, les vagues inachevées (là encore, avec les inachevées douces - c'est à dire inachevées sur la fin - ou les inachevées rudes, qui surgissaient en pleine puissance sans montée préalable).
Salman apprit donc à lire la mer, et passa d'un état comateux à une fébrilité enthousiaste. Il marmonna à ses amis quelque chose sur le langage de la mer, mais la teneur de ses propos était incompréhensible et fut mise sur le dos de la faiblesse.
Deux nuits après, il était en pleine forme, comptant et anticipant dans sa tête, mais profitant enfin du voyage. Les vacances pouvaient commencer.
Il y eut bien des aventures, petites et grandes, évidemment sans commune mesure avec celle qui nous attend. Mais elles furent toutes merveilleuses : il y eut ce grand tanker russe qui les fit monter à bord, et ils se perdirent dans le labyrinthe des containers.
Il y eut ce troupeau de baleines qui passa au lointain, et l'eau était si claire que Cass plongea pour les voir en entier; elle vit deux yeux immenses au plus profond de l'océan et elle remonta, tremblante de peur.
Il y eut un feu de St Helme, boule de lumière qui s'accrocha au mât quelques secondes en pleine nuit, et grilla le smartphone de Dian. Il y eu d'innombrables soirées où Hagiwara enseigna non seulement le japonais mais aussi la guitare à Dian et ils l'écoutaient sous les étoiles. Cassandre rêvait chaque nuit de vivre pour toujours sur ce navire, et Salman, dans un hamac tendu entre le mât et la bôme, écoutait parler la mer en lisant l'Odyssée.
Les escales furent nombreuses et joyeuses, mais l'Hyperion était leur nouveau chez eux.
Il y eut un soir très particulier. Il était ordinaire, d'une certaine façon : le soleil tombait sur l'eau, alors qu'ils étaient amarrés dans le lagon d'une île polynésienne. Dian jouait et chantait une jolie balade en japonais. Salman n'y comprenait rien mais elle lui évoquait St François Xavier arrivant à Cipango, le Japon, à l'époque des Samouraïs. Le vent était d'une température exquise, réchauffant ou rafraichissant d'un demi degré à chaque brise. Dans les eaux transparentes, il y avait la silhouette musclée et troublante de la jolie Cassandre, poursuivie par sa longue chevelure, qui nageait entre les poissons colorés. Elle remonta à la surface en tenant une grosse tortue de mer, et elle était si heureuse que cela la rendait plus belle.
Salman se dit qu'il était, en cet instant, parfaitement heureux. Il prit également conscience du privilège qu'était sa vie. Ce qu'il vivait maintenant, peu d'humains sur la planète pourraient le vivre, alors que tout le monde en rêve. Ce privilège, il fallait en user de deux façons : d'une part, redonner au monde le bonheur qu'il recevait, et d'autre part, s'en réjouir et en jouir. Comme la prophétesse antique dont elle portait le nom, Salman n'avait pas cru Cassandre et elle avait eu raison : elle l'avait forcé à venir, elle l'avait tiré par la joue et ça n'avait pas été facile. Mais maintenant qu'il était là, il n'échangerait sa place pour rien au monde.
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