15 - Séparations

Des tentes humanitaires furent installées sur la plage dans la ville du Seigneur Saburo, avec cette prévenance paradoxale de l'armée : on prenait soin de nous, mais quiconque tentait de s'enfuir était fusillé.

Salman et ses amis, en tant qu'européens, et Hagiwara, qui avait une double nationalité américaine, furent affectés à une tente sur la plage, isolée, et traités avec un égard particulier : on les considérait comme prisonniers désormais libérés, ou ex-otages d'un despote fou. Maintenant que la folie retombait, ils comptaient leurs blessures et elles n'étaient ni anodines, ni en faible nombre : petites fractures, plaies un peu partout sur le corps...le scénario d'un Saburo butor et vengeur prenait corps. Hagiwara, le pauvre, avait réellement été maltraité par les serviteurs du maître de l'île.

Hideyasu, qui était un grand maître de kendo, bénéficia d'une extraordinaire pression du gouvernement japonais et fut exfiltré à titre exceptionnel; il croisa juste le regard de Cassandre sur la plage alors qu'un hélicoptère japonais l'emmenait, et dans son regard...ah, même si elle avait compris le japonais, la grande fille n'aurait rien compris. Mais elle l'aimait bien. Ce maître avait fait d'elle une autre personne. C'était une belle rencontre.

Des militaires - enfin, des agents du renseignement américain qui se faisaient passer pour d'aimables militaires - interrogèrent Hagiwara et ses passagers. Installés dans une chambre de métal isolée de l'USS Monterey, un homme et une femme aux mines austères et aux manières sévères si identiquement insupportables qu'on aurait dit des jumeaux. Ils parlaient un français parfait, prenaient des notes, et reposaient les mêmes questions sans se lasser.

Hagiwara dit la stricte vérité sur son séjour. Salman et Dian détaillèrent un récit ennuyeux de vie à l'intérieur du pavillon des gardiens, en occultant tout l'aspect final - celui de la bataille d'Okinawa. Il fut aisé à Salman de se présenter comme un gosse à peine ado, sensible au mal de mer et grande victime de l'histoire. Quant à Dian, il savait masquer ses pensées depuis toujours.

Restait Cassandre, qui voulait absolument tout raconter et que pour mettre sous pression on entendit à la toute fin. Elle se posa devant Smith et Wesson, prit une grande inspiration et raconta tout dans les détails.

Elle conclut par les mots suivants : « Si vous avez bien tout entendu et tout compris, vous aurez noté que j'ai piloté un robot géant pour sauver vos fesses. Je suis super douée. Et vous savez quel est mon rêve ? Piloter un hélicoptère de l'armée, ouais, comme celui-là qui est juste dehors. Une pilote comme moi, c'est un cadeau que vous fait le destin, pas vrai ? »

La femme ne commenta pas mais remonta dans ses notes :

- « Vous dites que quand le robot est revenu vers l'île, vous avez pris contact avec le USS Monterey pour proposer la paix, c'est ça ?

- Yes, je suis pas une folle de guerre moi. Je suis responsable.
- D'accord, mais on a un enregistrement de la conversation. On entend une voix d'homme. Étiez-vous plusieurs dans le robot ?

- Euh ouais. Il voulait pas que je vous le dise, mais c'était Sal.
- Salman ? Votre ami... ? »

Ils se regardèrent sans y croire.

- « Ouais ! Parler c'est son truc. Il saoule d'ailleurs.
- Il nous a dit qu'il avait plutôt été choqué par les évènements et qu'il était resté avec vous dans le pavillon des gardiens, expliqua l'homme qui l'interrogeait.
- Ben il ment. C'est ma version qui est vraie.
- J'ai l'impression que vous avez raconté tout ça pour pouvoir piloter un hélicoptère, je me trompe ? demanda la femme en fermant son carnet.
- C'est la vérité ! Tout est VRAI. Vous savez pourquoi vous me croyez pas ? Parce que je suis Cassandre, la prophétesse. Vous connaissez ?
- Non.
- Elle dit des trucs vrais mais personne la croit.
- Dites-moi, demanda l'homme. Si je vous demandais d'appuyer la version de votre ami Salman, c'est à dire que vous êtes restée dans le pavillon pendant la bataille, et qu'en échange, vous aviez le droit de piloter un hélicoptère, reviendriez-vous sur votre témoignage ?
- Euh, ouais. »

La femme tendit un prospectus de l'armée à Cassandre, et un formulaire.

- « L'armée américaine est toujours fière de recruter des personnes motivées prêtes à se battre pour les valeurs de la bannière étoilée. Je vous invite à demander la nationalité américaine dès votre majorité, mais je ne garantis pas une réponse positive. Ensuite, n'hésitez pas à rejoindre les rangs de la navy.
- Mais c'est dans super longtemps !
- Et encore, fit l'homme en se levant de sa chaise, lassé par l'interrogatoire, vous aurez 6 années d'études avant de pouvoir piloter un engin. Bonne chance dans vos examens. »

Ils partirent de la pièce alors que Cassandre hurlait avec indignation que « c'était trop nul ! ».

Salman eut droit à un appel de son père par téléphone satellite : l'armée avait vérifié sa version. Son père aborda tout de suite un sujet crucial :

- « Tu as vu aux infos le robot géant ? Je suis désolé pour la démonstration que je t'avais fait avec les calculs et tout, mais il doit y avoir un moyen de créer un tel monstre ! Ça te dit qu'on fasse ça ensemble le week end prochain ?
- Euh ouais.
- Tu vas bien, hein ?
- Ouais, ouais.
- Écoute, Salman, je suis désolé, vraiment. Je t'ai dit que ça allait être la croisière de ta vie, et je le pensais, et ça a été un cauchemar pour toi. J'ai fait une erreur. Tu sais, je ne suis pas idiot. Je ne te forcerai plus à rien.
- Papa, ça allait. Ce n'était pas de ta faute. Il y a eu un problème mais dans le fond, ça s'est bien passé. Et puis il y a eu de beaux moments.
- Tu me dis pas ça parce que tu veux pas me faire culpabiliser ? (la ligne n'était pas très bonne. Derrière son père, Salman entendait la machinerie de la plate forme pétrolière vrombir).
- Non papa, Hagiwara nous a appris plein de trucs, et tu avais raison, c'était une super croisière.
- Tu sais Sal, tu es quelqu'un de grand. De plus grand que nous tous. Non pas parce que tu es très intelligent - tu vas bientôt surpasser ton père et peut-être un jour ta mère - mais surtout tu sais changer d'avis. Tu as l'esprit ouvert. C'est la marque ultime de l'intelligence supérieure et de la foi que l'on peut placer en l'humain. Toi et ta génération...vous ferez de plus grandes choses que nous, des pauvres cloches butées. Je suis fier de toi.
- Merci papa. »

Et la suite fut une série de platitudes pour le retour à Shanghai qui furent avalées dans les pensées de Salman - qui pensait à Saburo, qui n'avait jamais changé d'avis...et pourtant, et pourtant...

Dans les nuits qui suivirent, Dian fit les rituels consacrés de babywitch pour en savoir plus sur Saburo ou Kojiro. Elle fut convoquée en rêve dans un endroit mystérieux et dangereux dont il est trop tôt pour le moment pour en révéler des détails mais soyez certains que nous en parlerons très bientôt - et il y avait, en marge de cette soirée inoubliable dans un palais flottant, un balcon isolé donnant sur la mer des rêves, idéal pour bavarder. Elle y retrouva la diseuse de bonne aventure, entre les bras desquels se trouvait son chat blanc obèse.

- « Vous ne saurez rien sur Saburo car mes services ne sont pas gratuits et vous ne pouvez pas vous les payer, petite sorcière sans pouvoir.
- Qui avait payé la dernière fois ?
- Vous avez un ami qui est en fonds, et qui vous aime beaucoup.
- Le Kise Manito ?
- Ptet bien que oui, ptet bien que non. Mes réponses sont payantes, je t'ai dit. »

Dian regarda à l'intérieur pour voir qui était présent à cette soirée, mais tout semblait flou. La vieille caressait son chat et la regardait de bas en haut, presque comme si elle voulait la manger.

- « Cela dit, on pourrait faire affaire. Ça te dirait de briser le cœur d'un homme, petite ?
- Un méchant ?
- Non, un très gentil. On est pas des justiciers, ici.
- Ben non.
- Réfléchis-y, je ne suis pas des plus puissantes ici, mais mes cartes sont des alliées fidèles. Qui sait, je devrais peut-être raccrocher un jour. Une fille comme toi, capable de tout, pourrait être un bon successeur une fois débarrassée de petites préjugés inutiles.
- Pourquoi briser le cœur d'un homme gentil ?
- C'est toute l'astuce des dieux, petite. On ne prédit pas le futur : on le provoque. »

Elle sembla s'effacer dans la double porte. La mer, en deçà du balcon, rappelait les flots de l'île sanctuaire. Une silhouette approcha : c'était Hagiwara. Ils se regardèrent l'un l'autre se disant : l'autre est-il vrai ? C'était un rêve et il n'existe aucune loi dans les rêves, alors ils s'embrassèrent et passèrent une longue nuit d'amour.

Cassandre tira Dian de son sommeil, alors que le soleil s'arrachait des flots. Quand Dian s'agita, cela réveilla Hagiwara qui dormait dans la même tente que les ados. Il se mis assis sur son lit de camp, observa Dian une seconde de trop pour qu'elle comprenne que leur rêve était commun, puis détourna son regard.

Cassandre parlait trop, elle disait que l'Hypérion était paré au départ, que ça allait être super chouette, qu'ils allaient peut-être vivre plein de choses dans la mer de Chine. Dian, pragmatique, réfléchissait s'il se sentait capable de briser le cœur d'un homme.

Salman était déjà face à la mer, le dernier chapitre de l'Odyssée dans les mains. Contrairement à lui, Ulysse était déjà rentré depuis longtemps à Ithaque à ce stade de l'ouvrage.

Un hélicoptère attendait sur la rive, sous les yeux brillants de Cassandre, mais il n'était pas pour elle. On traînait depuis le Château un homme à la tête basse, les mains menottées, vêtu de noir. Un jeune homme. C'était Kojiro.

Cassandre cria son nom avec une joie franche : elle le croyait mort. Tout le monde, même ses accompagnants, furent déstabilisés de l'énergie de la jeune femme.

Le visage de Kojiro, habituellement impassible, exprima des émotions fortes - plus que toutes les autres, il était ému. Cassandre, qui sautait derrière les soldats qui l'accompagnait, disait qu'elle s'était fait du souci pour lui, que tout allait bien se passer, que s'il allait en prison, elle le libérerait, que tout était injuste...elle lui a tout dit, en somme, sauf ce qu'il attendait peut-être, qui sait, c'est à dire une vraie déclaration d'amour, et il stoppa nettement pour se tourner vers Cassandre.

Il s'exprima d'une voix rude qui ressemblait à celle de son père, une longue phrase en japonais, et il était impossible de bien comprendre si elle renfermait de la haine ou de l'amour.

Et il tourna la tête, les soldats l'emmenèrent et Cassandre, pétrifiée, ne put rien répondre.

- « Qu'a-t-il dit ? demanda-t-elle à Dian.

- Je pense que tu le sais, fille stupide, » lui répondit-on.

Hagiwara était ému aussi. Son voyage, encore une traversée, pour de multiples raisons, avait changé sa vie. Il dressa les voiles de l'Hyperion alors que ses trois passagers restaient encore un peu sur la plage.

Ils se serrent fort dans les bras les uns des autres comme pour dire au revoir à une partie d'eux qu'ils laissent ici. Ils n'oublient pas qu'ils s'aiment, que tout est possible, et tout est encore à venir.

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