12 - Le grand saut

Ils s'infiltrèrent dans la grande demeure silencieuse. Au milieu d'un site sanctuarisé depuis toujours, loin des voies maritimes, il y avait peu de sécurité, à peine de la surveillance. Cassandre marchait d'un bon pas dans les couloirs sombres comme si elle connaissait son chemin, mais il apparut qu'elle cherchait la cuisine : une pièce longue de bois bien propre, où seuls les ustensiles étaient en métal.

Salman pensait qu'elle voulait s'armer d'un couteau, mais même pas, elle ouvre un rice cooker plein de riz chaud et commence à le manger à la cuillère. Sans dire un mot, Dian et Salman lui indiquent en gestes précis qu'ils n'ont pas le temps, et Cassandre chuchote qu'elle a trop faim - c'est alors que la porte s'ouvre en grand : Aiko, sabre au côté.

Elle semble en panique, les ados aussi, elle prend son sabre dans la main, pour le reposer sur la table. En japonais, elle leur dit de se mettre à table tandis qu'elle décroche un tablier, et elle leur prépare des onigiris avec une grande dextérité.

Ils mangent assis - Cass dévore comme un lion - alors qu'elle attend debout à leurs côtés. Comme ce n'était plus un secret, Dian décida de la remercier en japonais :

- « Aiko. Vous avez bien pris soin de nous jusqu'à présent. Nous, tous les trois, nous vous sommes très reconnaissants.
- Je suis confuse, je ne savais pas que vous parliez ma langue, Dame Dian, dit Aiko en se pliant en deux.

- Je l'avais caché, et je n'aurais pas dû, avoua Dian (elle se mit à parler en utilisant des tournures de phrases clairement masculines). Vous n'avez rien à vous reprocher.
- Dis lui que c'est trop bon ! demanda Cassandre.
- Il est arrivé, ignorante que vous puissiez me comprendre, que je dise du mal de vous, chers invités, avoua aussi Aiko. Je voudrais m'en excuser.
- Nous avons compris que votre Seigneur n'aimait pas les occidentaux, pour des raisons d'ailleurs qu'il nous a expliqué et que nous comprenons. Vous avez le droit de ne pas nous aimer, dit Dian. Mais vous avez posé votre sabre pour nous faire à manger. Je pense que vous avez bon cœur, et je pense même que tout le monde a bon cœur ici. »

Aiko se mit à pleurer en disant « merci, merci », ce qui embarrassa tout le monde, notamment Cassandre qui lui dit « Ben ils sont bons mais pas à en pleurer quand même ! Tu lui as dit quoi, Dian ? »

Ils s'éloignèrent de la table comme des enfants en fin de repas, et Aiko les regarda partir en débarrassant, comme s'ils retournaient paisiblement à leur pavillon; il n'en était rien, bien sûr. Les accès à la caverne étaient sécurisés par des digicodes et des portes de métal épaisses. Les couloirs sensibles étaient gardés par des serviteurs armés de sabre - qui n'étaient pas de la trempe de Kojiro, certes, mais qui étaient au moins deux.

Il n'y avait pas vraiment d'issue, mais Salman eut une nouvelle idée. Il tira ses amis dans la salle carrée où se trouvait le samouraï de Bunraku : « Tu penses que tu peux monter dedans, Cass ? »

Oui, elle pouvait : ils détachèrent la porte arrière, et elle s'y glissa en deux fois : l'intérieur était aménagé pour un petit marionnettiste, et donc idéalement à la taille de la jeune femme; dans l'armure articulée, il y avait un emplacement pour chaque membre et chaque doigt. Quand elle en plia un, elle sentit des poulies coulisser et dans les sifflements des ficelles et les craquements de métal, le colosse replia un tout petit peu le bras.

Elle tente un pas en avant, et le samouraï tombe par terre, se repliant comme un hérisson. Salman se dit : c'est une sorte de robot géant. Ce que nous a dit le Kise Manito se réalise - il se disait cela surtout parce qu'il espérait que ce serait le seul robot géant que Cass toucherait ce soir.

Le samouraï se redresse, s'appuie sur une paroi dans laquelle il fait un gros trou, puis avance bizarrement, les jambes cambrées. Cass explique en même temps : elle découvre comment il fonctionne. Il n'amplifie pas simplement ses gestes : en pliant les doigts, fort, elle décide de l'amplitude des mouvements, main gauche pour le bas, main droite pour le haut. Infernal à maîtriser par la pensée, mais le corps de Cass s'adapte vite : le samouraï se retourne vers Sal et Dian, et se met en équilibre sur les mains, même si l'une est refermée, soudée, à un grand katana.

« Ne blesse personne, » Cass, prévient Salman.

Cass veut lever le pouce du samouraï pour montrer son approbation et sa dextérité, mais le katana fait un autre trou dans un mur. Puis elle se tourne vers le couloir.

La porte de l'antichambre du mystère ne coulisse pas : un samouraï géant passe au travers, bondissant; à l'intérieur, deux serviteurs et Hideyasu se relèvent et s'arrachent de leur contemplation de la caverne au titan, pour, le cœur battant tirer leur arme.

Mais face à eux, c'est une statue de deux fois leur taille, avec une armure sans défaut. Et personne ne sait qui le commande. Un courageux se jette sur la marionnette géante qui d'un mouvement ample de bras l'envoie à travers la paroi fine de la pièce, pour arriver dans une autre. L'autre s'évanouit.

Mais Hideyasu est d'une autre trempe. Il se met en garde et prononce des paroles en japonais; il tente une attaque, mais l'armure est sans défaut, la lame est simplement déviée, abîmée. Le colosse de métal s'avance, Hideyasu est contre le mur, mais il ne se rendra pas. Il frappe encore. Il tente d'insérer sa lame dans une articulation de l'armure, et d'un geste, le colosse la brise. Et puis ne fait plus rien.

Le casque du samouraï se relève, de l'intérieur, et Hideyasu voit la bouille de Cassandre :

- « Maître Hideyasu, dit-elle en anglais, je vais vous dire la vérité : on est là pour vous empêcher de mener votre assaut sur Okinawa. Je pourrais vous taper dessus avec ce monstre mais je vous aime bien. Alors ouvrez nous donc la porte, ou partez.

- Ainsi donc le Seigneur Saburo avait raison. Vous êtes des ennemis occidentaux. »

Dian s'approcha sur un coin du trou fait par Cass dans la porte, et dit dans son plus beau japonais :

- « Le Seigneur Saburo avait raison : nous sommes envoyés par les dieux pour l'empêcher de faire le mal.

- Je ne crois pas aux dieux. La malice de l'occident, ça, je veux bien y croire.

- Demandez donc à Cassandre où se trouve Kojiro. »

Hideyasu porta la main à son visage, livide.

« Il lui arrive quoi ? demande Cassandre. Maître Hideyasu, réveillez-vous ! Je vous connais, je sais que vous aimez la voie du sabre, comme vous dites, mais pas le massacre. »

Le maître d'armes se tourne vers la baie vitrée, et leurs regards suivent le sien. Il y avait toujours, divin, la mécanique colossale du samourai, mais les quais et les eaux calmes étaient vides. La flotte était déjà partie, par une double porte monumentale au fond. Cassandre jura. Dian déclara à Hideyasu :

« Maître Hideyasu, Kojiro est sur la plage, là où nous avions échoué. Vous devriez le rejoindre. »

La tête basse et la mine sombre, dévasté par sa croyance en la mort du fils de son Seigneur, il commença à s'éloigner, mais pas avant que Cassandre crie :

« Maître Hideyasu, vous avez juré de me former au sabre et ce n'est pas fini ! Quand cette histoire stupide de guerre stupide sera réglée, je veux progresser, et je veux progresser avec vous ! »

Hideyasu opina, les yeux au sol. Cassandre avait dit cela à moitié par égoïsme et à moitié pour lui faire plaisir, mais sans le savoir, elle lui avait sauvé la vie : car rappelé ainsi à sa promesse qui devait le lier à cet entraînement, le maître d'armes ne mit pas fin à ses jours en chemin vers la plage.

De façon décevante, l'antichambre du mystère ne menait à pas grand-chose sinon une terrasse et un autre couloir : le seul mystère ayant été déjà révélé et se tenant de l'autre côté de la baie vitrée. Cassandre, dans son armure, tape violemment sur le verre qui se fendille au premier coup et tombe en pluie dans les eaux.

Ils se penchent depuis la baie : il y a certes, de l'eau en bas, mais c'est à 20 mètres, bien plus haut que le plus haut plongeoir de la piscine où personne n'osait sauter, sauf Cass qui avait un jour fanfaronné d'y aller, pour y monter en tremblant, plonger en hurlant, et ne plus jamais s'y risquer ni même en parler.

« Je n'y arriverai jamais. Je suis désolé. L'aventure s'arrête ici pour moi. » déclara fermement Salman.

Cass s'extrait de l'armure, et prend la main de Sal dans sa main gauche et la main de Dian dans sa main droite.

- « On y va ensemble, c'est rien du tout. Ne regardez pas en bas.

- Je vais pas sauter, Cass ! s'exclama Sal en essayant de dégager sa main. J'ai peur !

- Yes, moi aussi j'ai peur. Tu as peur, Dian ? »

Dian regarde en bas, profondément. Il voit, sur le côté maintenant accessible, une zone de préparation où Saburo enfile, avec le concours de serviteurs zélés, une sorte de combinaison rembourrée. Il relève la tête et dit :

- « Je n'ai pas trop peur. Moins que tout à l'heure quand tu te battais au sabre. Et moins que lorsque je devais rentrer chez moi, chez mon beau-père. Je veux pas te forcer, Sal, mais, tu as confiance en Cass ?
- PAS DU TOUT !
- Sérieusement ? demanda Dian.

- Ouais, bien sûr que j'ai confiance. J'ai juste pas envie ! »

Cass déclara « alors si tu as confiance » et les traîna de toute sa force, avec elle, à travers la baie vitrée. Ils plongent en hurlant dans l'eau froide et étrangement dure, qui tape sur les articulations et la peau - ils sont loin sous la surface, parmi les débris de verre de la baie qui coulent au fond.

Cass continue sous l'eau alors que Salman et Dian remontent à la surface. Une échelle, le cœur battant, comme si l'eau allait les avaler, ils grimpent et se retrouvent sur le long quai central qui mène au Samouraï Titan. Dian tend sa main à Salman pour qu'il se relève - mais c'est presque trop tard : Saburo les a vu ! Il s'acharne sur une porte de métal de l'autre côté d'une baie vitrée, à moitié habillé dans une tenue matelassée.

La porte s'ouvre en grand, et il s'exclame : « Mon fils ! Kojiro ! Kojiro vous a laissé passer ! Comment est-ce possible ? »

Alors Dian s'exclame, en japonais ! : « Kojiro ne pouvait pas nous en empêcher ! Nous sommes envoyés par les kamis, par les dieux ! »

Il l'entend parler en japonais, il l'entend parler des dieux, et il flanche. Il s'appuie sur un mur. Un serviteur lui donne son sabre, et il le congédie, il les congédie tous d'une voix autoritaire - ils partent comme des animaux effrayés.

Lame au clair, la démarche lente, il revient vers Dian :

- « Le soleil se lèvera alors que les premiers occidentaux auront déjà péri de ma lame.
- Vous voulez commencer votre règne par un meurtre d'enfant ? récita Dian, reprenant la formule exacte qu'il avait prononcé sur la plage.
- Qu'est ce que les dieux veulent, alors, Maître Dian, personne énigmatique, qui a des rêves prophétiques.

- Ils ne veulent pas la guerre, c'est sûr.
- C'est trop tard, la flotte est partie. Kojiro a-t-il livré un beau combat avant de mourir ? Ou a-t-il refusé de combattre ?
- Maître Saburo, dit Dian, très lentement. Votre fils est vivant. Nous ne l'avons pas tué, nous l'avons même sauvé. Cassandre l'a tiré de la mer alors qu'une vague gigantesque l'avait tiré par le fond.
- Parce que tu commandes à la mer, aussi, Dian ?
- Non, répondit Dian en tournant sa tête vers Salman, qui plissait les yeux pour les comprendre, en vain. C'est Salman qui parle à la mer. Salman, reprit-elle en français, parles-tu à la mer ? Dis la vérité au Seigneur Saburo. »

Salman ravala sa salive et le regarda droit dans les yeux.

« Je connais le langage des vagues. Mais il n'est pas très compliqué. Moins que le japonais, de toute évidence. Je pourrais vous l'apprendre, Seigneur Saburo. C'est la moindre des choses, après tout ce que j'ai appris auprès de vous. »

Le Seigneur Saburo était déchiré d'émotions contraires. Il tremblait presque. Un instant, ils crurent tous, Saburo inclus, que la guerre n'aurait pas lieu. Mais il n'était pas, comme l'avait prophétisé Cassandre, la plus grande tête de mule de l'Asie pour rien. Il entonna d'une voix blanche :

« Vous avez tout mon respect et ma gratitude. Je suis sincère. Mais je suis navré, je vais terminer ce que j'ai commencé. Nous vivons dans un monde de rosée, Salman. Et pourtant...»

Dian et Salman lui barraient la route pour arriver au géant, et il était sans forces, son sabre à la main - mais sa conviction remontait. Il allait les menacer pour passer, quand la main du Samourai Titan se posa sur le quai, doucement, une main mécanique imposante qui sépara les ados du Seigneur. Elle appuya à peine, et le quai se fissura.

On entendit la voix de Cassandre qui hurlait depuis le robot : « Venez au lieu de parler comme des débiles, j'ai besoin de vous ! »

Désespéré, alors que Sal et Dian couraient vers une échelle de métal qui pendait du colosse, Saburo frappa la main de la lame, sans aucun effet. Le dos de la main poussa lentement le seigneur, le plongeant dans l'eau sombre et le désespoir. 

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