Le sablier mauve - Nouvelle fantastique

Nous avions trop joué avec le temps, et nous devions en payer les conséquences.

Nous étions le jeudi 16 novembre, et, comme chaque jeudi et mardi matin, Alex – mon petit frère de treize ans – râlait pour rester au lit. Tandis qu'il protestait à chaque fois que je lui demandais de se lever, l'horloge au-dessus de lui me confirmait que les secondes défilaient. Il tira de toute ses forces sur la couette pour que je ne la lui prenne pas, mais l'aîné de la famille rentra dans la chambre au même moment.

— Dis-lui de me laisser tranquille, il est 7h du matin ! Pesta Alex.

Thomas croisa les bras et soupira.

— Elle est insupportable... dis-lui quelque chose bon sang ! S'écria mon petit frère en sortant sa tête de dessous la couette.

— Je sais qu'elle est insupportable, je me la coltine depuis seize longues années, je te signale.

Je lui lançai un regard noir alors qu'il hochait la tête, le regard faussement perdu dans le vague.

— Mais elle a raison, le sablier mauve est hors d'usage aujourd'hui, et tu le sais. En plus, si papa et maman apprennent que tu as été en retard, on sera tous punis... parce qu'on est chargés de toi, expliqua-il à Alex.

— On pourrait l'utiliser aujourd'hui, juste une fois, s'il vous plaît ! On pourrait compenser en ne s'en servant pas deux jeudis de suite, proposa l'entêté. Anna, t'es une super sœur, non ?

— Hum... je ne suis pas certaine que ça fonctionne comme ça. C'est non, je conclus. Tout le monde dans la salle à manger dans quinze minutes, où je pars sans vous. Et ça, dis-je en brandissant le sablier mauve encore posé sur le bureau du cadet, ça reste avec moi !

Je sortis d'un pas vif et Thomas me rattrapa.

— Pas si vite, petite sœur ! Pourquoi ce serait toi qui le garderais ? Je suis l'aîné après tout.

J'haussai un sourcil en entendant sa phrase et marchai vers le salon vide. Nos parents partaient tôt le matin au travail et rentraient tard le soir, j'avais donc rapidement dû apprendre à faire les choses à leur place et à gérer les deux bébés qui me servaient de frères.

— Tu es peut-être l'ainé, mais de seulement un an, et entre nous, je suis surtout la plus responsable. La semaine dernière, tu t'en es servi pour entrer de nuit dans le parc aquatique, et, à ce que je sache, les actes illégaux ne figuraient pas dans les utilisations autorisées dont nous avions convenu !

Thomas réprima toute objection en voyant ma mine sérieuse et me laissa attacher le petit sablier – dans lequel de minuscules grains de sable mauves restaient figés, qu'on le secoue ou non – à mon cou. J'observai un instant la fine chaine également de couleur mauve et cachai le médaillon dans mon tee-shirt – pas question de prendre de risques en l'exhibant à tout va.

Ma meilleure amie, Zoe, me racontait son cours de théâtre de la veille, mais je ne l'écoutais pas vraiment, trop occupée à remettre mes activités surnaturelles en question. Cela faisait déjà un peu plus de deux mois que mes frères et moi avions trouvé ce que nous appelons le « sablier mauve » sur une plage lors d'un week-end en famille. Thomas courait après Alex parce qu'il croyait que notre petit frère lui avait mis un seau de sable dans ses vêtements quand il dormait – mais c'était moi – et ils avaient trébucher sur quelque chose, mais lorsque je les ai rejoints en entendant leurs cris, la chute magistrale qu'ils avaient entamée était comme mise sur pause. Un cercle parfait de sable mauve les entourait. Je m'étais alors approchée, les yeux grands ouverts par le choc et avais remarqué le petit objet qui voletait entre les deux adolescents, je l'avais saisi, et, comme si rien ne s'était passé, le sable était brutalement rentré dans le sablier, mes frères tombant en même temps.

Nous avions passé le reste de la journée – soit neuf heures – à chercher comment le petit sablier magique fonctionnait, et puis le soir, pendant que nos parents faisaient à manger, impatiente, j'avais soufflé à l'objet posé au milieu de la table :

— Aller, dis-nous comment tu fonctionnes !

Le sable mauve était alors sorti aussi férocement de son récipient qu'il en était rentré à l'intérieur la première fois. Les petits grains s'étaient dispersés dans l'air pour former la phrase « Le temps vous ne contrôlerez que cinq journées sur sept » qui avait laissé place à « Les actes mauvais, dangereux ou interdits ne devront être réalisés grâce au sablier mauve sous aucun prétexte » et avant de retrouver leur place dans l'étroit contenant en verre, ils avaient constitué un dernier avertissement : « Le non-respect de ces conditions aura des effets irréversibles, tachez de ne pas l'oublier ». Bien sûr, les deux idiots qu'étaient mes frères avaient respectivement lancé : « Tu as vu ces tournures de phrases ? On dirait les vieux écrivains du dix-huitième siècle » pour le plus jeune et « Des effets irréversibles... tu crois que je serai condamné à être moche pour l'éternité ? Je ne peux pas gâcher ce magnifique visage ! » pour le plus grand.

Tous deux s'étaient esclaffés et n'avaient jamais pris les règles imposées par cette... entité magique au sérieux. Moi, je savais qu'une chose capable d'arrêter le temps et de nous parler dans notre langue pourrait faire bien pire. Bien sûr, il était difficile d'empêcher mes frères de faire n'importe quoi, mais nous avions très vite compris que figer le temps pour dépasser une file d'attente, obtenir plus de temps à un contrôle ou jouer des mauvais tours aux harceleurs de notre écoles n'était pas bien grave... du moins, c'est ce que nous pensions.

Ces derniers jours, Alex en demandait toujours plus, et allait même à nous prendre le médaillon, à Thomas et à moi, pour faire ce que nous lui interdisions. Lundi dernier, il avait recouvert la sortie de son collège de toutes sortes de liquides glissant pour « s'amuser », sauf qu'une fille de sixième s'était cassé la jambe et un garçon de huit ans avait manqué de se faire écraser. Évidemment, il n'a pas été sanctionné, vu qu'il n'était soi-disant pas encore arrivé, quant à Thomas, il a triché à tous ses derniers contrôles ainsi qu'à ses entrainements de basketball, mettant ainsi en danger la bourse de certains élèves. Je commençais donc à sérieusement craindre des représailles...

Zoe, à qui je n'avais jamais raconté nos aventures, me fit revenir à la réalité en passant sa main devant mon visage.

— Anna, on est bientôt arrivé, me dit-elle. T'étais complètement ailleurs... tu pensais à quoi ?

— Rien, ne t'en fais pas, lui répondis-je simplement.

Si seulement c'était vrai.

De plus en plus inquiète, je jetai un coup d'œil à mon grand frère, qui rigolait avec ses amis au fond du car et lui envoyai un message : « On arrête avec le sablier pendant un moment, je crois qu'on est déjà allé trop loin... »

— Anna, c'est quoi ce message ? Il en est hors de question ! S'exclama-il à voix basse en me rejoignant dans la cour de notre lycée.

— C'est trop dangereux, et ça ne vous ferai pas de mal d'apprendre à vivre sans magie, répliquai-je en insistant sur le dernier mot.

J'avais pris ma décision, et ce n'étaient certainement pas les caprices de Thomas qui allaient me faire changer d'avis.

Zoe me connaissait très bien, aussi mon état anxieux et inhabituel tout au long de la journée ne lui échappa pas, pas moins que le message d'Alex qui vint interrompre notre cours d'Anglais. J'étais pourtant sûre d'avoir éteint ma sonnerie. Dès que je lus le message, je sortis en courant de la classe. Ce n'est pas possible, ce n'est pas possible ! Essayai-je tant bien que mal de me rassurer. Je passai la main à mon cou. Le sablier avait bien disparu. Comment ai-je pu laisser une chose pareille arriver ? J'avais tellement peur qu'il arrive quelque chose que c'est arrivé.

Je savais en quelle salle Thomas était, alors je me dirigeai vers l'escalier au bout du couloir, entrai en coup de vent dans la salle de Madame Dubois et ressortis aussitôt en tirant mon frère par la manche.

— Mais ça va pas ou quoi ? Qu'est-ce qui te prend !

— Il me prend que notre petit frère est en danger, à cause de nous ! Je criai.

Je lui montrai le message d'Axel : « Le sablier mauve veut se venger, il a figé le temps et il essaie d'entrer dans ma tête, Anna ! ».

Le collège était juste à côté du lycée, aussi je trouvais ça étonnant que le temps ne soit figé que dans celui-ci. L'intérieur de l'école était plongé dans une atmosphère mauve, la lumière et l'air étaient teintées de la même couleur et une force s'abattit tel un poing sur la table où se cachait mon petit frère.

— Axel ! Je m'écriai en me mettant devant lui pour le protéger.

Thomas me rejoignit et l'entité frappa à notre gauche – sans doute plus fort qu'une bombe. Le plafond s'émiettait et des morceaux nous tombaient dessus. Soudain, tout s'arrêta.

— Anna, tu ne devrais pas être ici, me chuchota une voix en parcourant tour à tour mes oreilles. Pardon, je devais lui faire peur, mais je ne peux pas faire de mal, à quiconque, rajouta-elle.

Autour de moi, mes frères avaient à présent les mains plaquées sur leurs oreilles, grimaçant et suppliant l'ombre mauve d'arrêter, je ne ressentais rien.

— Laissez-les, tuez-moi si vous voulez, mais laissez-les, je parvins à murmurer dans un sanglot.

L'entité, l'ombre – je n'aurai su dire ce que c'était – effleura ma joue et essuya les larmes qui coulaient sur mon visage.

— Je ne peux pas, je ne prends l'âme que de ceux qui ne savent pas écouter, tu m'écoutes. Regarde tes frères, ils ne m'écoutent pas, ils ne font que m'entendre. Leurs âmes ont été inconscientes, leurs âmes ont joué avec moi, elles me reviennent donc de ce fait, ce sont les règles.

— Avec vous ? Demandai-je sans comprendre.

La voix douce – presque apaisante – de l'entité me répondit :

— Tu n'as toujours pas compris ? Je suis le Temps, le sablier mauve n'est que ma maison, les grains de sables une enveloppe corporelle. Je suis le temps, et je dois être confié à quelqu'un qui m'écoute.

— Épargnez-les, ils changeront, je vous le jure !

— C'est trop tard, le mal est fait, mais leurs âmes seront bien gardées, avec moi, et toi, dans le sablier mauve, Anna.

Je m'agenouillai devant mes frères, dont la torture avait cessé dès les paroles du Temps achevées. Je les embrassai, consciente que j'étais impuissante face à la situation. Je ne peux rien faire, c'est fini.

Le cœur lourd et serré, je m'écartai et laissai le Temps s'approcher de Thomas et Axel. Je fermai les yeux et m'accordai dix minutes avant de les rouvrir. Dix minutes pour m'assurer que mes souvenirs avec eux étaient présents et intactes, dix minutes pour me préparer à toutes les prochaines minutes de ma vie. Lorsque mes paupières se levèrent, le Temps avait disparu, tout autour de moi baignée dans une lumière blanche parfaite et tous les murs, le plafond, le sol et les meubles étaient comme neufs. Je me tournai vers mes frères, au-dessus d'eux flottait le sablier mauve, dans lequel on pouvait voir le sable, figé, et deux papillons – l'un plus grand que l'autre. Leurs âmes.

Quelques semaines plus tard...

— Alors, comment s'est passé votre journée ? Demanda mon père lorsque l'on eu passé le pas de la porte.

J'entendis ce qu'il restait de mon grand frère répondre « Plutôt bien, les mathématiques étaient dures mais je me suis bien amusé en sport » d'une voix si monotone et robotique que mes parents se lancèrent pour la énième fois depuis le 16 novembre un regard qui voulait tout dire.

Affalée sur un fauteuil du salon, j'observa les papillons de mon médaillon virevolter dans le petit sablier mauve accroché à mon cou. Ce jour-là, j'avais pris une autre décision : le « On arrête avec le sablier pendant un moment » était devenu « On arrête avec le sablier, tout court ».

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