Épilogue : L'île
Les vagues balayaient la côte sur toute sa longueur, elles se brisaient à plus de cent pieds du rivage et se reformaient sans cesse jusqu'à ce qu'elles vinssent mourir sur la grève. De ce côté-ci de l'île, on ne pouvait ni aborder, ni nager, ni marcher, sinon avec précaution. Les rochers étaient envahis de balanes, de patelles et d'oursins.
Une petite coque ronde les avait déposées de l'autre côté de l'île. Au sud-est. Au large d'une petite crique. Des vivres et du matériel avaient été embarqués sur un canot. Aeshma avait pris les rames.Elle avait échoué l'embarcation sur une petite plage de sable. Gaïa l'avait ensuite aidée à la hisser au sec.
Aeshma n'avait pas posé de questions. Gaïa lui avait affirmé qu'elle avait besoin d'elle pour évaluer les possibilités d'une petite île où elle pensait aménager un port. Ses navires pourraient y faire relâche si la mer était mauvaise et que le port d'Alexandrie n'était pas accessible.
— Pourquoi moi ? avait seulement demandé la jeune gladiatrice.
— Je veux ton avis.
— Astarté vient avec nous ?
— Non.
Aeshma n'avait pas protesté. Elle avait simplement prévenu Astarté qu'elle s'absentait pour quelques jours.
— Gaïa m'a prévenue, lui répondit la grande Dace.
Aeshma lui avait trouvé l'air faraud, mais elle n'avait pas cherché à savoir ce qui semblait autant réjouir sa camarade.
Elles étaient à Alexandrie depuis quinze jours. Astarté et Aeshma avaient parcouru la ville en compagnie de Néria, trouvé une petite villa qui conviendrait à l'école qu'elles voulaient ouvrir. Gaïa l'avait acquise. Les deux gladiatrices s'occupaient de l'aménager à leur convenance. Abechoura avait été chargée par Gaïa de gérer les dépenses. Néria lui apportait son aide et ses conseils. Ezra se tenait lui aussi à leur disposition. Gaïa avait déclaré qu'elle ne visiterait l'endroit qu'une fois les travaux effectués.
Une preuve de confiance.
Aeshma dormait sur le chantier et se montrait rarement à la villa. Elle voulait éviter les vols et le vandalisme.
Astarté jouait au messager. C'était elle qui avait prévenu Aeshma que la domina avait besoin de ses services.
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Aeshma se tourna vers la forêt de pins tourmentés. L'idée d'un port à cet endroit lui paraissait bizarre. À peine à dix ou douze milles d'Alexandrie. Le lieu était cependant plaisant et assez joli. Elle avait repéré une source au sud de l'île. L'eau y était douce et fraîche. Pas trop éloignée de la crique que Gaïa avait désigné comme un lieu de mouillage parfait. Un petit plateau, situé à mi-chemin entre la source et la crique, se prêterait, si Gaïa le souhaitait, à la construction d'un petit bâtiment.
La jeune Parthe se décida à rentrer. Après avoir déchargé le canot et porté vivres et matériel à l'abri, elle était partie explorer l'île. Gaïa n'avait formulé aucune objection. Elle avait seulement remercié Aeshma pour son aide. Elles ne s'étaient pas beaucoup parlées depuis leur arrivée à Alexandrie. Toutes deux avaient été occupées. Astarté et Néria lui avaient parfois transmis le désir qu'avait Gaïa de dîner en sa compagnie. Aeshma n'avait jamais refusé. Elle se plaisait bien à Alexandrie. Néria l'avait pilotée dans la ville, elle s'entraînait avec Astarté et Antiochus et entretenait des rapports sereins avec Gaïa.
Aeshma ne la trouva pas à la crique. Elle pensa que la jeune femme était partie explorer l'île de son côté. Elle décida de s'entraîner en l'attendant.
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Elle s'arrêta, une main assurant l'équilibre du grand panier qu'elle portait sur la tête. Aeshma se battait contre le vent. Nue pour que rien n'entrava ses mouvements. Fascinée par la grâce et la puissance que déployait la gladiatrice, Gaïa resta longtemps sans bouger. Jusqu'à ce qu'Aeshma effectuât un mouvement tournant rapide sur elle-même et l'aperçut. Elle se redressa aussitôt et vint à sa rencontre, sans prendre le temps de s'habiller. Sans en éprouver le besoin.
— Qu'est-ce que vous portez ?
— Le dîner.
— Oh ! Qu'est-ce que vous avez prévu ?
— Des oursins, une fricassée d'anémones et du poisson cru. J'ai eu un peu de mal à le pêcher, mais j'ai quand même fini par en prendre un.
Aeshma nota la position du soleil. Elle avait perdu toute notion du temps.
— Vous auriez dû m'attendre, je vous aurais aidée.
— Aeshma, tu sais que nous sommes seules ?
— Ah ? Euh... oui, désolée.
— Astarté ne t'a pas parlé avant de partir ?
— Astarté ? De quoi ?
— De...
Aeshma attendait sagement sa réponse. Gaïa renonça à la lui donner maintenant. Plus tard, peut-être.
— Tu sais ouvrir les oursins ?
— Je n'en ai jamais mangé.
— Allume un feu pour les anémones. Je vais préparer le poisson. En attendant, je vais replonger les oursins dans l'eau. Nous les mangerons au dernier moment, je te montrerai comme les préparer, ça ira vite.
Aeshma choisi un emplacement à l'abri du vent. Gaïa s'installa près d'elle avec un couteau, une plaque de marbre, la dorade qu'elle avait évidée dans la mer, une jatte en terre et tous les ingrédients dont elle avait besoin pour préparer son plat. Elle tira les filets avec dextérité, puis les effila.
— Pas de garum, alors ? demanda-t-elle à Aeshma.
— Non.
— Mais du gingembre ?
— Oui.
— Et de la posca ?
— Mmm.
— Du piment aussi ?
— Un peu, mais pas trop.
— Comme tu aimes ?
— Mmm.
Quand Gaïa eut fini, elle sortit un grand saladier de bois et tendit un petit couteau effilé à Aeshma.
— On va préparer les oursins là-bas, ça évita de mettre des épines partout. On reviendra les manger ici.
Le repas fut simple. Mais au goût d'Aeshma. Elle n'avait jamais mangé d'oursins et si elle connaissait les fricassés d'anémones, elle préféra la recette de Gaïa. Elles agrémentèrent les plats avec des olives, celles qu'aimait tant Aeshma, du pain, des dattes et des figues sèches. Gaïa déboucha une amphore de posca.
Avec la nuit, vint la fraîcheur. Aeshma rajouta du bois.
— Il va peut-être faire froid, remarqua-t-elle.
— Il y a des couvertures. J'ai une toile de tente aussi. De celles qu'utilisent les nomades. On s'en passera pour ce soir. Tu la monteras demain.
— Il fait encore assez clair.
— On a le temps, Aeshma. On ne mourra pas de passer la nuit à la belle étoile.
— Gaïa, vous...
— Aeshma...
— Tu veux vraiment te servir de cette île comme d'un port de relâche ?
— Je pense que c'est une bonne idée. Tu ne trouves pas ?
— Si, mais...
Mais Aeshma ne comprenait toujours pas pourquoi Gaïa avait besoin de son avis, ni pourquoi elle s'était fait débarquer en sa compagnie sur cette île et encore moins pourquoi le navire les avait laissées. Elle avait aussi remarqué l'importance des vivres embarqués sur le canot.
— L'île m'appartient, déclara Gaïa.
— Gaïa, osa enfin demandé Aeshma. Tu comptes rester combien de temps ici ?
— Quelques jours, répondit vaguement Gaïa.
— Mais...
— Je ne te vois jamais à Alexandrie. Tu passes tes journées en compagnie d'Astarté, d'Abechoura et de Néria.
— Mais... tenta de s'excuser Aeshma.
— Je ne te reproche rien, la rassura Gaïa.
— ...
— J'avais simplement envie d'être avec toi. Tu m'en veux ?
Aeshma se plongea dans ses pensées.
— Comme sur le lembos ? finit-elle par demander.
Gaïa sourit.
— Presque...
— Presque ?
— Mmm, mmm.
Gaïa lui attrapa le menton et lui tourna la tête vers elle. Elle se pencha sur ses lèvres. Un baiser sensuel, tentateur auquel répondit spontanément Aeshma. Gaïa se recula.
— Avec juste... un petit plus, dit-elle en haussant un sourcil licencieux.
— Combien de temps ? murmura Aeshma.
— Dix jours.
— C'est long.
— Mmm...
Gaïa posa son menton sur ses doigts croisés, les coudes appuyés sur les genoux.
— Il faut que tu te perfectionnes en natation et que tu m'entraînes dans diverses disciplines. La pêche demande du temps et de la patience, préparer à manger aussi et si tu t'ennuies encore, je saurai bien trouver à t'occuper...
— Ah ouais ?
— Mmm, et puis l'île est assez grande pour que tu puisse t'isoler quand tu as besoin d'être seule.
Cette dernière déclaration emporta plus encore que le reste l'adhésion inconditionnelle d'Aeshma au programme que lui avait concocté Gaïa.
— Je devrais t'étrangler de m'avoir piégée, déclara-t-elle pour la forme. Astarté savait, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Mais je marche.
— Tu m'entraîneras ?
— Ça a toujours été convenu comme cela.
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Gaïa retrouva Aeshma. Elles rétablirent l'entente qui avait régner entre elles à bord du lembos. Mais depuis, Gaïa s'était libéré de ses peurs, et Aeshma ne voyait plus en elle la domina dont il fallait qu'elle se méfiât. Elles retrouvèrent le plaisir de s'endormirent côte à côte nuit après nuit, de sentir une présence dans leur sommeil, de se réveiller parfois enlacées parfois avec une main simplement posée sur une hanche ou un avant-bras, le front appuyé sur une épaule. Elles donnèrent libre-court à leurs désirs. S'accordèrent sans trop se poser de questions. Aeshma disparut des heures entières. Gaïa ne s'en formalisa pas. La jeune Parthe revenait avec du bois, des coquillages, des oursins. Calme et amicale. Prête à échanger. Plus douce, plus tendre. Plus sombre parfois et d'autant plus passionnée dans ses étreintes. Gaïa laissa le temps couler, elle lâcha prise, s'abandonna à l'instant, à la simplicité et au bonheur d'avoir Aeshma à ses côtés.
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Au matin du dernier jour qu'il leur restait à passer sur l'île, Gaïa se réveilla seule. Elle se frotta les yeux et s'assit. Elle déjeuna de quelques olives, piocha une poignée de dattes dans un pot et se leva. La nuit se mourrait lentement cédant aux premières lueurs de l'aube, le soleil n'allait pas tarder à se lever. Gaïa bailla. Elle se baissa pour ramasser une couverture et s'enroula dedans. Elle marcha vers la mer. Distingua la silhouette d'Aeshma qui se découpait sur un rocher. Elle mordit dans une datte. La poussa dans sa bouche. Elle nettoya le noyau et le recracha en levant la tête pour l'envoyer plus loin. Aeshma ne s'était pas habillée et elle n'avait pas pris de couverture ou de paenula. Il ne faisait pas très chaud. Gaïa partit dans sa direction. Elle sauta d'un rocher à l'autre, poussa un cri quand elle manqua de glisser, se rattrapa d'une main. Aeshma se retourna un instant.
— Fais gaffe... dit-elle à voix basse.
Gaïa la rejoignit.
— Tu n'as pas froid ? demanda-t-elle.
— Non.
— Pas de couverture ?
— Non.
Aeshma lui ménagea une place à côté d'elle. Gaïa s'assit. La mer se colora de jaune pâle. L'horizon prit une teinte pastelle, striée d'éclats orangés, combattant la nuit qui s'étendait au-dessus de lui. Et puis, le soleil émergea lentement des flots.
Gaïa s'alourdit contre l'épaule d'Aeshma. Pas trop, juste un peu, parce qu'elle avait envie de partager l'instant avec elle.
— Tu ne m'as pas rendu mon pugio, dit tout à coup Aeshma.
— Tu ne me l'as pas réclamé.
— Je n'étais pas encore sûre.
— Pas sûre de quoi ?
— De rester. D'être vraiment libre.
— ...
— Je veux le porter. C'est une très belle arme.
— Il t'a toujours attendue, Aeshma.
Aeshma hocha la tête. Le soleil sortit de l'eau et s'élança vers le ciel.
— Tu ne devrais pas construire un port ici.
— Non ?
— J'aime bien cet endroit.
— Moi aussi.
— J'aimerais revenir avec...
Aeshma laissa sa phrase en suspens.
— Avec ? demanda Gaïa.
— Avec Marcia ou Atalante, avec...
Nouvelle pause.
— Avec n'importe lequel de tes camarades, avec Abechoura ?
— Oui. Avec toi aussi ou avec Julia. Ici... je me sens libre. Entièrement libre. Enfin, ailleurs aussi, mais... je ne sais pas comment t'expliquer. C'est comme si j'étais consciente, entièrement consciente d'être libre. C'est une question d'esprit. Ce que j'ai partagé avec toi, je sais que je le partagerai avec les autres aussi.
— Vraiment ?! susurra Gaïa faussement choquée.
— Non, euh... balbutia Aeshma.
Gaïa rit.
— Gaïa ! protesta Aeshma.
— Excuse-moi.
— J'ai aimé chaque moment que j'ai passé ici, reprit Aeshma. Chaque moment que j'ai partagé avec toi, que tu sois auprès de moi ou pas. C'était comme si j'avais trouvé... euh...
— La plénitude ?
— Oui.
— C'est un sentiment qu'on peut ressentir ailleurs que sur cette île, observa Gaïa.
— Je sais, mais c'est plus facile ici.
— C'est vrai, approuva Gaïa. On reviendra quand tu veux et si tu veux venir avec Abechoura ou n'importe qui d'autre, n'hésite pas, tu n'as pas besoin de me demander mon autorisation.
Aeshma lui dédia un regard d'intelligence.
— Gaïa, pourquoi m'avoir donné le tétradrachme il y a trois ans ?
— Je ne voulais pas que tu m'oublies.
— Je l'ai toujours.
— Il m'a coûté plus cher que les quatre-vingt mille sesterces que j'ai dépensés pour toi et Atalante.
— Quatre-vingt mille ?!
— Une peccadille. Ma fortune et celle de Julia réunie ne suffirait pas à payer le prix que vous valez vraiment.
— Il y a des choses qui ne se monnayent pas.
— Comme quoi ?
— Tu le sais.
— L'amour et la liberté ?
— Par exemple.
— Tu m'as apporté les deux, Aeshma.
La jeune Parthe se leva, elle tendit la main à Gaïa et l'entraîna sous la toile de tente. Elle avait faim et elle mourrait certainement de faim dans trois ou quatre heures. Ce ne serait pas la première fois. Mais Gaïa cuisinait bien, elles avaient encore des vivres pour dix jours si on ne venait pas les chercher cet après-midi, et Aeshma avait terriblement envie de plonger sans s'inquiéter qu'on l'entendît, qu'on la voit, qu'on la juge, d'elle ne savait trop quoi d'autre. Terriblement envie de l'aimer, sans aucune restriction. Comme le lui avait appris Gaïa.
Tout donner, tout prendre, sans peur.
Gaïa ne plongea pas, elle sombra. Aeshma lui avait donné accès à un monde merveilleux. Un monde que lui avait fait miroiter Julia durant des années. Que Gaïa n'avait jamais voulu voir, encore moins voulu accepter.
Aeshma n'était pas la seule à ressentir de la plénitude.
Leur rencontre les avait sauvées. Libérées des chaînes qu'elles s'étaient elles-même forgées. Des chaînes plus solides que celles qu'avait jamais portées Aeshma aux pieds ou aux poignets. Elles avaient forcé le destin, chacune à leur manière. Violemment. Obstinément. Elles avaient résisté, accepté surtout de ne plus se battre seule contre le monde. Aeshma et Gaïa entretenaient une relation particulière, mais leur monde ne s'arrêtait pas à elles seules. Elles se mouvaient au sein d'une familia bâtie à travers le sang et les larmes, mais plus encore à travers le dévouement, l'estime, la confiance, la loyauté, l'amitié et l'amour.
Julia, Marcia, Atalante, Astarté, Abechoura, Ajax, Germanus, Quintus, Sabina, Néria, Saucia, tous les autres. Ils seraient toujours présents les uns aux autres.
Aeshma serait prête à partir pour les secourir. Comme l'était Gaïa. Comme ils l'étaient tous.
Le maître du monde avait ployé devant leur volonté. Titus avait été balayé d'un simple revers de main et tout Délice de l'humanité qu'il était, il était mort sans gloire. On ne séparait pas sans dommage des gens qui s'aimaient.
.
Dans le silence de cette petite île oblongue troublé par un éternel ressac, par la brise qui chantait parmi les rochers et les branches tourmentées des pins noirs, par le cri des oiseaux de mer égarés et par celui des insectes vrombissant ou stridulant, Gaïa posa la tête sur l'épaule d'Aeshma, comme elle posa un baiser exténué sur la mâchoire de la jeune Parthe et lui avoua à son tour ce qu'elle n'avait jamais dit qu'à sa sœur depuis quatorze ans.
Aeshma referma les bras sur elle. Elle pensa à tous ceux qu'elle aimait ou qu'elle avait aimés, à tous ceux à qui elle ne l'avait pas avoué, à tous ceux à qui elle ne devrait plus jamais le cacher.
Elle repoussa Gaïa sur le dos et plongea son regard dans le sien. Ses yeux s'emplirent de larmes. Gaïa l'attira contre elle. Aeshma s'abandonna.
Le cœur de Gaïa se serra d'émotion.
Au-dessus d'elle, le soleil brillait dans un ciel d'azur immaculé.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : L'île de Nelson au large d'Aboukir, Égypte.
C'est l'île dont je me suis inspiré pour ce chapitre. Actuellement, l'île est recouverte d'une végétation basse. J'y ai planté des pins... Qui sait s'ils n'étaient effectivement pas là deux mille ans auparavant.
Annexes à suivre : Vous trouverez dans les parties suivantes : des remerciements, un déroulement chronologique du Sable rouge, la biographie des personnages principaux, une note sur l'esclavage, une petite bibliographie et un nota bene.
***
FIN du Sable rouge
***
Pays d'Aunis, 18 septembre 2018
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