CXLIII : Sine pœna nulla lex *


Atalante se réveilla tard dans l'après-midi. Gaïa insista pour qu'elle passât la nuit à la villa et ne rentrât que le lendemain matin.

Sur la terrasse, les deux gladiatrices avaient beaucoup parlé. Sabina avait beaucoup parlé, Atalante avait surtout écouté.

Peut-être parce que la grande rétiaire connaissait l'auberge des Quatre Sœurs, Sabina s'était confié à elle bien plus qu'elle ne s'était confié à Astarté. Peut-être aussi, parce qu'Atalante était plus sensible et qu'au cours de sa vie au ludus, Sabina avait passé beaucoup moins de temps avec elle qu'avec Astarté. Qu'elles se connaissaient moins bien. La jeune Samnite avait vidé son cœur du fiel et de la rancœur qui l'habitait encore.

Quand elles avaient quitté la terrasse, Sabina avait pris Atalante par la taille et avait commencé à lui débiter des anecdotes qui mettaient en scène les tenanciers des Quatre Sœurs, des clients qu'elle avait croisés, ou des histoires qu'elle avait entendues à Rome à propos de l'amazonachie, du combat de Lysippé et de Penthésilée, et des chasses de la si belle bestiaire aux cheveux d'or. Atalante éclata de rire à un moment, posa une question à un autre, et Sabina égaya la soirée.

La grande rétiaire s'étonna une fois de plus de la capacité qu'avait sa camarade à oblitérer les événements sordides, à tourner toutes choses en histoires passionnantes, haletantes et pleine d'humour. À entraîner son auditoire dans un monde qu'elle transformait et créait par la force de ses mots et de son imagination. À exorciser les peurs. Les siennes comme celles des autres. Parce que, même Abechoura rit de bon cœur au récit de ses aventures à Rome.

Atalante prit plaisir à retrouver la jeune sœur d'Aeshma. Celle-ci et Sabina se montrèrent très attentionnées envers la grande rétiaire. Gaïa s'inquiétait de l'état de santé d'Atalante. Elle avait fait servir un dîner léger qu'elle partagea avec elle, Sabina, Abechoura et Néria. Au cours du repas, Gaïa enjoignit la jeune gladiatrice blessée à ne pas s'attarder trop tard.

— Je ne dors pas très bien, avait dit Atalante.

— À cause de ton épaule ? Tu as mal ? demanda Sabina.

Atalante acquiesça.

— Tu n'as rien pris avec toi ? Abechoura peut te donner de quoi apaiser tes douleurs, lui proposa Gaïa.

— ...

— Elle s'y connaît bien en médecine.

— Ce ne sera pas la peine, merci.

— Mais tu souffres, Atalante, et ta sieste prouve ton épuisement, insista Gaïa.

— Je préfère ne rien prendre.

— Pourquoi ?

— Je... je réagis mal aux drogues.

— ...

Atalante rougit et détourna le regard.

— Oh... réalisa Gaïa. Ce n'était pas la première fois à Rome ?

— Si, j'en avais trop pris. Je n'ai jamais été gravement blessée par la suite, mais cette fois... Aeshma m'a expliqué que j'avais développé une hyper-sensibilité aux drogues. Du coup...

— Tu souffres en silence, conclut Gaïa.

— Mouais.

— Et rien ne te soulage ?

— Non, pas vraiment.

— Je t'ai fait préparer un cubiculum pour cette nuit, mais si tu préfères dormir ailleurs.

— Non, ça me changera un peu de dormir seule.

— Mais tu as une cellule à toi au ludus.

— Aeshma passe toutes ses nuits avec moi. Elle a installé une paillasse dans sa cellule. Elle m'attend le soir et si je ne viens pas, elle vient me chercher.

— Je me suis parfois demandé si Aeshma n'était pas la fille cachée d'Atticus et de Saucia, intervint Sabina.

Même si Abechoura ne connaissait pas Atticus, elle comprit comme les autres l'intention de Sabina. Atalante lui sourit amicalement. Le cœur d'Abechoura s'emballa et cogna erratiquement dans sa poitrine, Néria ne s'étonna de rien et Gaïa haussa un sourcil interrogateur à l'intention de la gladiatrice.

— Notre médecin et notre masseuse en chef, précisa Sabina. Vous connaissez Saucia, domina.

— Une masseuse en or. Et j'ai rencontré plusieurs fois Atticus, c'est un très bon médecin.

— Oui. Elle et Atticus sont très attentifs à notre santé, mais pas seulement. Ils surveillent aussi nos humeurs. Ils s'efforcent à soulager nos peines et nos douleurs. Mais il ne faut pas les contrarier et malheur à qui ne leur obéit pas au doigt et à l'œil. Saucia et Atticus sont aussi craints qu'Herennius. Peut-être même plus.

— Vraiment ?

— Oui. Disons qu'Atticus et Saucia ont une âme de fer et les mains douces.

— Et Aeshma ? demanda Atalante curieuse de savoir ce qu'en dirait Sabina.

— Mmm, Aeshma ? demanda l'hoplomaque en regardant tour à tour Atalante, Gaïa, Abechoura et Néria.

Elle sourit soudain d'un air facétieux.

— C'est le contraire, c'est pour cela que je dis qu'elle est leur fille cachée. C'est un joli cœur caparaçonné d'airain.

Sabina avait repris l'expression d'Atalante.

— Un artichaut, souffla Néria.

— Un artichaut ? s'étonna Sabina.

Néria expliqua l'image. Elle plut beaucoup à l'hoplomaque.

— Marcia est un trésor d'intelligence, se félicita-t-elle. Je trouve son image très juste.

— Elle ne parlait pas que d'Aeshma, ajouta Néria.

— Non ?

— Elle disait qu'Atalante et Astarté étaient pareilles.

— Atalante n'a rien d'un rhinocéros, quant à Astarté... Je laisse son jugement à Marcia, grimaça Sabina.

— Je croyais que tu l'aimais bien, s'étonna Abechoura.

— Je l'aime bien, même beaucoup, mais Astarté ressemble à un amoncellement de tesselles. Chaque tesselle est jolie, colorée, taillée de telle ou telle façon, mais l'important ce n'est pas la tesselle, c'est l'ensemble. Tenez, regardez, dit-t-elle en désignant le pavement qui s'étalait à leurs pieds. Ces animaux, ces décors, ils n'existent que par l'agencement de milliers de tesselles entre elles. Et la beauté de l'ensemble n'est visible à nos yeux que parce qu'on a assez de recul. Si je suis couchée sur le sol, je n'ai pas accès à l'ensemble de la composition. Avec Astarté, j'ai cette impression d'avoir toujours été couchée par terre et de n'avoir admiré et connu que les tesselles.

Elle n'était pas la seule. Gaïa trouva la comparaison brillante. Atalante la trouva horriblement juste.


***


Atticus s'inquiétait pour la grande rétiaire, il n'avait pas approuvé son escapade à Sidé et remâchait sa colère. Il avait demandé à Saucia de surveiller le retour de la gladiatrice et d'envoyer celle-ci à l'infirmerie dès qu'elle rentrerait.

Atalante avait quitté Sidé à la première heure. Avant que la troisième ne sonna, son carpentum se présenta à l'entrée du ludus.

Chloé était de garde. Elle bondit à la rencontre du carpentum dès qu'il franchit les portes et elle se tenait impatiemment debout devant quand les rideaux furent tirés. Elle ouvrit la bouche de stupéfaction. Sabina lui dédia un grand sourire et descendit. La jeune masseuse lui sauta dans les bras et fondit en larmes. Elle la serrait contre elle en sanglotant bruyamment. Atalante s'extirpa du carpentum à son tour. Sabina, la jeune masseuse entre les bras, lui jeta un regard décontenancé.

— Tu n'as pas fini, la prévint sa camarade. Tout le monde se doutait que tu avais été vendue à un lupanar.

Chloé releva la tête.

— Un lupanar ? sanglota-t-elle de plus belle. Tu as été vendue à un lupanar ?

— Mouais, avoua Sabina.

Chloé replongea sur l'épaule de Sabina.

— Mais c'est bon, Chloé, lui dit gentiment l'hoplomaque. Je n'y suis pas restée longtemps. Gaïa Metella et Astarté sont venues me chercher.

Chloé continua de déverser ses larmes. Elle renifla soudain, s'essuya le nez sur la tunique de Sabina et releva la tête.

— Astarté ? Depuis quand es-tu libre ?

— Elles m'ont récupérée au mois d'août.

— Depuis le mois d'août ? Astarté sait que tu es libre depuis le mois d'août ?

— Ben...

La jeune masseuse se retourna vers Atalante.

— Tu le savais toi aussi ?

— Non, je ne l'ai appris qu'hier matin. Quand elle m'a ouvert la porte.

— Tu étais à Sidé quand le ludus est devenu la propriété de Julia Metella ? demanda Chloé à Sabina. Tu as assisté au munus de Patara ?

— Euh... oui, hésita Sabina.

— Et tu n'as rien dit ?

Une dangereuse lueur venait d'apparaître dans les yeux de Chloé.

— Ben...

— Depuis quatre mois, je pleure à chaque fois que je pense à toi... Et tu n'as rien dit ?!

Le ton était glacial.

— Chloé...

— Tu n'es qu'une...

Chloé ne finit pas sa phrase, elle gifla Sabina et se jeta contre sa poitrine en pleurant. Atalante perçut un mouvement sur sa droite. Ishtar. Figée de surprise. Avant qu'Atalante n'eût esquissé un mouvement, la jeune fille tourna les talons et s'enfuit en courant. Atalante jura entre ses dents :

— Prépare tes abatis, Sab.

Sabina, occupée à consoler Chloé comme elle pouvait, ne prêta pas attention à ses paroles.

.

Ishtar déboucha dans la cour à fond de train. Aeshma, où était Aeshma ? Si Sabina était de retour, sa meliora ne partirait pas sur les routes. Il fallait la prévenir. La jeune Parthe s'entraînait sur un palus. Herennius s'était résolu à ce qu'elle reprît l'entraînement. Elle avait besoin d'exercices. Ishtar la repéra et traversa la cour comme un boulet d'onagre. Un jeune novice se retrouva malencontreusement sur son chemin, elle l'envoya valser d'un coup d'épaule. Sur Pikridis qui jura vulgairement. Enyo apostropha sévèrement sa jeune camarade. Sans succès. Curieuse, elle fit signe au novice qu'elle entraînait de prendre une pause et partit à la suite de la jeune fille.

— Aeshma ! Aeshma ! cria Ishtar en arrivant près d'elle.

La Parthe se retourna.

— Elle est revenue, elle est là ! Je viens de la voir ! criait Ishtar essoufflée par sa course folle.

— Ça va pas de crier comme ça ? la tança vertement Aeshma. Qui est revenue ?

— Atalante ! clama la jeune Galiléenne.

Aeshma se renfrogna.

— Quelle nouvelle ! grinça-t-elle. Tu croyais qu'elle était partie où ? T'es tarée ou quoi ?

— Non, ce n'est pas elle ! haleta Ishtar.

— Elle est revenue ou pas ?

— Oui, mais je ne voulais pas parler d'elle.

— Ishtar, laisse-moi tranquille ou je te file une correction, grogna Aeshma en se remettant à frapper le palus.

— Sabina... Sabina et Atalante. Sabina est revenue.

Aeshma se figea. Elle se retourna lentement.

— Sabina ?

— Elle est revenue avec Atalante, souffla Ishtar.

Enyo s'illumina. Astarté qui frappait à deux palus de là, baissa son épée de bois et se félicita étourdiment :

— Ah ! Elle s'est enfin décidée !

Aeshma se retourna vers elle. Astarté se morigéna de sa bêtise.

— Tu savais ? demanda Aeshma d'un ton sourd.

Le sourire d'Enyo s'effaça. Aeshma lâcha sa sica. Serra les poings. Une bagarre, pensa tout excité l'homme qui occupait le palus entre Aeshma et Astarté. La Parthe avança sur Astarté. La grande Dace recula d'un pas.

— Aeshma...

— Tu savais, l'accusa la Parthe.

Maintenant, Aeshma était furieuse. Astarté recula d'un nouveau pas.

.

Quintus se trouvait avec Gaïus sur la terrasse qui surplombait la cour. L'enfant lui posait des questions sur les différentes activités des gladiateurs auxquelles Quintus répondait avec compétence.

— Regarde papa, Shéma est fâchée, elle va taper Tarté.

— Hein ?! Où ?

— Là, répondit l'enfant en montrant du doigt les deux gladiatrices.

.

Gaïus avait appris à connaître les gladiateurs et les gladiatrices au Grand Domaine, il avait surtout appris à connaître Astarté qu'il avait fréquentée plus longtemps que les autres. La Dace l'impressionnait par sa taille et sa carrure. Ni Julia ni Quintus n'étaient très grands. Seule sa tante, Gaïa, était aussi grande qu'Astarté. Mais quand elles se tenaient debout côte à côte, les épaules d'Astarté paraissaient encore plus larges. L'enfant aimait sa peau doré et son air provocant. Astarté n'avait rien fait pour, mais Gaïus était sous le charme et, une fois les gladiateurs partis, il lui avait posé beaucoup de questions sur ses camarades. Astarté s'amusait aussi à se battre contre lui et l'enfant, s'il riait beaucoup, s'appliquait plus encore.

Il aimait aussi, l'esprit joueur d'Ishtar, la gentillesse de Gallus, la tendresse rude d'Ajax. Gaïus avait cherché la compagnie des gladiateurs au grand Domaine. Pagona avait veillé sur lui, un peu inquiète au début, puis très vite rassurée. Gaïus choisissait ses gladiateurs.

Il adorait Marcia, jouait avec ses cheveux dès qu'il pouvait et, à la grande joie de la jeune fille qui se moquait gentiment de lui, il se perdait parfois dans la contemplation de ses yeux. Il s'installait sur ses genoux et fixait ses yeux à moins de dix doigts de son visage. Julia lui en avait une fois fait le reproche. L'enfant était prestement descendu de son perchoir. Il avait trottiné jusqu'à sa mère et avait attendu qu'elle le prît dans ses bras. Il s'était alors penché sur son oreille et lui avait murmuré en guise d'excuse:

— Tu crois qu'ils sont vrais ? Que ce sont de vrais yeux ?

Marcia s'était esclaffée. Les paroles murmurées s'entendaient de l'autre bout de la pièce.

— C'est comme ceux de Tarté, avait-il ensuite déclaré.

Il aimait les yeux d'Astarté. Ils étaient de la même couleur que la pierre qui ornait la bague que portait la grande gladiatrice.

Au ludus, ils avait renoué avec les gladiateurs qu'il aimait et suivait souvent des yeux Atalante, mais sa taille, ses cheveux noir de jais et ses yeux profonds l'intimidaient. Il aimait son sourire, mais il avait peur de lui déplaire.

Et puis, il y avait Aeshma.

Julia, Quintus et Routh n'avaient pu empêcher que Gaïus la découvrît accrochée au palus à leur arrivée. L'enfant ne l'avait pas reconnue, mais quand on avait prononcé son nom, il était devenu beaucoup plus attentif à ses faits et gestes. Il demandait souvent à assister aux entraînements et parfois, il se mêlait aux gladiateurs. Astarté s'était vantée de lui donner des cours et de le préparer à devenir un grand guerrier. Ajax l'avait retrouvé avec plaisir, tout comme Ishtar. Gaïus admirait Astarté. Il admira très vite Aeshma. Peut-être parce qu'inconsciemment, il sentait que sa mère l'aimait, que Gaïa l'aimait et puis, Astarté lui parlait souvent d'Aeshma. D'elle, d'Atalante et de Marcia. Les amies d'Astarté ne pouvaient être que ses amies.

.

Quintus donna tout de suite raison à son fils. Il le cala sur sa hanche et se précipita à l'intérieur. Julia vérifiait des commandes en compagnie d'Herennius.

— Julia, une bagarre se profile entre Aeshma et Astarté.

— Hein ?! Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Shtar est arrivée toute contente, elle a parlé à Shéma et après, Shéma s'est fâchée contre Tarté, expliqua Gaïus.

— Dieux, ce que parfois, Aeshma peut être insupportable, souffla Julia. Quant à Astarté...

— Toutes les bagarres auxquelles se trouve mêlée Aeshma tournent mal, la prévint sombrement le doctor.

— Viens, Herennius, allons les arrêter avant qu'il ne soit trop tard.

Julia et Herennius partirent précipitamment.

— On les suit ? murmura plein d'espoir Gaïus à l'oreille de son père.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

— Tarté m'aime bien, si je lui demande d'être gentille, elle ne tapera pas sur Shéma.

— Mais tu as dit que c'était Aeshma qui voulait taper sur Astarté.

— Mais je ne veux pas qu'elles se battent. Papa, je veux descendre ! supplia l'enfant.

— Retournons sur le balcon, proposa Quintus.

— D'accord, accepta l'enfant. Dépêche-toi.

Quintus espérait ne pas retrouver les deux gladiatrices en train de s'écharper.

.

Dans la cour, Astarté reculait toujours.

— Elle nous a demandé le secret, Aeshma, essayait-t-elle de se justifier. Tu n'as pas à nous en vouloir.

Aeshma n'écoutait pas. Ishtar regrettait de l'avoir prévenue. Elle s'avança vers sa meliora, mais deux mains se posèrent sur elle. Celle d'Ajax sur son avant-bras droit, celle d'Enyo sur son épaule gauche.

— Ne bouge pas, lui enjoignirent les deux gladiateurs d'une même voix.

— Mais...

— Astarté peut gérer, Ishtar. Pas toi, lui expliqua Ajax.

— Aeshma est furieuse, mieux vaut ne pas l'approcher, ajouta Enyo.

Astarté s'arrêta soudain.

— Merde, Aesh ! Pourquoi tu te conduis toujours comme une abrutie ?

Aeshma lui envoya une taloche dans le front. Vexée, Astarté se résolut à traiter cette affaire de la manière forte.

De son poste d'observatoire, Gaïus s'en aperçut.

— Tarté ! cria-t-il.

Astarté détourna un instant le regard en identifiant la voix de l'enfant. Aeshma en profita. Une gifle. Une correction. Insultante.

Astarté accusa le coup, reprit ses appuis et se ramassa. Les gladiateurs toujours avides de ce genre de règlements de compte, se rapprochèrent. Des encouragements jaillirent, des appels à la violence.

— Ça suffit ! claqua sèchement la voix de Julia.

L'apparition de la jeune domina refroidit les attentes impatientes des gladiateurs qui attendaient une bagarre. Les amateurs se reculèrent sagement, les autres formèrent un cercle prudent autour des deux belligérantes, de leur laniste et d'Herennius.

Quintus s'assombrit. Julia était descendue pour régler un différend entre deux personnes qu'elle considérait comme des amies, et elle se retrouvait soudain à assumer sa charge de laniste et de sévir contre deux gladiateurs coupables d'insubordination. Sa première confrontation avec une dure réalité d'une familia gladiatorienne.

Les gladiateurs attendaient. Attentifs à ses réactions. Impatients de l'évaluer. Forte ou faible ? Digne de respect ou pas ?

Julia pesta intérieurement, consciente de sa position. De l'attention tout particulière dont elle jouissait. Ce n'était plus seulement entre elle et les deux gladiatrices. Mais entre elle et le ludus tout entier. La moindre erreur lui coûterait très cher. De sa capacité à régler ce manquement à la discipline dépendrait l'avenir du ludus. Elle se retrouvait au pied du mur. Grâce à Astarté et Aeshma. Parce qu'évidemment, il avait fallu que ce fussent elles les fautives. Elle tourna un regard furieux vers la grande Dace.

— Astarté, je t'avais prévenue, siffla-t-elle.

La grande Dace regarda tour à tour Aeshma, Julia et les gladiateurs. Elle blêmit. Consciente de la situation. Pourquoi Aeshma était-elle si prompte à la colère ? se désespéra-t-elle.

— Domina... commença-t-elle sans savoir ce qu'elle dirait ensuite.

— À genoux !

Astarté obtempéra immédiatement. Aeshma baissa légèrement la tête et son regard s'acéra plus encore.

— Aeshma. À genoux. exigea Julia d'une voix égale.

Aeshma s'assombrit encore un peu plus. Julia s'approcha de la jeune Parthe jusqu'à la toucher et planta son regard dans le sien.

— Aeshma...

La jeune gladiatrice, toujours aussi sombre, recula d'un pas et tomba à genoux. Dieux ! se désola Julia, elle était pire que Gaïa.

— Qui a commencé ? exigea-t-elle de savoir.

— C'est de ma faute, intervint Ishtar. Je n'aurais jamais dû lui dire que j'avais vu Sabina.

Julia se retourna. Le regard noir. La jeune Galiléenne tomba aussitôt à genoux.

— Pardon, domina, s'excusa piteusement la jeune fille.

Le nom de Sabina fit le tour de la cour. Il y eu des cris, des exclamations, des jurons et des embrassades spontanées.

— Silence ! exigea Julia.

Les cris et les rires moururent. Les corps enlacés se détachèrent les uns des autres et le silence retomba.

— C'est pour cela ? demanda-t-elle à Aeshma et Astarté. C'est à cause de Sabina ?

— ...

— Astarté ?!

— Oui, domina.

— Relève-toi, Aeshma.

La jeune Parthe s'exécuta.

— Tu es en colère ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Elle ne m'a rien dit.

— Moi non plus, rétorqua Julia.

— ...

— Tu n'es pas en colère contre moi ?

— Si.

— Frappe-moi, alors.

— Hein... ? Quoi ? Mais... balbutia la gladiatrice.

— Tu ne veux pas ?

— Non ?! protesta Aeshma. Je ne ferai jamais ça !

— Pourquoi ?

— ...

— Tu as peur d'être punie ?

— Non.

— Par respect ?

— Oui.

— Donc, tu ne respectes pas Astarté ? en conclut Julia.

— C'est une..., commença à cracher Aeshma avec véhémence.

— Réponds à ma question, la coupa sèchement Julia. Tu ne respectes pas Astarté ?

— Si, mais...

Julia coupa court à ses explications :

— Je ne veux pas de mais. Tu respectes Astarté, tu es heureuse que Sabina soit rentrée et tout ce...

Aeshma ouvrit la bouche.

— Tais-toi ! Je ne veux pas t'entendre !

Aeshma se mordit l'intérieur de la joue jusqu'au sang.

— Tu respectes Astarté, tu es heureuse que Sabina soit rentrée, répéta Julia d'une voix dure. Et tout ce que tu trouves à faire pour célébrer le retour de ta camarade, c'est de taper sur une personne que tu respectes ? Tu aimes donc tant les verges et passer du temps accrochée à un palus ? demanda-t-elle aigrement.

— Non, domina.

— Tu sais que tu te conduis de façon stupide ?

— Oui, souffla Aeshma.

— Défais ta tunique. Astarté, tiens-lui les mains. Herennius, les verges, six coups. Sur les épaules. Ensuite, vous serez de corvée toutes les deux. Services à table et nettoyage des parties communes. Vous partagerez aussi une geôle pour cette nuit et les cinq nuits à venir. Typhon, tu géreras leurs corvées. Les latrines sont comprises dedans.

— Bien, domina.

Torse nu, Aeshma rabattit ses cheveux sur le devant de son torse. Elle se mit à genoux et tendit les mains à Astarté. La Dace vint se placer face à elle. Elles s'attrapèrent les poignets.

Typhon tendit les verges à Herennius. Julia serra les dents et garda un air impassible. Chaque coup zébra vilainement la peau de la jeune gladiatrice. Marquant encore un peu plus son dos. Pourquoi fallait-il que sa première démonstration d'autorité tombât sur Aeshma ?

Astarté était contrariée, pour les mêmes raisons. Marcia, qui s'était hissée au premier rang, profondément désolée, comme la plupart des gladiateurs qui les avaient suivies au Grand Domaine.

Le dernier coup claqua. Astarté aida ensuite Aeshma à se relever et elles restèrent côte à côte, la tête baissée. L'une et l'autre auraient aimé lancer un message à Julia, mais elles eurent peur qu'il fût mal interprété par les gladiateurs, qu'ils y vissent une marque de défi.

Julia se retourna vers les gladiateurs :

— Sabina est au service de ma sœur. Astarté comme tous ceux qui savaient qu'elle avait été rachetée n'ont fait que respecter son choix. Elle avait ses raisons et j'interdis à quiconque de le lui en faire physiquement le reproche. Elle n'appartient plus au ludus. Toute agression sera portée devant les magistrats de Sidé.

Elle balaya la cour du regard. Des visages attentifs et respectueux qu'elles connaissaient à peine, des regards amicaux, d'autres brillants de larmes et d'émotions diverses.

Elle n'avait commis aucune erreur.

— Reprenez l'entraînement ! lança-t-elle.

.

Gaïus serra ses bras autour du cou de son père.

— Maman a été méchante...

— Non, Gaïus. Les gladiateurs n'ont pas le droit de se bagarrer. Ils le savent très bien.

— Tarté et Shéma n'ont pas été sages ?

— Non.

— Maman est en colère ?

— Non, enfin... si.

— Contre Shéma ?

— Oui, mais simplement parce qu'elle aime Aeshma. Il n'est jamais très agréable de punir quelqu'un qu'on aime.

— Mmm, approuva pensivement l'enfant.

Sa sympathie allait à Aeshma. Il savait par expérience qu'il n'était pas non plus très agréable de se faire punir par quelqu'un qu'on aimait.

.

Julia avait attendu que l'entraînement reprît, puis elle était partie à la rencontre de Sabina.

La nouvelle du retour de la meliora n'était pas seulement arrivée dans la cour d'entraînement. Gyllipos était venu relever Chloé. La retrouver éplorée dans les bras de Sabina l'avait bouleversé. Il avait un moment tergiversé, partagé entre son désir de sauter au cou de la revenante et la nécessité de prévenir les autres. Il s'était décidé. Saucia ne lui pardonnerait pas de l'avoir tenue dans l'ignorance d'une telle nouvelle. Il était reparti aussi vite qu'Ishtar un moment plus tôt. Julia retrouva ainsi Sabina entourée des masseurs, d'Atticus, de Métrios et de tous ceux qui la connaissaient, gladiateurs exceptés. Ils s'écartèrent à son arrivée.

— Tu t'es enfin décidée ? déclara-t-elle à la jeune femme.

— Atalante m'a convaincue de venir, avoua Sabina.

La grande rétiaire trouva Julia pâle et... contrariée. Elle soupira. Ishtar.

— Il s'est passé quelque chose ? demanda-t-elle inquiète à la jeune femme.

— J'ai dû punir Aeshma.

— Elle était avec Astarté ?

— Oui.

— Elle lui a tapé dessus ?

— Oui. J'ai dû sévir. Aeshma a reçu les verges et elles sont de corvée pendant cinq jours.

Atticus, Chloé et Saucia se décomposèrent. Aeshma ne s'était même pas remise de son dernier combat qu'elle recevait les verges. Elle était désolante.

— Aeshma était furieuse ? demanda Sabina bien qu'elle connût la réponse.

— Oui.

— Je vais aller lui parler, dit spontanément Sabina.

— Non, refusa Julia. Pas maintenant. J'aimerais que tu te montres discrète jusqu'à ce soir. Tu attendras dans mes appartements.

— Oh.

— À moins que...

Sabina regarda Julia, pleine d'espoir. Julia réfléchit à une manière de réintégrer naturellement la jeune hoplomaque parmi ses camarades.

— Herennius ? demanda-t-elle au doctor qui l'avait suivie.

— Domina, répondit-il les yeux fixés sur Sabina.

— Accepterais-tu de l'intégrer à une course ?

— C'est une bonne idée, domina.

Atalante se renfrogna, courir lui manquait cruellement.

— Mais tu les accompagnes, Herennius. Je ne veux pas risquer un nouveau débordement ni infliger les verges à qui que soit d'autre aujourd'hui.

— Nous partirons après la pause de midi.

Il se tourna vers Sabina :

— Tu nous attendras à la porte principale.

— Qui mène la course en l'absence d'Atalante ? demanda la jeune Samnite.

— Galini et Germanus.

— Je serai là, souffla-t-elle, prise par l'émotion.

— Sabina, si tu cours, tu te conformes à la discipline du ludus, la prévint Julia.

— Je l'avais compris comme cela, domina.

Enfin, une gladiatrice accommodante et facile, pensa Julia avec soulagement et dépit.

— Bon, je vous laisse, j'ai à faire. Atalante, tout s'est bien passé à Sidé ?

— Euh... oui.

Julia la regarda attentivement.

— Tu as toi aussi cédé à la colère ?

— Elle m'a ouvert la porte, se justifia Atalante.

Julia soupira.

— Mais elle ne m'a pas frappée, domina, la rassura Sabina. Juste secouée comme un prunier.

— Bon... Gaïa n'avait besoin de rien ?

— Non, domina.

— Elle ne t'a pas dit quand elle comptait revenir ?

— Non, domina.

— Mmm.

Les relations qu'entretenaient Gaïa et Aeshma la laissaient parfois perplexes. Atalante la remercia pour le prêt du carpentum.

— Je tiens à toi. Aux autres aussi d'ailleurs. Si seulement vous vous conduisiez parfois avec un peu plus de sagesse.

Elle s'éclipsa. Herennius ne bougea pas. Il la suivrait pourtant jusqu'au royaume d'Hadès si elle le lui demandait. Sabina lui sourit amicalement et lui tendit son bras. Il se sentit assailli de culpabilité.

— Je suis désolé, Sabina.

— Tu n'y pouvais rien, doctor. Je sais que tu as tout tenté pour m'éviter cela. Tu ne pouvais aller à l'encontre de la décision d'Asper. Tu pensais vraiment que je ferais un bon doctor ?

— Oui.

La gladiatrice s'illumina de fierté. Herennius lui prit le bras. Une barrière tomba.


***

NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Titre : Sans punition, il n'y a pas de loi.

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