CXLI : Des oreilles attentives
Atalante et Ishtar eurent un temps d'arrêt en entrant dans les bains. L'air était saturé d'humidité et la vapeur d'eau plongeait la pièce dans un épais brouillard. Les servants avaient peut-être chauffé excessivement l'eau des baquets. La différence de température entre l'extérieur et l'intérieur accentuait aussi le phénomène. Des conversations étouffées se faisaient entendre à travers la pièce.
— Vous venez vous baigner ? demanda un servant.
— Ishtar mérite un bain. Moi, par contre... Atticus me tordrait le cou s'il me voyait plongée dans un baquet d'eau chaude.
— On peut adapter l'eau à la température qu'il te convient. Celui d'Aeshma est à peine tiède.
— Elle n'aime pas l'eau quand elle est trop chaude et Atticus m'a interdit les bains. Je suis condamnée aux seaux.
— Les bains ne favorisent pas la cicatrisation, argua le servant.
— Mmm, dis-moi, où se trouve Aeshma ?
— Au fond.
— Merci.
Aeshma se prélassait les bras étendus sur les bords du baquet. Un baquet qu'elle partageait avec une autre gladiatrice. Un appariement peu commun. Aeshma aimait prendre ses bains tranquillement. Elle avait toujours évité ceux qui l'admiraient un peu trop comme Ishtar, Marpessa et Boudicca ou les bavards comme Lucanus, Sabina et Astarté. Astarté qui partageait justement son baquet et qui avait l'air très en verve. Atalante comprit mieux la patience d'Aeshma quand elle saisit le sujet de leur conversation.
— Tu me le montreras ? demandait Astarté. J'aimerais l'examiner de plus près. En plus, je trouve que la forme des casques chez les thraces se prête mieux à la décoration que les autres.
— Mouais.
— Tu sais ce que j'ai quand même toujours regretté ?
— Non.
— Les armes. Exhiber une belle arme durant les pompas.
— Parce que tu n'en as pas une maintenant ?
— Si le pugio que m'a offert Gaïa à Alexandrie.
Aeshma se renfrogna tout de suite.
— Quoi ? demanda immédiatement Astarté.
— Rien.
— Tu es jalouse ? Tu pourras en avoir un quand tu auras quitté le ludus.
— Ce n'est pas pour ça.
— Pourquoi alors ? Pourquoi tu fais la gueule ?
— Pour rien.
Atalante ne se manifesta pas et elle invita Ishtar à se montrer discrète. D'abord parce qu'elle voulait savoir si Aeshma avouerait ce qui l'avait contrariée et ensuite, parce que le sujet de conversation pouvait s'orienter naturellement dans le sens qu'elle souhaitait.
— Aesh...
La Parthe s'obstina dans son silence.
— C'est parce que je l'appelle Gaïa ?
— Non.
— Tout le monde l'appelle Gaïa.
— Pas moi.
— Mais quand tu parles de Julia, tu l'appelles en général par son prénom, s'étonna Astarté.
— Mouais.
— Et quand je m'adresse à elle, je l'appelle souvent domina.
— C'est vrai ?
— Je n'ai pas les privautés d'Atalante.
— Elle aime beaucoup Gaïa.
— Ah, tu vois ! s'exclama Astarté facétieuse. Toi aussi, tu l'appelles Gaïa !
— Je me demande ce que je fous avec toi.
— Tu m'apprécies, bien sûr !
— Pff...
— Et pour en revenir au pugio. Je l'adore. C'est une très belle arme. J'ai commandé un glaive à Alexandrie, mais il n'était pas prêt quand nous sommes parties. J'espère qu'il le sera quand je rentrerai.
— Un cadeau ?
— Non, pas cette fois. Je le paierai avec mes deniers. Une véritable petite fortune.
— Tu le fais faire chez le forgeron de la domina ?
— Oui.
— Elle m'a dit que c'était le meilleur d'Égypte.
— Mon pugio vient de chez lui. Ce gars allie les qualités d'un forgeron à celui d'un orfèvre. C'est un génie.
— Tous les forgerons sont des génies.
— Ben, bof... la contredit Astarté. J'ai déjà vu des lames qui ne valaient pas grand-chose. Téos avait au moins cette qualité de nous fournir sinon de belles armes, du moins des lames bien forgées que sait entretenir Gaelig.
— Il y a des bons et des moins bons, c'est vrai, mais forger une simple pièce de métal à partir d'un lingot ou d'une barre de métal, c'est déjà fort. Parce que forger, ce n'est pas simplement taper comme une brute sur un bout de fer qu'on a fait chauffer dans une forge. Selon ce que tu veux faire, il y a des températures à respecter autrement le travail est raté, sinon impossible à réaliser.
Aeshma se lança dans une longue explication illustrée d'exemples. Astarté s'étonna de ses connaissances.
— Berival m'a appris quelques techniques.
— Je t'ai vu travailler avec lui. C'est intéressant ?
— C'est... Ouais, c'est génial. C'est un truc magique qui demande de la précision et du savoir-faire plus encore que de la force.
— Berival se débrouillait ?
— Ce n'est pas un orfèvre, mais c'est un bon forgeron. Tu sais qu'Enyo veut devenir son apprentie ?
— Enyo ?
— Mouais. Elle m'a demandé mon avis.
— Et... ?
— À ton avis ?
— Tu l'as encouragée.
— C'est une gladiatrice et elle est née les armes à la main. Parce que c'est ce qu'elle veut apprendre à faire. Elle veut apprendre à forger des armes. Elle va en baver. D'après ce que m'en a dit Berival, c'est un art très difficile dans lequel il faut maîtriser beaucoup de paramètres. Il faut faire des choix aussi.
— Mmm, c'est sûr. Dureté, flexibilité, tranchant, facilité d'aiguisage, poids, équilibrage, des qualités qui ne se marient pas toujours ensemble.
— Exactement, approuva Aeshma. Enyo saura. Elle a toutes les qualités et le savoir pour devenir un bon forgeron et fabriquer de bonnes lames. Elle saura faire des choix justement.
Atalante jeta un coup d'œil à Ishtar. La jeune fille se pinça les lèvres et hocha la tête. Aeshma n'avait pas menti à la Sarmate. Ishtar parlerait à Aeshma.
— Tu lui as dit ? demanda Astarté.
— Évidement.
— Ça t'a fait plaisir, réalisa la Dace aux larges épaules.
— Quoi ?
— Qu'elle veuille devenir forgeron.
— Ouais, confirma Aeshma. Elle ne saura peut-être jamais réaliser des gardes ou des pommeaux ouvragés, mais des lames ? Dans cinq ans, je commande toutes mes armes chez elle. En plus, elle me connaît, elle me forgera exactement ce dont j'ai besoin.
— Elle te fera peut-être même des prix ! la taquina Astarté.
— Pff...
— Les bonnes lames coûtent cher.
— Ça demande du travail et du génie.
— Si Enyo t'entendait...
— Elle m'a entendue.
Astarté resta songeuse.
— Tu as beaucoup changé, dit-elle à Aeshma.
— J'espère que je pourrais un jour en dire de même pour toi, rétorqua la jeune Parthe.
— À propos de quoi ? demanda Astarté sur la défensive.
Atalante décida qu'il était temps de se manifester. Elle n'avait pas envie d'entendre la réponse d'Aeshma, parce qu'elle savait très bien ce qu'elle dirait. Elle ne savait pas ce que répondrait ensuite Astarté et elle n'avait aucune envie de le savoir. Ses deux camarades risquaient surtout de se quereller si Astarté prenait les inquiétudes d'Aeshma à la plaisanterie. Aeshma se braquerait. Atalante les aimait trop toutes les deux pour qu'elles se brouillassent à son propos. Et si Astarté avait des révélations à faire, Atalante préférait que la Dace aux yeux dorés les lui fît personnellement. Elle ne désirait pas les apprendre autrement.
Elle s'avança.
— Aesh, Astar, salua-t-elle.
— Ata, répondit Aeshma.
Astarté lui dédia un sourire heureux. Le cœur d'Atalante se serra.
— Aesh, Ishtar voudrait te parler.
La Parthe prit un air mauvais.
— Comment veux-tu qu'on te parle si tu affiches cette tête de Cerbère ? lui reprocha Atalante. C'est sérieux, Aeshma.
— Je suis venue la voir, se justifia la jeune Parthe.
— Tu l'impressionnes, elle a besoin de toi et tu prends la mouche parce qu'elle ne réagit pas au doigt et à l'œil. Tu crois que c'est encourageant ?
— Ah... Aeshma n'a donc pas que des qualités ?! se félicita Astarté.
— Astarté, quand on te demandera ton avis... lui lança Atalante
— D'accord, d'accord, se défendit la Dace. Je m'éclipse.
Elle prit appui sur les bords du baquet, se releva et sortit de l'eau. Atalante se mordilla inconsciemment le coin de la lèvre inférieure. Astarté se fendit d'un sourire charmeur. Sûre de ses atouts, de son pouvoir sur sa camarade. Atalante lui renvoya une expression revêche. Le sourire d'Astarté glissa. Aeshma les observa curieusement tandis qu'elle enjoignait Ishtar à se déshabiller. Les bains invitaient à la détente, aux confidences et offraient une certaine intimité.
Astarté attrapa ses affaires et tourna les talons, incertaine. Atalante la rattrapa par le poignet.
— Excuse-moi, souffla-t-elle.
— Laisse tomber, Atalante. Tu ne me dois aucune excuse.
— Si, je t'en dois. Je t'évite et tu n'as en rien mérité ça.
— Vous avez des décisions à prendre, Ata. Je comprends que ce ne soit pas facile. Ne t'inquiète pas. En plus, tu n'es pas très bien.
— J'avoue. Je dors mal et je n'arrive pas à prendre de décision, répondit Atalante sombrement.
— Si tu as besoin de moi...
— Non, la coupa la grande rétiaire.
— Pour t'accompagner à ta cellule, précisa Astarté.
— Oh... euh...
— En toute amitié.
— Si seulement...
— Pas tout à fait, j'avoue, mais je serai sage.
— Arrête de jouer, Astar, et donne-moi ton épaule.
Astarté s'approcha, Atalante prit appui de sa main valide sur son épaule et elles partirent doucement.
.
— Atalante, ne va pas trop bien, remarqua Ishtar.
— Elle souffre et elle dort mal.
— Elle... euh...
— Quoi ?
— Elle restera comme Sabina ?
Aeshma s'assombrit, elle n'avait pas oublié l'hoplomaque.
— J'irai la chercher, dit-elle abruptement.
— Qui ? Atalante ?
— Non, Sabina.
— Oh... mais...
— Je sais, mais je parcourrai la terre entière pour la retrouver. Herennius sait qui l'a achetée, je remonterai sa piste. Je le retrouverai et je la rachèterai.
— Comment ?
— La domina me donnera de l'argent si je le lui demande.
— Si elle a été vendue comme gladiatrice, elle vaudra chère.
— La domina me donnera ce qu'il faut. Je ne laisserai pas Sabina. Je ne pourrais pas vivre en sachant qu'elle est esclave quelque part. Je ne peux pas.
L'estime qu'Ishtar éprouvait pour sa meliora atteignit des sommets. Et un horrible sentiment de culpabilité l'étreignit. Ses larmes montèrent.
— Merde, Ishtar ! s'énerva Aeshma dès qu'elle vit les larmes rouler sur les joues de la jeune fille. Pourquoi tu pleures maintenant ?
— Je suis nulle, murmura la jeune fille en reniflant.
— Pff, souffla Aeshma excédée.
Elle avait déjà subi les humeurs d'Atalante, si Ishtar se mettait elle-aussi à geindre...
— Je suis une sale égoïste, continua Ishtar. Je ne pense qu'à moi. Et toi...
— Je suis meliora, je connais Sabina depuis neuf ans, c'est mon devoir, assura Aeshma. Pas le tien.
— Mais tout le monde l'a oubliée.
— Personne ne l'a oubliée, ils sont simplement moins stupides que moi.
Ishtar ouvrit des yeux comme des soucoupes et en oublia ses pleurs.
— Il y a des millions d'esclaves disséminés dans tout l'Empire et au-delà de ses frontières, expliqua Aeshma. Des centaines de milliers de lupanars...
Ishtar se décomposa.
— Je ne me fais pas d'illusions, Ishtar. C'est juste que...
Aeshma détourna le regard.
Elle ne pouvait pas. Germanus savait que c'était inutile et vain de se lancer à la poursuite de Sabina, il avait renoncé. Il n'avait pas fait agrandir la bague de l'hoplomaque, il la portait au petit doigt. Son amour était sincère, il se montrait seulement réaliste. Avec raison et sagesse, pas par désespoir.
Aeshma espérait que Gaïa puisse l'aider. Elle connaissait beaucoup de monde. Elle savait aussi que sa décision blesserait la jeune femme. Qu'elle voudrait l'accompagner. Aeshma refuserait. Elle lui promettrait de revenir, mais pas avant d'avoir retrouvé Sabina. Si elle ne la retrouvait pas, elle continuerait de la chercher, jusqu'à sa mort. Elle ne pouvait pas la laisser, pas après tout ce qu'elles avaient vécu, pas après l'amazonachie. Aeshma n'avait jamais parlé à Sabina de la mise à mort de Lucanus, mais elle avait associé celle-ci à la mise à mort de Marpessa.
Marpessa était son élève, c'était une fille courageuse et elle avait profondément aimé Aeshma. Sa mise à mort avait ému la jeune Parthe. Marpessa sans le vouloir avait atteint Aeshma à travers un défaut de sa cuirasse d'indifférence. La blessure n'avait jamais cicatrisé. Elle retourna son regard sur Ishtar. La jeune Galiléenne ressemblait par bien des aspects à la thrace qu'elle avait égorgée par amitié et par devoir. En plus jeune. Elle aussi eût pu lui faire cette même demande dans ces mêmes circonstances. Aeshma aurait accédé à son vœux, exactement comme elle avait accédé à celui de Marpessa. Sabina avait cru pouvoir récupérer l'usage de son bras, Herennius avait pensé la prendre comme doctor. Mais ce connard d'Asper Geganius... Aeshma se sentait redevable envers Sabina, pour l'amazonachie. Elles avaient toutes les deux tué une personne qui les aimait. Excepté qu'Aeshma et Marpessa avaient choisi de le faire. Sabina n'avait été que l'instrument de la cruauté du public et de l'Empereur. Lucanus une victime innocente. Il avait gagné la bataille à leurs côtés. Il avait su choisir le camp des vainqueurs et il n'avait pas démérité en se battant à leurs côtés. Sabina énervait Aeshma par ses bavardages incessants, mais c'était une bonne camarade, une bonne gladiatrice, une bonne meliora, ses histoires captaient parfois, souvent, l'attention d'Aeshma et surtout, pensait la jeune Parthe, elle ne méritait pas son ignominieuse condamnation.
— Ishtar, dit-elle gentiment à la jeune Galiléenne. Qu'est-ce que tu veux me dire ?
— Britannia veut que je l'accompagne, mais...
— Mais... ?
Ishtar regarda attentivement la meliora. Une lueur qu'elle avait rarement vue brillait au fond de son regard. Une grande douceur. Elle se lança.
— J'aime ma vie de gladiatrice et je ne veux pas te quitter, dit-elle dans un souffle.
Elle rougit, mais elle ne quitta pas Aeshma des yeux. Si elle s'était trompée sur l'humeur de sa meliora, elle allait se faire agonir d'injures.
Elle ne s'était pas trompée :
— Qu'est-ce que veut faire Britannia ? Pourquoi t'a-t-elle demandé de l'accompagner ?
Ishtar lui expliqua.
— Mmm, une princesse, hein ?
— Euh, ben, c'est ce qu'elle prétend.
— Britannia n'est pas du genre à mentir.
— Je sais.
— Pars, Sara. Britannia te propose une belle aventure. Tu pars avec des camarades, avec Gallus. Si l'aventure tourne court, tu pourras toujours revenir. Je ne resterai pas au ludus. Si tu restes, tu te retrouveras toute seule face à Euryale parmi les thraces. Il me déteste, il sait que tu m'aimes, il t'en fera baver et il ne t'apprendra jamais rien. Si le métier des armes te plaît, tu seras heureuse auprès de Britannia. Si tu reviens, Julia t'offrira un poste à ta convenance, elle ou sa sœur. Elles ont besoin de gens comme nous. Des gens de confiance et des guerriers.
— ...
— Tu es les deux, Sara. Une guerrière et quelqu'un de confiance. Gallus finira de t'apprendre nos secrets.
— Mais pas aussi bien que toi.
— Mmm, peut-être. Mais tu as bénéficié de mon attention durant trois ans, je t'ai déjà appris beaucoup de choses. Et... tu es une bonne élève, grimaça Aeshma.
— C'est vrai ?!
— Tu mets ma parole en doute ? se vexa faussement Aeshma.
— Non, non !
— Bon. Maintenant, tais-toi et profite du bain.
Aeshma se détendit, bascula la tête en arrière et ferma les yeux. Ishtar souriait de toutes ses dents. La meliora ne l'appelait jamais Sara. Pas depuis son premier combat. La jeune fille avait saisi le message.
Ishtar était libre.
Chloé passa derrière Aeshma, elle remarqua l'intense bonheur qui s'affichait sur les traits de la petite Galiléenne, posa un instant les yeux sur Aeshma et adressa un clin d'œil complice à la jeune fille. Elle s'approcha, se baissa et plaqua un baiser sonore sur la joue d'Aeshma. La meliora bondit. Chloé sauta en arrière pour éviter les éclaboussures. Ishtar se mit à rire. Aeshma se retourna.
— Chloé ! râla-t-elle.
— Tu me manqueras beaucoup ! lança Chloé avant de s'enfuir.
Aeshma leva les yeux au ciel. Tout le monde était bizarre. Ishtar riait toujours. Aeshma grimaça un sourire.
— Préviens-moi la prochaine fois, demanda-t-elle à la jeune gladiatrice avant de se détendre à nouveau.
— L'eau est froide.
— Mmm, les bains chauds me font saigner. Tu peux partir, mais ça m'arrangerait si tu restais.
— D'accord, et je te préviens si on vient t'embêter.
— T'as intérêt, grommela amicalement Aeshma.
La jeune Parthe se promit de revenir au ludus. Saucia, Atticus et Chloé avaient décidé de rester.
.
De leurs côtés, Atalante et Astarté arrivaient enfin devant la porte de la cellule de la grande rétiaire.
— Tu ne vas pas manger ? s'inquiéta Astarté.
— Si, mais il reste du temps avant l'appel. Je voulais me reposer un peu.
— Tu veux que je revienne te chercher ?
— Astar ?
— Oui.
Atalante ouvrit la porte, attrapa la main de la Dace aux yeux dorés et la tira à l'intérieur. Elle referma la porte et lui fit face. Elle leva la main et lui caressa le visage du bout des doigts. Comme elle l'avait fait lors de leur dernière nuit au Grand Domaine. Astarté se troubla. Atalante la troublait.
Depuis quelques jours, toute son assurance s'envolait quand elle se retrouvait seule face à elle. Astarté avait senti un changement d'humeur chez sa camarade. Elle ne savait pas ce qui l'avait provoqué, elle n'osait pas lui demander des explications. Elle craignait sa réponse et cherchait avec désespoir quelle faute elle avait bien pu commettre.
— Où est passé ton sourire charmeur ? demanda Atalante d'un ton espiègle.
— ...
Atalante enlaça Astarté de son bras valide. Sa main vint se poser sur son épaule. Il n'y avait rien de sensuel dans son geste. Astarté le comprit et elle referma doucement ses bras sur elle, veillant à ne pas lui écraser la clavicule. Atalante cherchait du réconfort. La Dace aux larges épaules lui caressa gentiment la nuque. Leurs joues reposaient l'une contre l'autre. Atalante ne bougea plus. Elle avait besoin de se sentir proche d'Astarté. De la sentir solide et présente. Aimante. Attentionnée.
Pourquoi l'aimait-elle tant ? Astarté était la dernière personne à aimer. Mais vivre sans elle... Loin d'elle ?
Atalante avait désespérément besoin de se confier à quelqu'un, mais à qui ? À qui faisait-elle assez confiance et qui pourrait réellement lui donner un avis impartial ?
Aeshma ?
La jeune Parthe s'inquiétait de ses sentiments envers Astarté, persuadée qu'Atalante ne pourrait que souffrir si elle se lançait dans une histoire sentimentale avec la Dace, bien trop séduisante, charmeuse et volage à son goût.
Marcia ?
Comment Atalante pourrait-elle parler d'Astarté à Marcia ? La jeune fille avait passionnément aimée la Dace, elle l'aimait toujours tendrement et elle sauterait partout en apprenant qu'Atalante l'aimait. Elle pousserait avec enthousiasme les deux melioras dans les bras l'une de l'autre. Et son avis n'aurait absolument rien d'impartial ni de réfléchi. Germanus et Ajax ne feraient pas mieux.
Astarté ?
Pour une idée stupide, c'était une idée stupide.
Qui d'autre ?
Chloé?
Pff, autant demander à Ishtar ou Boudicca.
Qui, qui ? se demandait Atalante en posant la tête sur l'épaule d'Astarté.
Un nom s'imposa soudain à son esprit :
Gaïa !
Gaïa... Gaïa connaissait et aimait Astarté, mais elle n'avait jamais succombé à son charme. Enfin...
Elle se redressa. Astarté la lâcha. Atalante marcha vers la table et prit appui dessus. Elle accrocha le regard d'Astarté.
— Astar ?
— Oui.
— Tu as séduit Gaïa ?
— Euh... Gaïa ? balbutia Astarté surprise d'une telle demande. Non.
— Parce qu'elle t'a jetée ou parce que tu l'as inscrite sur la même liste qu'Aeshma et Chloé ?
— Je n'ai pas essayé de la séduire, je n'en ai pas eu envie. Et je ne crois pas que j'en aurai un jour envie.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. C'est comme ça.
— Et elle ?
— Je ne crois pas que ça l'intéresse. On s'entend très bien, Ata, mais il n'y a jamais eu la moindre ombre de désir entre nous.
— Mmm.
— C'est comme avec Atticus, expliqua Astarté. Ce n'est pas parce qu'il est medicus. Je l'aime beaucoup, mais je ne l'ai jamais désiré.
— Pas comme Aeshma ou Chloé ?
— Pas comme Aeshma ou Chloé, confirma honnêtement Astarté.
— Elle n'est pas là ?
— Euh... qui ? demanda Astarté qui ne suivait pas très bien sa camarade.
— Gaïa.
— Non, elle est à Sidé.
— Tu ne l'as pas accompagnée ?
— Elle n'a pas voulu. Elle m'a dit qu'elle se débrouillerait sans moi et qu'on avait besoin de moi ici.
Gaïa était partie pour laisser de l'espace à Aeshma. Par respect. Elle avait ordonné à Astarté de rester au ludus pour la même raison.
— Elle loge où ?
— Gaïa ?
— Oui.
—Dans une petite villa qu'a acquise Julia. J'ai accepté qu'elle me laisse ici, seulement si elle logeait là-bas ou sur l'Artémisia.
— Tu lui donnes des ordres ? rit Atalante qui trouvait parfois étonnants les rapports qu'entretenaient Gaïa et Astarté.
— Non, c'est un accord entre nous.
Les claves résonnèrent dans la cour. Plus tôt qu'Atalante ne l'avait prévu.
— L'heure du dîner, dit Astarté.
Atalante se leva. Astarté se retourna pour lui offrir son épaule. Atalante posa sa main dessus et retourna la Dace aux larges épaules vers elle. Les yeux noirs plongèrent dans les yeux dorés. Astarté s'arrêta de respirer. Une expression plein de douceur s'étalait sur le visage de la grande rétiaire. Une expression teintée de tristesse. Quand Atalante ferma les yeux, Astarté frissonna.
Le baiser fut à l'image d'Atalante à cet instant-là : doux et tendre.
Astarté se retint de s'accrocher à sa camarade. Le vertige la prit. La sensation cessa soudain. Atalante rouvrit les yeux.
— Tu m'accompagnes ? demanda-t-elle.
Astarté se fût bien fendue d'une plaisanterie, elle resta muette. Elle hocha seulement la tête. Atalante s'illumina soudain.
— Quoi ? demanda Astarté.
— Je t'intimide ? demanda Atalante facétieuse.
— Ouais.
— Toi ? La grande Dace ?
— Mouais, moi, la grande Dace. Tu me trouves ridicule ?
— Non, après tout, je suis la grande rétiaire aux cheveux aile de corbeau ! la taquina Atalante.
Astarté rit. Les deux gladiatrices gagnèrent le réfectoire d'un pas tranquille en échangeant des plaisanteries. Elles raillèrent le public des munus, leur comportement parfois si futile, si stupide. Marcia les rejoignit et mêla ses propres observations aux leurs. La conversation continua entre Marcia et Astarté au réfectoire et elle s'enrichirait au cours du dîner de nouveaux apports.
Atalante quitta l'épaule d'Astarté. Elle s'assit à côté d'Aeshma, chassa Ajax quand il fit mine de prendre l'autre place à côté d'elle. Le secutor, quand il était d'humeur joyeuse, avait tendance à donner de grandes claques dans le dos ou des coups d'épaules amicaux. Aeshma fit discrètement signe à Enyo et la jeune Sarmate vint protéger le côté gauche d'Atalante. Aeshma gardait son côté droit blessé. Atalante se pencha sur Aeshma
— Joli cœur, souffla-t-elle à son oreille.
Aeshma grogna son désaccord, mais ne protesta pas avec plus de véhémence.
.
Il ne fut pas très difficile à Atalante d'obtenir le droit de se rendre à Sidé. Julia logeait au ludus en compagnie de Quintus et de Gaïus. Elle se montrait discrète, mais tout le monde savait que la laniste était là et Herennius passait beaucoup de temps avec elle. Elle avait reçu Ajax. Le melior avait accepté la proposition de l'ancien doctor. Julia avait déjà affranchi Herennius et Typhon. Ajax le serait le jour de sa nomination officielle. Il avait demandé à ce que tous ses camarades eussent pris leur décision avant de rentrer dans ses nouvelles fonctions. Julia avait accédé à sa demande.
La jeune femme n'exigea aucune explication. Jamais elle n'aurait refusé cette demande à Atalante.
— Tu veux y aller seule ? demanda-t-elle seulement.
— Oui. Enfin, pas seule, seule, mais seule.
— ...
— Je ne pars pas avec un camarade, mais ça ne me dérange pas que des gardes m'accompagnent.
— Des gardes ?
— Je suis une esclave, domina.
— Peut-être, mais je ne vois pas pourquoi je te ferai escorter.
Julia examina la jeune femme devant elle. Son bras en écharpe, étroitement collé contre elle, ses traits tirés, ses cheveux si noirs, son grand front. Cette grande femme. Reconnaissable entre toutes. Malgré sa discrétion, Atalante attirait les regards.
— À moins que tu ne penses être importunée à Sidé ? reprit-elle.
— Euh, non je ne crois pas.
— Tu es blessée, tu es célèbre et on saura qui tu es. Mmm... réfléchit Julia. Je te donne une escorte. Pour te protéger.
— Merci, domina.
— Je tiens à toi, je ne veux pas qu'on t'abîme et tu ne peux pas partir à pied. Je vais te prêter mon carpentum.
— Non, domina, c'est...
— Atalante, Sidé est à plus d'une heure de marche. T'y rendre à pied te fera inutilement souffrir.
— Mais...
— Ne discute pas, je ne céderai pas. Tu veux partir aujourd'hui ?
Atalante confirma et remercia sobrement la jeune femme. Julia l'aimait aussi pour cela.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Achille soignant Patrocle, kylix à figure rouge, peintre de Sosias, Grèce, v.500 av. JC, Musée Staatliche, Berlin.
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