Chapitre XXXVII : Dans la nuit
Dans l'après-midi, Gaïa s'était rendue sur le pont pour observer les gladiateurs. Elle était sortie sur le seuil de la cabine, enveloppée dans une palla qui dissimulait jusqu'aux traits de son visage.
Elle n'avait aperçu qu'Atalante. Hors de sa vue, Aeshma se trouvait sur la plate-forme arrière et Marcia dormait dans un coin à l'avant, dissimulée aux regards de tous. Astarté lui manquait déjà. Savoir qu'il faudrait supporter son absence pendant un mois et demi, la plongeait dans des abîmes de désespoir. Elle se sentait seule et abandonnée.
Gaïa était ensuite rentrée. Elle avait demandé à Antiochus de trouver la petite thrace et de s'assurer qu'elle allait bien. Atalante portait encore des bandages, mais elle lui avait semblé en bonne santé. Elle lui décrivit la jeune Parthe :
— Elle n'est pas très grande, elle est fine et musclée, elle porte de longs cheveux, noirs comme le jais qu'elle aura certainement attachés avec un lien de cuir. Elle a de jolies oreilles, un nez droit, la mâchoire bien dessinée et légèrement prognathe, les yeux noirs ourlés de longs cils. Elle possède un regard intense, elle est silencieuse et taciturne. Ne la demande pas, essaie seulement de la repérer et de voir si elle va bien.
— J'essaierai, domina, mais je ne suis pas sûr que votre description me suffira.
— Je suis sûre au contraire que tu la trouveras sans peine.
Antiochus trouva Aeshma sans peine. Taciturne et silencieuse ? Deux gladiatrices s'étaient isolées sur le pont, l'une à l'arrière, l'autre à l'avant. La première était brune et petite, mais elle lui tournait le dos. Antiochus avait décidé d'inspecter le pont avant de vérifier l'identité de la femme qui se tenait accoudée sur la plate forme arrière. Il trouva la seconde allongée le long du bastingage tribord avant, le nez enfoncé dans des cordages enroulés. On ne voyait pas son visage, mais elle était blonde comme les blés mûrs qui ondulent à l'entrée de l'été dans les plaines d'Égypte. Elle l'avait entendu venir, s'était tendue à son approche, mais ne s'était pas retournée. Il l'avait laissée, un peu surpris de sa réaction, et était retourné vers la poupe du navire. Il s'était hissé jusqu'à la jeune femme accoudée à la rambarde. Elle avait senti plus qu'entendu son arrivée et lui avait jeté un regard hostile. On distinguait des bandages sous sa tunique courte. Un sur la cuisse, un sur l'épaule. Elle lui parut dure et revêche. La domina avait raison : il n'avait pas éprouvé trop de difficulté à la trouver.
Il retourna annoncer à Gaïa qu'il avait vu la jeune gladiatrice dont elle s'inquiétait et il la rassura sur son état de santé. Elle lui demanda de discrètement garder un œil sur elle. Quand le crépuscule s'éteignit et que Gaïa se décida à aller lui parler, Antiochus lui apprit que la jeune gladiatrice n'avait pas bougé de la journée, qu'elle n'avait pas déjeuné le midi et qu'une de ses camarades l'avait rejointe sur la plate-forme avec de quoi dîner.
— Comment est sa camarade ? demanda Gaïa
— Une très grande brune, très mince.
— Elle a été blessée récemment ?
— Oui, elle porte des bandages.
Atalante.
Gaïa avait remercié Antiochus et avait rejoint les deux jeunes gladiatrices sur la plate-forme arrière. Elle avait surpris leur conversation et n'avait pu s'empêcher d'intervenir. D'attaquer. Une attitude stupide, qu'elle se reprocha immédiatement. Elle avait apporté une amphore de vin de Falerne et des gobelets, et leur avait proposé de boire en sa compagnie. Les deux jeunes gladiatrices n'avaient posé aucune question, ne s'étaient étonnées de rien et s'étaient assises en silence. Gaïa leur avait demandé comment s'était passé leur derniers munus. Aeshma n'avait pas ouvert la bouche. Atalante seule avait répondu. Succinctement. Gaïa laissa entendre qu'on lui avait rapporté que leur affrontement avait soulevé l'enthousiasme, mais Atalante était restée évasive. Gaïa décela un malaise et n'insista pas.
— Je suis heureuse de vous revoir, avait-elle seulement déclaré.
Les deux jeune gladiatrices n'avaient rien répondu et Gaïa n'avait plus rien dit. Elles avaient bu en silence. Gaïa savoura le vin et assura le service. Elle admira la lune se lever dans le dos d'Aeshma, sortir comme une énorme perle des flots noirs et les iriser d'une lumière surnaturelle.
Elle aimait la mer, pour la beauté sauvage et pure qu'elle offrait aux yeux de ceux qui savaient l'apprécier. Son mystère, ses fonds insondables, le danger qui guettait. Elle voyageait luxueusement et l'inconfort que ressentaient les passagers embarqués sur les navires de commerce ne la touchait pas.
***
Sa première traversée avait été épouvantable. Leur première traversée. Elles étaient arrivées dans la matinée à Tyr. Julia avait vendu leurs chevaux pour un bon prix. Les voyageurs cherchaient toujours à acheter des montures ou à louer des véhicules quand ils débarquaient. Leurs chevaux étaient soignés, même s'ils avaient semblé fatigués à l'homme qui les avait acquis. Gaïa, dès qu'elle eût mis pied à terre, avait glissé sa main dans celle de Julia et ne l'avait plus lâchée. Elles s'étaient rendues sur les quais et Julia avait cherché deux places sur un navire qui se rendait à Alexandrie. Le capitaine qui avait fini par les accepter, avait d'abord montré beaucoup de réticence à embarquer une jeune fille et une enfant que personne n'accompagnait. Julia sortit un rouleau de ses bagages. Caïus Metellus Varillia n'avait omis de prévoir aucun contre-temps, aucun obstacle. Père de deux jeune filles, homme avisé et prudent, commerçant habitué aux aléas des voyages et aux tracasseries administratives, il avait rédigé une lettre en forme de laissez-passer qui autorisait ses filles à voyager seules. Julia portait à son doigt le sceau de Mettia Metella. Sceau dont la description figurait dans la lettre. Le Capitaine l'avait lue, Julia lui avait montré le sceau. Elle avait ensuite discuté raisonnablement le prix de leur passage avec le Capitaine. La somme demandée était dérisoire. Le navire n'offrait à ses passagers qu'un pont sur lequel s'installer comme ils le pouvaient.
La grosse coque ronde sur laquelle elles s'embarquèrent avait été le dernier navire à partir de Tyr pour rallier Alexandrie avant l'hiver. Le pont était encombré de passagers, entassés les uns sur les autres. La traversée eut lieu fin octobre. À peine arrivés au large, une tempête s'était levée et avait poursuivi le navire jusqu'à Alexandrie.
Les passagers souffrirent rapidement de nausées et leurs estomacs révulsés refusèrent de garder la moindre nourriture. L'équipage avait ordonné à grands cris de ne pas souiller le pont, de vomir dans des tonneaux. Mais quand la nuit était tombée, personne n'eut plus le courage de se déplacer. Des lames glacées balayaient le pont et des passagers avaient été emportés dans un cri d'effroi sans que personne n'eût pu leur porter secours. Ils avaient été happés par la nuit noire et les eaux froides. Maudits à jamais.
Elles avaient été piétinées sans qu'on prit garde à elles, un homme avait vomi sur Julia, une femme sur Gaïa, et ni l'eau de mer ni la pluie n'avaient pu les débarrasser de l'odeur aigre qui leur agressait le nez et leur poussait le cœur au bord des lèvres. Dans la nuit, Julia avait secoué Gaïa recroquevillée de peur et de froid contre elle et lui avait crié à travers le vent qui mugissait et le bruit des vagues qui se brisaient sur la coque du cargo, qu'il fallait bouger. Elle avait traîné l'enfant vers l'avant. Elles avaient trébuché sur des corps, glissé dans l'eau et les vomissures. Gaïa avait retenu Julia alors que le navire avait brusquement roulé et que la jeune fille avait menacé de passer par-dessus bord. Elles s'étaient traînées à genoux jusqu'à la proue où elles avaient trouvé refuge sous le mâtereau. Julia avait récupéré un cordage qu'elle avait arrimé au capian, cet élément qui dans la continuité de l'étrave s'élevait à une coudée de haut à la proue du navire, puis elle avait ensuite enroulé la corde autour d'elle et Gaïa. Le gros navire tapait durement et quand il franchissait une vague, il retombait brusquement dans le creux qui suivait et la proue plongeait sous les eaux. Gaïa sentait son cœur lui manquer à chaque fois.
— On ne risque rien, Gaïa, je te tiens et le navire est solide, lui avait dit Julia. Et puis, ça pue moins ici, non ?
— Oui, c'est vrai, mais je suis gelée.
Julia l'avait serrée contre elle. Elles n'avaient pas dormi de la nuit, perdu le peu d'affaires qui leur restait. Elle n'avait rien mangé et rien bu pendant deux jours, sinon l'eau que déversaient généreusement le ciel et la mer sur leur tête. La tempête s'était calmée en arrivant en vue du port d'Alexandrie. Gaïa était épuisée. Julia les avaient enfin libérées de la corde qui les attachaient l'une et l'autre au navire puis, elle avait demandé à Gaïa de l'attendre avant de partir à la recherche d'un peu de nourriture. Elle était revenue avec une poignée d'abricots secs et un gobelet de posca que lui avait cédé un marin compatissant. Le pont lui avait offert un spectacle apocalyptique. Les passagers trempées, blêmes et épuisés par deux jours de tempête, gisaient aussi misérables que des naufragés. Et soudain, elle avait vu se profiler la tour de Pharos.
La merveille d'Alexandrie méritait les éloges qui pleuvaient sur elle depuis sa construction. Il faisait déjà jour, mais on distinguait sans peine, la flamme qui brillait à son sommet et guidait les navires dans la nuit.
— Gaïa! Lève-toi ! Regarde ! La Tour, la grande Tour de Pharos !
Gaïa avait répondu à l'injonction de la jeune fille. Elle s'était levée et avait découvert, elle aussi émerveillée, l'immense construction qui s'élevait au-dessus des flots.
— Elle nous a peut-être sauvé la vie, avait déclaré le marin qui avait généreusement donné les abricots et le gobelet de posca à Julia.Cette nuit, c'est elle qui nous a guidés dans la tempête.
— Nous sommes sauvées, Gaïa.
Gaïa s'était serrée contre Julia. La tour et son feu immense réchauffèrent son cœur. Pour la première fois depuis le massacre de Gerasa, l'espoir renaquit en elle. Son père lui avait assuré que Saul était son frère, qu'il l'accueillerait avec bonté si un jour elle avait besoin de lui. Que l'homme était juste et honnête. Qu'auprès de lui, elle trouverait sécurité et amour. Son père, couvert de sang, n'avait prononcé qu'un seul mot avant de mourir, plus important que n'importe quelle déclaration d'amour, plus important qu'un adieu. Accroché à la tunique de sa fille, il avait prononcé le nom de l'homme d'Alexandrie. Saul représentait l'avenir. Leur avenir.
— Tu m'as sauvée, Julia, déclara fermement l'enfant en insistant sur le pronom personnel.
— Je n'ai fait que mon devoir de...
— Non, la coupa durement l'enfant. Tu l'as fait parce que tu es ma sœur et que tu m'aimes.
— ...
— Tu m'aimes, n'est-ce pas ? s'inquiéta soudain Gaïa.
— Je t'ai toujours aimée, Gaïa. Depuis le premier jour où tu es née.
— Je n'ai plus que toi, Julia... et moi aussi, je t'ai toujours aimée.
L'enfant déjà presque aussi grande que son aînée avait tourné son regard vers la jeune fille qui se tenait à côté d'elle. Un regard sérieux, suppliant. Julia y avait lu un espoir, une supplication, de la détresse et de l'amour. Gaïa avait refermé sa main sur la sienne, pour s'y réchauffer et sceller à jamais une alliance.
— Je suis ta sœur, Gaïa, déclara solennellement Julia. Je le resterai jusqu'à ma mort et au-delà de la mort s'il existe encore une vie après celle-ci.
Gaïa avait hoché la tête et ses yeux avaient brillé. Julia avait lâché sa main et avait passé son bras par-dessus son épaule, Gaïa l'avait prise par la taille et les deux sœurs, unies par un serment muet et indestructible, avaient regardé les côtes de leur nouvelle patrie grandir devant leurs yeux. Qu'importait si Gaïa ne se plairait peut-être pas à Alexandrie, si Saul ne se révélait pas l'homme providentiel dont son père avait toujours tracé un portrait élogieux, quoi que l'Égypte lui réservât, Gaïa était assurée d'avoir sa sœur à ses côtés et Julia était bien plus qu'une sœur de sang donnée par hasard ou par le caprice des dieux en qui Gaïa ne croyait plus. Ce lien de l'esprit et du cœur qu'elles avaient tissé durant toute leur enfance, qu'elles venaient de confirmer et de consolider sur le pont de ce navire abîmé par la tempête, Gaïa le savait devenu indestructible. Julia resterait à jamais ce qu'elle avait toujours été, même si parfois Gaïa n'en avait pas vraiment eu conscience : une aînée aimante, fidèle et dévouée. Une aînée sur qui Gaïa pouvait compter, avec qui elle pouvait partager ses joies, ses espoirs et ses peines. Une aînée qui rirait avec elle, qui se battrait avec elle, qui la protégerait, qui l'écouterait, qui saurait la réprimander quand elle jugerait que sa petite sœur se fourvoyait, qui serait droite, solide et tendre.
Gaïa, pour cette raison, n'avait pas gardé un mauvais souvenir de cette première traversée. Elle la choyait au contraire comme un trésor. Mais elle veilla par la suite à bénéficier d'un confort minimum et se refusa à jamais de voyager sur le pont d'un navire. Elle n'accepta jamais d'y monter une tente aussi confortable que celle-ci pût être. Gaïa ne voyageait qu'en cabine et en cela, Julia l'imitait.
***
Atalante n'arrivait pas à réaliser qu'elle se trouvait assise sur un navire en compagnie de Gaïa Metella. Un navire qui lui appartenait puisque Tidutanus leur avait dit que la propriétaire voyageait avec eux et qu'il ne tolérerait aucun manque de respect envers elle. Aeshma, après avoir déclaré qu'elle ne savait rien et qu'elle n'avait rien appris, s'était enfoncée dans un pesant silence. Elle ne savait rien à propos de quoi ? Elle n'avait rien appris à propos de quoi ? Depuis quand Aeshma devait-elle rendre des comptes à la domina et lui servir d'informatrice ? Pourquoi Gaïa Metella avait-elle déclaré qu'Aeshma connaissait beaucoup de choses et qu'elle pouvait les aider ? Aider qui ? Atalante avait la désagréable impression que la domina et la jeune Parthe s'étaient revues après le Grand Domaine. Quand ? Où ? Dans quelles circonstances ? Au cours d'une des mystérieuses missions qu'avaient effectuées Aeshma et Astarté pour le compte de Téos ? Comment était ce possible ? Pourquoi Aeshma ne lui en avait-elle rien dit ? Le silence de sa camarade l'inquiétait et Atalante appréhendait la suite. Aeshma n'avait pas oublié la domina, elle avait conservé le tétradrachme et elle jouait toujours avec. Et puis, il y avait Marcia. Gaïa Metella savait-elle que la jeune fille avait signé un contrat d'auctorata ?Qu'elle se battait dans l'arène ? Qu'elle avait tué ?Connaissait-elle la raison qui avait poussé la jeune fille à intégrer la familia de Téos ? Si elle le savait, leur dirait-elle pourquoi ? Et si elle ne le savait pas, comment réagirait-elle ? Comment réagirait Marcia ?
Atalante pensa à Astarté et son cœur se serra. Elle eût voulu qu'elle fût là, qu'elle partageât le vin de Gaïa avec elles. Elle avait parfois souhaité qu'Astarté quittât la familia, qu'elle ne l'eût jamais intégrée. Particulièrement quand elle se reprochait d'avoir cédé à ses avances et d'avoir joui une nuit entière du plaisir de se retrouver dans ses bras, de s'être sentie si proche d'elle, de l'avoir aimée, de le lui avoir montré, de le lui avoir avoué. Elle n'arrivait pas à comprendre comment une bonne camarade avec qui elle entretenait des rapports parfois plus distants qu'amicaux, des rapports dénués de toute passion, pouvait en l'espace de quelques instants lui retourner les sens, l'esprit et le cœur. Le pouvoir que la jeune Dace exerçait sur elle dans ses moments-là la bouleversait et Atalante y cédait avec reconnaissance. Mais ensuite, elle aurait aimé n'avoir jamais croisé sa route. N'avoir jamais attiré son regard.
Atalante se savait injuste envers Astarté, mais elle n'aimait pas se sentir vulnérable, ne pas contrôler son univers et ses rapports avec les autres. Un sentiment que partageait la plupart des gladiateurs. Leur vie dépendait de la parfaite maîtrise qu'ils avaient de leur environnement. Sur le sable, la moindre faiblesse pouvait entraîner la mort. Sur le sable, mais aussi en dehors. La moindre faiblesse pouvait s'avérer fatale. Le pouvoir qu'exerçait Astarté sur elle était une faiblesse, même si la jeune Dace n'en avait jamais profité et n'en profiterait jamais. Et maintenant, Astarté s'était montrée faible et Atalante redoutait qu'elle en payât le prix. Marcia était fâchée, mais elle souffrait surtout d'être séparée de la Dace aux yeux dorés. Et si Astarté ne revenait pas ?
Assise en tailleur, Aeshma bougea et inversa la position de ses jambes. Son genou effleura celui d'Atalante et quand la jeune Parthe se détendit, son genou resta légèrement appuyé sur celui de sa camarade. Un geste volontaire, qui n'avait rien à voir avec le hasard. Aeshma avait senti le malaise d'Atalante. À sa façon de respirer, de se tenir le dos raide, de vider un peu trop rapidement les gobelets devin que lui servait généreusement Gaïa Metella. Mais elle n'avait pas seulement souhaité soulager la grande rétiaire, elle avait elle aussi cherché du réconfort auprès d'elle. La domina voulait lui parler, elle était là pour elle. Elle n'avait rien à lui dire, sinon que Marcia, la jeune fille qu'aimait sa sœur était devenue une réprouvée, qu'elle ne lui avait pas seulement appris à se battre, mais aussi à exécuter un adversaire, à devenir dure. Qu'elle l'avait poussée dans les bras d'une gladiatrice et que Marcia était tombée amoureuse d'une esclave, d'une barbare Dace, qu'elle pleurait son absence, que c'était de sa faute.
Aeshma se sentait ensevelie sous le poids d'actes qu'elle avait commis, d'actes dont les conséquences lui échappaient complètement et quand tout à coup, Gaïa lui demanda s'il était possible qu'elle l'accompagnât dans sa cabine, et qu'elle s'excusa auprès d'Atalante de lui enlever sa camarade, Aeshma eut envie de disparaître et de n'avoir jamais existé. Elle ne savait rien sur le commanditaire du meurtre de Julia Metella. Téos n'avait jamais évoqué qui il pouvait être, il ne s'était jamais vanté d'être le client de quelques aristocrates, de devoir son ludus aux largesses d'un mécène ou à l'intervention bienveillante et intéressée d'un aristocrate. Elle soupçonnait Téos d'avoir bénéficié d'une protection et d'une aide administrative et financière pour monter son école de gladiateur à Sidé, mais rien ne lui avait jamais prouvé que ce fut vrai. Téos s'était enrichi, il était retors et depuis des années,il espérait se fixer et acquérir un ludus. Le temps était simplement venu après des années d'efforts et d'errance.
— Il faut que je demande une autorisation, domina. Je ne peux pas vous suivre dans votre cabine sans en informer notre chef.
— Votre laniste n'est pas là à qui dois-tu demander cette autorisation ?
— À notre chef de la garde, Publius Tidutanus.
— Je vais envoyer Antiochus, il négociera pour moi.
— Domina, ne payez pas Tidutanus.
— Cela ne paraîtra pas bizarre ?
— Le navire vous appartient et Tidutanus n'est pas un commerçant, ni un laniste, c'est juste un garde.
— Il serait alors peut-être mieux que tu y ailles toi-même.
— Oui.
— Atalante, je te souhaite une bonne nuit, lui dit aimablement Gaïa. Nous nous reverrons, la traversée devrait durer six à sept jours si les vents nous restent ainsi favorables.
— Merci pour le vin, domina.
— Ce fut un plaisir de le partager avec vous. J'espère seulement que vous vous montrerez toutes deux plus détendues au cour des prochains jours. Vous m'aviez habituée à être de plus agréable compagnie, particulièrement toi, Atalante, conclut Gaïa qui avait été sensible à l'humeur sombre des deux jeunes gladiatrices.
— Je suis désolée, domina.
Gaïa se remit debout, ramassa l'amphore de vin et les trois gobelets qui leur avaient servi à boire.
— Aeshma, dit Gaïa. Je t'attends, ne tarde pas.
— Bien, domina.
Gaïa quitta la plate-forme et regagna sa cabine. Aeshma regarda un instant le barreur qui se tenait sur le toit.
— Aesh ? l'appela Atalante.
— Oui ?
— Tu l'as revue après le Grand Domaine, n'est-ce pas ?
— ...
— Pourquoi tu ne m'en as pas parlé ? Toi et Astarté m'avez caché des choses. Marpessa, Typhon, Saucia et Rigas n'ont rien raconté de votre première escapade, et Galia n'est pas rentrée de la seconde. Et je ne crois pas qu'elle soit restée à Xanthos.
— ...
— Qu'est-ce que vous avez fait ? Où as-tu revu Gaïa Metella ?
— Il n'y avait rien à raconter. Et puis, Téos nous a fait promettre le secret et il ne t'a pas envoyée avec nous pour de bonnes raisons, Ata, et...
— C'était quoi ces bonnes raisons ? la coupa Atalante.
— Tu n'es pas comme nous, répondit sombrement Aeshma.
— Ce qui veut dire ?
— Tu es quelqu'un de bien.
— Et pas Astarté ? Je croyais que tu l'aimais bien.
— On a joué aux putes ! s'énerva soudain la jeune Parthe. Tu aurais aimé ça, Ata ?
— Il vous a envoyées servir les plaisirs d'aristocrates ?
— Non, on a vraiment joué aux putes, du moins la première fois. On s'est même fait payer. Sept as la passe, sauf Astarté qui a pris un peu plus quand elle s'est tapée deux types en même temps. On avait pris nos petites habitudes, on baisait toujours les mêmes et chance, ajouta-t-elle cyniquement. Mon client était plutôt bien monté. Tu vois, pour quelques heures de baise, en trois fois, on s'est fait soixante-sept as, de quoi nous payer du bon vin et de la bonne bouffe.
Le ton était provocateur, volontairement vulgaire. Si Aeshma avait eu l'intention de choquer Atalante, c'était réussi. Les paroles de la jeune gladiatrice se déversaient sur elle comme la boue nauséabonde et écœurante des égouts. Mais Atalante avait du mal à suivre, à comprendre, à croire.
— Qu'est-ce que tu racontes, Aesh ?
— La vérité. Typhon nous servait de maquereau. Astarté, Marpessa et moi étions ses trois putes.
— Mais pourquoi ?
— Pour tuer. Pour assassiner les mecs qu'on avait levés.
— Les deux fois ?
— Non, on devait juste se contenter de massacrer et de piller la deuxième fois.
— Et Galia ?
— Laisse tomber. Gaïa m'attend et elle n'est pas du genre à être patiente.
— Tu l'as rencontrée la première ou la deuxième fois ? demanda cependant Atalante.
— Ata, je t'ai dit de laisser tomber, gronda Aeshma.
La jeune Syrienne l'attrapa par le col de sa tunique.
— Dis-moi, Aeshma, exigea-t-elle.
— La deuxième fois, céda la jeune Parthe.
— Tu devais l'assassiner ?
— Non.
— Alors ?
— Ata... protesta Aeshma.
— Réponds ! exigea durement Atalante à voix basse.
L'eau qui frappait sur la coque et le sifflement du vent masquaient leur conversation, elles se trouvaient à l'extrémité de la plate-forme arrière, la familia s'occupait assez loin sur le pont, mais le barreur se tenait à quelques coudées et elle ne voulait courir aucun risque.
— Mais pourquoi tu veux savoir ? demanda Aeshma.
— Parce que je ne comprends pas pourquoi vous êtes parties, parce que ce que tu me racontes ne me plaît pas, parce que quand tu es partie, je me suis retrouvée seule avec Marcia sans savoir ce qu'elle faisait là, parce qu'Astarté n'est pas là et que j'ai peur de plus jamais la revoir, parce que Gaïa s'est arrangée pour te retrouver sur ce navire, qu'elle veut quelque chose de toi, qu'elle cherche quelque chose, qu'elle est dangereuse, que Marcia est là, qu'elle est fâchée contre nous, qu'elle est triste et que... se justifia pêle-mêle Atalante. Merde, Aeshma ! Tu sais que je ne te trahirais jamais, je veux savoir. Comment vous vous êtes vous rencontrées toi et la domina ?
— Elle logeait chez sa sœur, avoua Aeshma.
— Julia Metella Valeria ?
— Oui.
— Et ?
— C'était sa sœur notre cible. Elle et son mari.
— Tu devais tuer Julia Metella ?!
— Oui.
— Mais toi et Astarté l'avez sauvée et en contre-partie, vous avez tué Galia, affirma Atalante comme si c'était l'évidence même.
— Oui.
— Comment Astarté a pu te suivre à commettre une telle folie ?
— Elle n'aimait pas Galia, elle n'avait pas confiance dans les brigands, l'attaque de la villa s'est soldée par une vraie boucherie, ça ne lui a pas plu, d'ailleurs rien ne lui plaisait dans cette affaire. Alors, je n'ai pas eu trop de mal à la convaincre.
— Parce que vous opériez avec des brigands en plus ?
— Oui.
— Pff... souffla Atalante. Comment Téos a pu vous embarquer dans ces histoires ?
— Je ne sais pas justement. J'avais promis aux dominas de trouver des indices qui pourraient les mener au commanditaire des meurtres, mais je ne sais rien.
— Ça n'a pas l'air d'être son avis.
— Je ne sais pas ce qu'elle croit que je sais.
— C'est la merde...
— ...
— Vous êtes des assassins, Aeshma. Toi, Astarté, Marpessa, Typhon, Rigas, Saucia. Saucia, sans rire ? C'était qui les hommes que vous avez tués la première fois ?
— Des légionnaires.
— C'est pas vrai.
— Personne n'en saura jamais rien, Ata, tenta de la rassurer Aeshma. On ne risque rien.
— Les dominas savent et puis, ce n'est pas seulement ça.
— Quoi alors ?
— Il vous a transformées en brigands, en assassins.
— On ne valait pas vraiment mieux avant, et Saucia et Rigas n'ont tué personne. Ils ne nous ont pas accompagnés quand on a attaqué leur campement.
— Ils sont complices, et vous... Aeshma, ne me dis pas que tu t'en fous ?
— C'était un travail comme un autre, affirma la jeune Parthe en haussant les épaules.
— Ah oui ? Pourquoi n'as-tu pas égorgé Julia Metella alors ?
— Ben...
— Être gladiateur, Aeshma, c'est... Mais assassin ?
— Qu'est-ce que tu voulais que nous fassions ? demanda Aeshma avec amertume. Que nous refusions ?
— Non, je n'ai pas dit ça.
— Alors, lâche-moi, Atalante.
— Aesh... l'appela gentiment Atalante.
— Ta gueule, Atalante, ta gueule, fit Aeshma avec plus de tristesse dans la voix que de ressentiment ou de colère.
La jeune Parthe se leva. Atalante la laissa partir. Téos avait engagé ses protégées à commettre des crimes qui relevaient des pires condamnations. Assassinat de légionnaires romains, pillages,meurtres, atteinte à la vie d'aristocrates. Téos avait sali ses gladiatrices. Marpessa était jeune et admirait les melioras, peut-être ne se rendait-elle pas vraiment compte de ce dont elles'était rendue coupable. Mais Astarté et Aeshma ? Atalante avait cru comprendre, malgré la crudité des propos d'Aeshma, qu'elles n'avaient rien trouvé à redire de leur première mission et qu'elles l'avaient exécutée sans état d'âme. Mais la deuxième ? La rencontre avec Julia Metella avait tout changé. Si les deux gladiatrices avaient éliminé Galia, elles avaient certainement dû aussi se débarrasser des brigands, ne laisser aucun témoin derrière elles. Elles avaient pris conscience qu'elles étaient allées trop loin. Qu'elles ne pouvaient pas obéir aveuglement à tout et n'importe quoi. Atalante comprenait mieux pourquoi Aeshma s'était rapprochée d'Astarté. Pourquoi elle s'était attachée à elle. Elles avaient partagé plus que des aventures. Elles s'étaient dressées ensemble contre l'autorité de Téos, elles avaient partagé les mêmes sentiments d'injustice et de révolte. Elles avaient ensemble pensé comme des femmes libres qu'elles avaient été avant qu'on leur passât les fers aux pieds. Elles avaient pris librement une décision.
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Les petites lampes à huile peinaient à éclairer la cabine et les flammes luttaient contre l'obscurité. Le luxe et les vastes dimensions de la cabine impressionnèrent Aeshma. Ce qu'on en voyait de l'extérieur n'était qu'une sorte d'entrée déjà confortable où dormait et travaillait le personnel qui accompagnait la domina. Un escalier permettait d'accéder à un étage inférieur. Un petit vestibule donnait accès à une petite réserve privée et à un grand espace qui couvrait toute la largeur du navire dans lequel se trouvait aménagé un luxueux salon. Au fond de la pièce, de larges ouvertures qu'on pouvait fermer par des panneaux en bois s'ouvraient sur l'arrière du navire. Un divan, une belle table, des sièges et des coffres meublaient le salon. Les murs étaient peints de façon à recréer l'ambiance d'un salon ou d'un tablinium. S'il n'y avait eu un léger tangage et si on n'avait pas entendu le choc des vagues contre la coque du navire, on aurait pu se croire à terre dans une villa construite en dur. Le sol seul se différenciait de ce qu'on pouvait attendre dans une riche habitation privée et le plancher avait été recouvert de tapis achetés en Orient. Ils étaient doux au toucher et les pieds nus d'Aeshma s'enfonçaient agréablement dans leur épaisseur de laine. Elle eut soudain honte de ses pieds sales et recula.
Gaïa assise sur un divan l'observait avec curiosité.
— Tu cherches déjà à t'enfuir ? Tu es bien peureuse pour une meliora couverte de gloire.
— Je suis meliora, je ne suis pas couverte de gloire et je ne cherche pas à m'enfuir, rétorqua Aeshma sèchement.
— Tu jettes des regards de bête traquée autour de toi et tu as déjà reculé de six ou sept pieds.
— Je, euh... j'ai les pieds sales.
Gaïa se mit à rire.
— Nous sommes sur un bateau, Aeshma. J'aime mon confort, mais je n'ai pas encore fait installer de bain.
Aeshma prit un air franchement hostile.
— Retourne en haut si c'est si important pour toi d'avoir les pieds propres. Néria te donnera un bassin et du savon. Tu reviendras me voir ensuite.
Aeshma fronça les sourcils, hocha la tête et tourna les talons. Gaïa se traita d'imbécile. Dès qu'elle la voyait, elle avait envie de la taquiner, de la provoquer, de tester les limites de sa patience, de sa soumission, de la pousser à réagir, à interagir. Julia lui avait dit de la respecter, de ne pas chercher à la manipuler. Elle se leva et elle se servit un nouveau gobelet de Falerne. Elle avait déjà beaucoup bu sur le pont, elle se sentait grise, boire encore menaçait de lui faire franchir la frontière ténue et pourtant si importante entre la griserie et l'ivresse. Tant pis, elle avait besoin de se détendre.
Aeshma remonta et Rachel qui avait reconnu la jeune gladiatrice, s'empressa auprès d'elle.
— Ta camarade ? Je n'ai pas vu Astarté. Elle est ici aussi ? demanda-t-elle alors qu'elle essuyait les pieds propres d'Aeshma.
— Non, elle est partie participer à un munus à Capoue.
— Que les dieux la protègent et lui apportent la victoire, prononça pieusement Rachel qui n'avait pas oublié que l'intervention d'Astarté lui avait sauvé la vie. Tu es blessée, si tu as besoin de quelque chose, n'hésite pas à me le demander. Je peux aussi te préparer à manger si tu as faim.
— Non, non, se défendit Aeshma. Je te remercie.
— Je serai à jamais ton obligée.
— Tu n'as pas à l'être.
Aeshma redescendit. Elle frappa à la porte et attendit.
— Entre ! lui cria Gaïa à travers la porte.
Aeshma poussa la porte.
— Alors ? Tu te sens plus à l'aise ? Nous allons enfin pouvoir parler ?
— Oui, domina.
— Viens t'asseoir ici.
Gaïa lui désignait une place à côté d'elle sur le divan. Elle se déplaça à l'approche d'Aeshma et s'adossa sur l'accoudoir, une jambe repliée sous elle, l'autre reposant par terre. Aeshma prit place en face d'elle.
— Tu n'as vraiment rien appris ?
— Non, domina.
— Tu as cherché au moins ?
— Oui, domina.
Gaïa se pinça les lèvres. Aeshma attendait. Le regard de Gaïa se vrilla dans le sien. La domina avait les joues rouges et les yeux brillants.
— Tu veux boire ? proposa-t-elle à Aeshma.
— Non, domina.
— Tu as raison, je suis ivre.
Aeshma se renfonça dans l'accoudoir du divan.
— Je ne profiterai pas de toi, ne t'inquiète pas. Julia m'a fait la morale à ce propos. Elle m'a dit que j'avais été injuste et irrespectueuse avec toi.
— ...
— Oui, je sais, elle inverse les rôles. Ce sont les esclaves qui se montrent irrespectueux envers leurs maîtres. Quant à être injuste...
Elle se fendit d'une grimace contrariée.
— Mais j'aime ma sœur, en plus, j'ai honte de l'avouer, mais je crois qu'elle a raison. Je te prie de m'excuser.
— ...
— Pour tout.
— ...
— Par contre, j'ai quand même du mal à te pardonner d'avoir attaqué le domaine de Bois Vert. Et j'aurais vraiment aimé connaître ton vrai nom.
Un sourire bizarre étira les lèvres de la domina. Aeshma s'attendait à tout sauf aux confidences d'une femme ivre. Elle se sentait engluée dans une toile d'araignée géante.
— Ne fais pas cette tête, la taquina Gaïa. Je n'en veux ni à ta vertu, si tu en possède encore une, ni à ta vie, ni à tes secrets. Tu sais dessiner ?
Aeshma resta bouche-bée.
— Aeshma ? Tu sais dessiner ? répéta Gaïa avec une pointe d'impatience dans la voix.
— Oui, domina.
— Vraiment ?
— Je dessinais pour mon père.
— Quoi ?
— Des trucs.
Gaïa fit un grand geste de la main, élégant sans qu'elle y eût prêté attention. Elle voulait seulement balayer tout malentendu entre elle et la jeune gladiatrice.
— Oui, tu ne veux pas me dire, j'ai compris. Ce n'est pas grave.
— ...
— Aeshma, tu as regardé le dessin gravé sur le sceau que tu as rapporté à ton laniste après avoir tué le légionnaire ?
— Oui, domina.
— Tu t'en souviens ?
— Oui, domina.
— Tu pourrais le dessiner ?
— Oui, domina.
Gaïa leva un sourcil.
— Viens t'installer sur la table. Si je te donne un calame et de l'encre, ça ira ?
— Oui, domina.
Aeshma s'assit devant la table. Gaïa ouvrit un coffre duquel elle sortit une sacoche en cuir, une palette, un petit mortier et des feuilles de papyrus. Elle disposa sur la table, la palette à encre, deux calames pour écrire, le mortier, ouvrit la sacoche de laquelle elle retira deux petits pots à eau, des gommes et un pain d'encre noire. Elle apporta une lampe à huile puis, elle versa ensuite un peu d'eau dans les pots.
— Tu veux que je te prépare l'encre ?
— Euh, oui ce serait mieux, accepta Aeshma.
Gaïa cassa un bout du pain d'encre et le broya dans le mortier. Elle tapait un peu fort et sa main trembla quand elle versa l'eau.
— Zut, il faut que je recommence, déclara-t-elle en riant.
Aeshma se tint coite, d'autant plus, qu'après avoir jeté l'encre et essuyé la tablette, Gaïa prit le temps de se resservir un gobelet de vin et de le vider d'un trait. Elle s'appliqua ensuite et utilisa un calame-pinceau pour délayer la poudre d'encre.
— Voilà, dit-elle ravie. Aeshma, comment était la bague ?
— Vous voulez que je vous la dessine ?
— Tu saurais ?
— Oui.
Aeshma s'empara du deuxième calame, elle en vérifia la pointe et demanda à Gaïa si elle pouvait la retailler. La jeune domina ouvrit une boîte et en sortit un petit couteau qu'elle lui tendit. La jeune gladiatrice tailla méticuleusement le roseau, elle en trempa ensuite la pointe dans l'encre et traça quelques lignes en guise de test. Gaïa s'installa debout derrière elle. Aeshma commença par esquisser la bague, d'abord l'anneau, puis la pierre et enfin, les décorations gravées dans le métal. Dans son dos, Gaïa prit appui sur ses épaules et se pencha par-dessus elle, fascinée par la maîtrise dont faisait preuve la jeune gladiatrice. Le rendu des volumes.
— La pierre était un grenat rouge foncé. J'ai dessiné la bague plus grande pour que vous voyiez mieux de quoi elle avait l'air. Je vais vous dessiner la gravure du sceau à côté, ce sera mieux.
Aeshma reproduisit la forme de la pierre et s'appliqua ensuite à dessiner ce dont elle se souvenait. La fleur l'embarrassait. Elle n'en avait pas reconnu l'espèce. Si Astarté avait été avec elle, peut-être qu'en lui décrivant, elle l'aurait identifiée. C'était plus facile de dessiner quelque chose qu'on connaissait. Gaïa penchée sur elle vit les feuilles naître sous le calame d'Aeshma, les tiges s'élancer dans un trait élégant et les petites fleurs s'ouvrirent en bouquets fragiles.
— Je ne sais pas si c'est une vraie fleur, lui dit la jeune gladiatrice. Vous la reconnaissez, domina ?
— Non, ça ne me dit rien.
— Mmm, grogna Aeshma déçue.
Elle dessina ensuite un casque à droite et une épée en pale à gauche.
— Voilà, domina.
Gaïa glissa ses bras autour du cou d'Aeshma et s'appuya sur son dos. Sa joue vint se coller sur celle de la jeune gladiatrice.
— Tu dessines tellement bien, souffla-t-elle dans son cou.
Aeshma s'immobilisa, ses mâchoires se contractèrent et ses doigts se crispèrent sur le calame. Gaïa se frotta la joue contre elle et ses lèvres effleurèrent son cou, mais elle avait senti Aeshma se tendre et elle se redressa. Elle approcha la lampe à huile et examina attentivement le dessin.
— Un véritable sceau de soldat.
— C'était un légionnaire.
— Mmm, mais pas seulement pour avoir un sceau comme celui-ci. Le casque et l'épée sont des attributs d'Arès. D'ailleurs, j'ai peut-être la réponse à ta question sur la fleur.
— Vous savez ce que c'est ?
— C'est peut-être une primevère, mais je n'en ai jamais vu.
— Pourquoi une primevère alors ?
— On dit que la primevère est consacrée au dieu Arès.
— Le dieu de la guerre ?
— Oui. L'homme que tu as tué s'est entièrement consacré au dieu de la guerre. Il a dédié sa vie à la légion et ne cherchait pas les honneurs. Tu sais que tu es vraiment pleine de surprises ?
Gaïa s'empara de main droite d'Aeshma. Elle la retourna paume vers le haut et se mit à passer un doigt léger sur les callosités qui les recouvraient.
— Tu as une main de guerrière, durcie par l'usage quotidien des armes. Des mains tâchées de sang et pourtant...
Gaïa leva les yeux. Aeshma regardait sa main, le visage fermé. Gaïa lui referma les doigts sur les siens, les serra un bref instant et tira, incitant la jeune Parthe à se lever. Aeshma répondit à l'injonction. Elle se dressa, droite, bien campée sur ses deux pieds et regarda Gaïa d'un air peu engageant.
La domina était ivre. Elle tanguait légèrement, ses joues étaient trop rouges et ses yeux brillaient dans la pénombre. Aeshma donna une légère impulsion à son poing toujours serré dans la main de la jeune femme. Gaïa trébucha en arrière et lâcha la main de la gladiatrice. Elle eut un sourire retors et s'avança d'un pas. Aeshma s'assombrit. La domina recommençait son petit jeu pervers, profitait de sa position. Douze mois après et elle repartait à zéro comme si elle avait effacé les insultes, le mépris et les meurtres.
Qu'est-ce qu'elle devait faire ? Gaïa Metella était ivre, mais est-ce que cela changeait quelque chose ? Aeshma ne comprenait pas ce qu'elle attendait d'elle. La colère commença à sourdre. Ses poings la démangeaient. Sa respiration s'accéléra. Elle devait se calmer. Tidutanus savait qu'elle se trouvait avec Gaïa, si elle lui filait une mandale, il le saurait et Aeshma passerait le reste du voyage aux fers et à fond de cale, et si Gaïa Metella faisait lever la punition, de toute façon, Téos saurait qu'elle avait levé la main sur une citoyenne romaine et il le lui ferait regretter.
La baiser ? C'était cela qu'elle attendait ? Aeshma pouvait le faire, brutalement, histoire de lui en faire passer l'envie. Lui arracher ses vêtements, la balancer sur le divan et la prendre dans tous les sens comme une chienne. La pétrir, la mordre et la faire jouir jusqu'à ce qu'elle la suppliât de continuer ou d'arrêter, jusqu'à lui faire ravaler toute sa morgue et son assurance, jusqu'à ce qu'elle ne fût qu'une loque implorante et trempée. Merde... elle racontait n'importe quoi, elle était immonde.
— Tu... tu peux partir, Aeshma, dit soudain Gaïa. Je te remercie pour ton aide.
Aeshma lui lança un dernier regard et se dirigea vers la porte d'un pas lourd. Gaïa fronça les sourcils et se concentra sur la démarche de la jeune gladiatrice. Elle accusait un léger boitement. Elle ouvrit la bouche et esquissa un mouvement pour la rattraper, mais la porte se referma brutalement sur la jeune femme et elle resta seule, debout au milieu du salon. Elle se servit un nouveau gobelet de vin. Ses mains tremblaient. D'ivresse, mais aussi d'émotion. Elle avait vu la rage déformer les traits de la petite thrace, un orage de violence à peine contenu se déchaîner dans son regard. Elle vida son verre. Sentit le sol vaciller sous ses pieds. Ses pas incertains la ramenèrent au divan sur lequel elle s'écroula en gémissant. Elle se reprocha son ivresse et son incommensurable bêtise. Elle avait vraiment l'art de tout gâcher.
***
NOTE DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : reconstitution du phare d'Alexandrie.
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