Chapitre XXXIII : La faute
Les ouvriers fourmillaient, leurs outils à la main ou jetés dans des chars à deux roues dans lesquels s'entassaient des sacs de sables,de plâtres, des pierres taillées, des plaques de marbres. La ville semblait prise d'une incroyable frénésie de construction. De reconstruction.
Téos et ses gladiateurs avaient débarqué alors que la cinquième heure venait de passer. Le laniste avait donné des instructions à Atticus et à Publius Tidutanus qui accompagnait toujours les gladiateurs en déplacement. Il avait envoyé Gaelig, l'armurier de la familia, louer un char. Il y rangerait son matériel et les équipements des gladiateurs, puis il se rendrait directement au ludus municipal escorté par trois gardes.
Téos, une fois qu'il se fut assuré que ses instructions avaient été comprises, partit devant. Il devait rencontrer les munéraires. Le munus avait été organisé par le conseil de la ville. Un munus pour apaiser les dieux et convaincre leurs concitoyens que Pompéi était toujours une ville de plaisir dans laquelle il faisait bon vivre. Seize ans auparavant, un tremblement de terre avait pratiquement rasé la ville et depuis, des secousses avaient entretenu une peur rampante. Une malaise qui n'avait pas empêché les édiles et les habitants de se lancer dans de grands travaux de reconstruction et d'embellissement. Ils avaient surtout, rapidement restauré et consolidé le grand amphithéâtre. Les Pompéiens se passionnaient pour les combats de gladiateurs et plus cruelle avaient été pour eux l'interdit qui avait frappé la ville vingt ans auparavant que le tremblement de terre qui avait suivi.
Au cours d'un spectacle, une rixe avaient éclaté entre les habitants de Pompéi et ceux de la ville voisine de Nocera. Elle s'était soldée par de nombreux morts. Des familles s'étaient plaintes à Néron et l'Empereur avait interdit, pour une période de dix ans, l'organisation de munus à Pompéi. Un drame. C'était pourquoi, après le grand tremblement de terre, l'amphithéâtre avait si promptement retrouvé sa splendeur.
Téos avait été contacté pour ses gladiatrices. Six paires s'affronteraient sur deux jours. Il avait accepté à la condition de pouvoir engager le même nombre d'hommes. Pompéi était proche de Rome, et nombreux étaient les habitants de la capitale impériale qui venaient y passer quelques jours de détente et y rechercher plaisirs et tranquillité. De riches romains y possédaient dans les murs ou dans la campagne environnante, de très belles villas de villégiature. Téos espérait se faire remarquer. L'amphithéâtre de Pompéi lui servirait d'étale. Il y exposerait ses gladiateurs.Il était connu en Orient, quelque peu en Grèce, mais quand on organisait des jeux dans la péninsule italienne, personne ne pensait à faire appel à ses services. Il se ferait un nom à Pompéi. Il savait qu'un munus devait avoir lieu peu de temps après à Capoue et s'il manœuvrait bien, il y engagerait ses filles. Deux, quatre, l'important était qu'on les vît combattre. Téos possédait une foi absolue dans les talents de ses gladiatrices, du moins dans ceux de ses melioras, et il se frottait les mains quand il voyait combattre sur le sable Marpessa, Xantha, Dacia, Enyo, Penthésilée et Lysippé. Ses deux plus jeunes recrues promettaient aussi beaucoup. Galini avait déjà trois victoires à son actif, quant à Marcia...
Ah, Marcia ! Les dieux l'avaient béni en lui apportant cette fille sur un plateau. Son contrat spécifiait qu'elle ne pouvait combattre que six fois par an, mais il s'arrangerait bien pour passer outre. Avec ou sans la bénédiction de la jeune fille.
Marcia marchait fièrement au milieu de ses compagnes, presque épaule contre épaule aux côtés d'Astarté, mais son regard ne cessait de s'étonner. Les gladiateurs remontaient lentement la voie qui menait de la porte qu'ils avaient empruntée pour entrer dans la ville, au forum. La foule se pressait, des chars emplissaient la rue et leurs conducteurs, mêlant flatteries et insultes, encourageaient leurs bêtes à avancer. Ils débouchèrent sur le forum. Les colporteurs et les marchands y remballaient leurs marchandises, attiraient parfois le chaland pour vendre des biens périssables qui seraient à jeter s'ils ne trouvaient pas maintenant acquéreur.
Si le passage des gladiateurs dans la rue n'avait pas trop attiré de regards, il n'en fut pas de même sur le forum. L'espace, largement ouvert, donna à tous et à chacun, la possibilité de les détailler et de les admirer. Les gladiateurs bombèrent inconsciemment le torse, firent jouer leurs biceps laissés nus par les manches courtes de leurs tuniques et se fendirent de sourires charmeurs.
— Quelle bande de crétins, grommela Aeshma qui marchait devant Marcia.
Marcia les trouvaient fats, mais amusants. Et puis, n'avaient-ils pas raison de se montrer fiers de leur musculature ? De se vendre, de se mettre en valeur ? La cena aurait lieu dans quatre jours, s'ils attiraient dès maintenant les regards, ils en tireraient des bénéfices en nature et des admirateurs qui les soutiendraient lors des combats à venir. L'attention de la foule ne s'attarda pas tant sur les hommes si beaux et fascinants qu'ils pussent être, que sur les douze femmes qui les accompagnaient. Elles portaient une tenue inhabituelle pour des femmes : tuniques courtes sans manches retenues par de larges ceintures de cuir et caligaes dont les clous frappaient en cadence le pavement du forum. Leurs cheveux pendaient librement sur leurs épaules ou se trouvaient maintenus de diverses façons par des liens de cuir. La rumeur naquit dans la bouche d'un adolescent et se transmit d'un bout à l'autre du forum.
— Ce sont les gladiatrices annoncées par les affiches.
— Oui, elles sont douze et les affiches parlaient de six paires.
— Je n'ai jamais vu de femmes combattre.
— En tout cas, question musculature, elles n'ont rien à envier aux hommes.
— Dommage qu'on ne les appaire pas avec eux.
— Oh, oui ! Ce serait une bonne idée.
— Nos édiles sont trop conservateurs.
— Ils font combattre des femmes et tu les traites de conservateurs ?
— N'empêche, si Titus inaugure le Flavien et y appaire des gladiatrices contre des gladiateurs, je fais le déplacement.
— Encore faudra-t-il que tu obtiennes des places.
— On dit que l'amphithéâtre, pourra accueillir cinquante mille personnes, plus du double du nôtre.
— La population de Rome compte plus d'un million d'habitants.
— Mais Titus ne donnera pas des jeux sur deux jours. Je suis sûr que tous ceux qui veulent y assister au moins une fois, le pourront.
— Il faut d'abord qu'il le termine et ensuite, je ne suis pas persuadé qu'une femme puisse battre un homme sur le sable.
— Retrouvons-nous demain, Caïus. Et si elles te font changer d'avis, tu me devras cent deniers.
— Cent deniers ?! se récria le jeune Caïus.
— Cent deniers, confirma son ami.
Le dit Caïus sourit et tapa dans la main de son camarade en signe d'accord. Sûr de gagner. Des femmes ne pourraient jamais égaler des hommes sur le sable.
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Cinq jours plus tard, il tendit à son ami, une bourse contenant très exactement la somme de cent deniers. À cet instant il n'avait vu combattre que trois paires de gladiatrices, mais cela lui avait suffi.
Penthésilée et Lysippé avaient redoublé de violence et de puissance dans leur armatura de secutors, Sabina avait déployé toute son agilité bondissante face à la solide Xantha, Marpessa et Enyo qui comme elle combattaient sous l'armatura des thraces, avaient offert au public une magnifique démonstration d'escrime. Les trois paires de gladiatrices avait donné le meilleur d'elles-mêmes et Téos leur promit pour le lendemain soir, du vin et des mets fins, ainsi qu'une généreuse prime à leur retour au ludus de Sidé. Il les donna en exemple aux hommes qui pourtant, pour ceux qui avaient déjà combattu, n'avaient pas démérité face à des adversaires que certains ne connaissaient pas, et encouragea les autres à ne pas le décevoir et à égaler, sinon à surpasser la performance de leurs six camarades.
Aeshma grognait dans son coin, vexée que Téos osât douter de leurs qualités. Il l'avait miraculeusement appairée à Atalante et elle attendait avec impatience de prendre une revanche restée sans suite depuis le mois de juin de l'année dernière. Marcia avait été allouée à Astarté, ce qui ne lui semblait pas un combat très équilibré, mais plutôt intelligemment pensé de la part de Téos.
Marcia avait gagné son premier combat. Elle avait égorgé. Maintenant, pour son deuxième combat, la jeune gladiatrice devait réaliser qu'elle n'était pas invincible, qu'elle devait encore travailler pour atteindre un jour le premier palus. Astarté saurait profiter de toutes ses faiblesses sans l'humilier et la mettre suffisamment en valeur pour que le public l'appréciât. Les melioras en avaient parlé entre elles. La Dace aux large épaules avait, sur ce point, rassuré Aeshma et Atalante, et leur avait promis que le combat aurait aux yeux du public l'aspect d'un véritable combat, mais que pour elle, il tiendrait lieu d'entraînement en situation réelle. Atalante était restée silencieuse alors qu'Aeshma remerciait Astarté et lui donnait quelques conseils.
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On appela pour la cena. Les gladiateurs concernés s'examinèrent une dernière fois, s'assurant que leurs corps étaient suffisamment et uniformément huilé, que les plis de leurs subligaculum tombaient avec élégance. Atalante essuya un coin de l'œil à Marcia qui souriait aux divinités sans la voir. Le public était venu nombreux. Hommes comme femmes. Téos s'était arrangé pour placer ses gladiatrices à des places stratégiques, appairées comme elles le seraient dans l'arène. Aeshma et Atalante dînèrent en silence. Leurs camarades gladiateurs se chargeant de l'animation. À une autre table, Galini s'amusait tandis que Margarita gardait un silence austère et mangeait avec modération. Plus étonnant, Astarté mangeait elle aussi en silence. À ses côtés, Marcia paraissait atteindre les sommets du bonheur. Elle se montrait volubile, riait et puis tout à coup, s'abîmait dans une rêverie, rougissait, souriait et recommençait à parler. Atalante l'observait.
— Aesh... dit-elle soudain à sa camarade.
— Mmm ?
— Il faut qu'on parle.
— De quoi ? Du combat ?
— Non.
— Alors, de quoi ?
— De Marcia.
Aeshma leva un regard attentif sur Atalante.
— Tu n'as rien remarqué depuis Corinthe ? lui demanda la jeune Syrienne.
— Non, enfin si, elle ressemble plus à la fille que nous avions connue à Patara.
— Pourquoi ?
— Ben, je ne sais pas, grogna Aeshma. Elle parle plus, elle sourit plus, elle pose des tas de questions.
— Elle est heureuse ? la coupa Atalante.
Aeshma regarda la jeune fille.
— Ouais, c'est ça peut-être. Ça l'a libérée d'être devenue une gladiatrice.
— Ah, oui ? demanda Atalante ironique.
— Oui, affirma Aeshma d'un ton convaincu.
— Bon, concéda Atalante. Mais tu crois que c'est la seule raison qui la rende heureuse ?
— Oui, elle est notre égale maintenant. Elle peut être plus proche de nous sans que cela ne pose de problème.
Atalante soupira. Aeshma vivait dans son monde. Elle surveillait attentivement la familia et pourtant, elle restait complètement aveugle à ce qui se tramait sous son nez.
— Et Astarté, comment tu la trouves ? reprit Atalante.
— Astarté ? demanda Aeshma confuse. Pourquoi tu me parles d'Astarté ?
— Pff... Vraiment, Aesh, souffla Atalante. Mais réponds à ma question, comment tu trouves Astarté ?
— Ben, normale, comme d'habitude.
— Comme d'habitude ? Qu'est-ce qu'elle fait, là ?
— Ben, elle mange, fit Aeshma en regardant la jeune Dace.
— Beaucoup ?
— Non.
— Qu'est-ce qu'elle fait d'autre ?
— Ben, rien. Qu'est-ce que tu veux qu'elle fasse d'autre ?
Astarté mangeait peu, buvait très peu, quoi d'autre ? Rien de spécial. Aeshma ne comprenait pas ce qu'Atalante lui voulait.
— Oui, justement, elle ne fait rien, approuva la jeune Syrienne.
— Et alors ?
— Je croyais que tu la trouvais trop bavarde.
— Ah... ben, oui, c'est vrai, elle parle moins en ce moment, reconnut la jeune Parthe. C'est reposant d'ailleurs. Elle n'a peut-être plus rien à dire, conclut-elle narquoisement.
— Oh, si, elle a des choses à dire, répliqua Atalante lentement. Mais ça dépend à qui.
La conversation commençait à déplaire à Aeshma.
— Explique.
— À partir de ce soir, tu vas l'observer très attentivement.
— On combat demain.
— Justement. Tu ne la quittes pas des yeux et on parle demain soir.
Aeshma se renfrogna. Mais Atalante voulait être sûre qu'elle bénéficierait de toute son attention quand elle lui parlerait plus tard.
— Tu joues à quoi, Ata ? maugréa la petite thrace.
— Si tu veux le savoir, je crois qu'on a un gros problème et comme nous en sommes toutes les deux à l'origine, je veux voir avec toi ce qu'on peut faire avant qu'il ne soit trop tard.
— Mais qu'est-ce qu'on a fait ?
— Demain, Aesh. On en parle demain.
— Mais...
Atalante ne daigna pas écouter ses protestations, elle se leva et partit rejoindre la table de Piscès. C'était lui qui l'avait prévenue. Il avait choisi d'en parler à Atalante parce qu'elle était rétiaire et surtout, parce que c'était celle qui était le plus à même de l'écouter et de pouvoir empêcher que cela n'allât trop loin. S'il avait vu, les autres finiraient par le voir. Téos finirait par le voir.
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Aeshma jura en parthe. Elle regardait et que voyait-elle ? Rien. Rien du tout. Enfin, presque rien, parce qu'au bout d'un moment, elle remarqua que Marcia profitait de chaque occasion qui lui était donnée pour toucher Astarté : elle s'appuyait contre son épaule, elle effleurait ses doigts, lui donnait parfois des coups de poings amicaux dans le bras en riant. La jeune Dace ne réagissait pas, elle écoutait Lucanus qui racontait, Aeshma ne savait quoi, à grand renfort de gestes et elle semblait complètement ignorer la présence de la jeune fille, même quand celle-ci lui donnait des coups de poing.
La soirée avança, Astarté but un peu plus sans vraiment y prêter attention et, peu à peu, Aeshma la vit cesser d'ignorer Marcia. La jeune fille aussi bavarde que Lucanus discutait à bâtons rompus avec Velox, Ajax et Germanus. Astarté, le coude sur la table, appuya son menton sur son poing et soudain, Aeshma résista à l'envie de se lever et d'aller lui taper dessus. De lui donner la correction de sa vie. Elle écrasa son poing sur la table avec tant de violence que les assiettes sautèrent et qu'un pot de posca se renversa. Les amateurs de munus poussèrent des cris de surprises et s'égayèrent quand ils virent qui avait provoqué cet éclat.
— Eh, Aeshma, grogna Jason, un mirmillon bourru. Tu nous prives de posca là.
— Plains-toi, répliqua Aeshma sèchement. Tu y verras plus clair demain.
Le mirmillon prit appui sur ses deux poings, mais le jeune Gallus lui posa une main sur l'épaule. Aeshma était énervée, si Jason lui en donnait l'occasion, il le regretterait. Gallus, parce qu'il combattait sous l'armatura des thraces, s'entraînait souvent aux côtés d'Aeshma. Il savait quand il ne fallait pas se frotter à elle. Il proposa aimablement à son compagnon d'aller chercher un nouveau pot de posca et lui assura que le prix de mille gobelets de posca aigrelette ne valait pas d'amorcer une querelle ce soir. Jason se rassit. Aeshma grimaça, vida un gobelet cul-sec et décida qu'elle avait besoin d'air.
Elle était tellement contrariée, tellement furieuse, qu'elle oublia qu'elle avait approché un thrace un peu plus tôt dans la soirée et que le garçon avait favorablement accueilli sa proposition de passer une partie de la nuit avec elle. Il l'interpella quand elle passa près de lui et elle l'envoya rudement bouler en bougonnant qu'elle avait changé d'avis, qu'elle était énervée et que ce n'était pas avec lui qu'elle allait pouvoir se détendre. Le gladiateur en resta les bras ballants et ses camarades, une fois qu'Aeshma eut le dos tourné, s'en prirent à sa virilité et lui vantèrent les attraits d'une jolie ludia en dédommagement. Le thrace ravala sa fierté et se consola en jouant aux dés. Sur le chemin de la sortie, Aeshma croisa soudain le regard d'Atalante, elle se dirigea vers elle, mais la jeune Syrienne secoua la tête. Aeshma, vu son expression, avait certainement compris, mais elle devait d'abord digérer l'information et confirmer ses doutes.
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Atalante et Aeshma combattirent les dernières. La grande rétiaire s'était félicitée d'être appairée à Aeshma, mais plus l'heure du combat approchait et plus elle le regrettait. Les gladiateurs étaient parqués dans deux petites pièces aménagées à chacune des entrées principales de l'amphithéâtre. Aeshma avait été d'une humeur sombre durant toute la matinée. Elle en avait passé une bonne partie, isolée dans un coin et avait occupé ce qui lui restait de temps libre à frapper le palus comme une forcenée jusqu'à ce que Téos envoyât Tidutanus la mettre au repos. L'humeur de la petite thrace avait définitivement sombré lors de la pompa. Ensuite, elle avait attendu son combat assise par terre et l'air si mauvais que même Marcia qui l'adorait n'avait osé l'approcher. Aeshma en ressentit encore plus de frustration et celle-ci s'accentua quand elle vit Astarté rentrer dans la pièce et se fendre d'un grand sourire quand Marcia lui fit signe de venir s'asseoir à côté d'elle. Aeshma se reprocha sa bêtise et son aveuglement, et remâchait sa colère en se traitant d'âne bâté. Elle en voulait aussi à Atalante et puis à tout le monde.
Astarté et Marcia combattirent avant elle et elles la saluèrent en la croisant sur le sable. Marcia avait perdu, elle était blessée au bras, mais elle avait obtenu sans contestations la missio et affichait un sourire rayonnant. Aeshma n'avait pas pu assister à leur affrontement et si elle n'avait pas déjà été sur le sable, elle aurait giflé Marcia. Son souffle sous l'effet de la colère, devint bruyant derrière la visière de son casque. Atalante le remarqua et osa lui demander si elle allait bien. Aeshma lui cracha qu'elle allait la saigner et qu'elle irait ensuite massacrer tout monde. Atalante n'insista pas. Aeshma racontait n'importe quoi, mais il n'était pas certain qu'elle ne tentât pas de mettre à exécution sa première affirmation.
Atalante adorait se battre avec Aeshma. Téos qui craignait leurs excès, ne les avait appairées que trois fois, quatre si on comptait le combat privé à Patara. Mais Atalante n'aimait pas se souvenir de ce combat injuste. Pour les trois autres, elle avait gagné la deuxième fois,perdu la première et la troisième fois. Elle rêvait, elle aussi,de prendre sa revanche. Elle observa le casque qui lui faisait face et lui cachait les traits d'Aeshma. Elle lisait de la tension dans le corps de la petite thrace et surtout de la fébrilité. Aeshma passait nerveusement d'un pied sur l'autre et les muscles de son avant-bras droit se contractaient régulièrement, signe qu'elle serrait et desserrait sa main sur le manche de sa sica. Tout à coup, Atalante eût voulu pouvoir remettre leur affrontement.
L'arbitre ordonna le début du combat. Aeshma bondit comme un fauve et seule la vivacité d'Atalante lui évita de se prendre d'un côté, la parma et de l'autre, la sica. Aeshma multiplia les attaques hargneuses, elle se jetait, parma en avant sur le trident d'Atalante et semblait y prendre du plaisir car elle s'obstina dans cette attaque inutile et épuisante pour elle comme pour Atalante. Le public lui, apprécia, parce qu'Aeshma bondissait et que les pointes du trident résonnaient durement sur sa parma. Selon, son attaque ou la réaction d'Atalante, soit la grande rétiaire était projetée en arrière, soit la thrace rebondissait comme une balle sur un mur. Aeshma courait des risques. Si Atalante déviait son trident ou qu'il ripait sur la courbe de la parma, elle embrocherait la jeune Parthe. Elle décida de lui faire comprendre qu'elle devait changer de tactique. Elle se déplaça rapidement sur sa gauche alors que la thrace l'attaquait et son trident vint mordre la chair juste au dessus de la ceinture d'Aeshma. Une des dents accrocha. Atalante se fendit en avant et la chair se déchira. Aeshma lui arriva dessus vive comme l'éclair, mais la jeune Syrienne se dégagea rapidement. Elle recula et se mit en garde. Aeshma se replia derrière sa parma. Le sang coulait et colorait son pagne d'un rouge profond.
La jeune Parthe, étouffée par son casque, soufflait comme un soufflet de forge et l'air chaud qui sortait de ses poumons en feu lui inondait le visage de sueur. Son cœur battait la chamade et des étoiles se formaient devant ses yeux. Elle secoua la tête. Atalante recommença à se déplacer et fit lentement tournoyer son filet. Si Aeshma ne bougeait pas, elle allait se faire prendre comme une vulgaire bonite. Atalante lança. Aeshma esquiva, la foule hurla, les cornus sonnèrent. La jeune Syrienne avait perdu son filet, mais elle n'avait pas renoncé à attraper sa bonite et son trident la poursuivait sans relâche. Aeshma courait, esquivait, la jeune Syrienne la pressait sans répit. Le trident la toucha une nouvelle fois et cette fois-ci, Aeshma s'étouffa de rage. Devant les yeux ébahis du public, elle jeta sa parma. On la traita de folle, de suicidaire et les huées emplirent l'amphithéâtre. Atalante sans renoncer au combat, se pinça les lèvres. À quoi jouait Aeshma ? Si elle faisait n'importe quoi, elle allait non seulement perdre, mais en plus se faire égorger.
— Aeshma ! cria-t-elle.
La jeune Parthe noyée au milieu des cris et de la musique, protégée par son casque, ne l'entendit pas. Elle continua à reculer et à esquiver tout en dénouant de sa main libre les attaches de son casque. Elle jura parce que ses doigts tremblaient d'énervement, mais elle y réussit enfin. Elle libéra les volets qui lui protégeaient la figure et arracha son casque. Elle le lança rageusement par terre et s'immobilisa, tête baissée, le visage en sueur, les cheveux collés sur le front, le regard en dessous, noir de colère.
Atalante recula d'un pas. La sica d'Aeshma n'était pas très grande, pas bien plus longue que le poignard qu'elle maintenait contre la hampe de son trident. Elle se redressa, planta son regard dans celui d'Aeshma et d'un geste ample, jeta son trident à terre. Aeshma lui adressa un sourire carnassier. À armes égales. Aeshma serait seulement désavantagée par le poids de ses ocréas, mais Atalante doutait que cela la gênât vraiment. Par contre, elle avait les jambes et les cuisses protégées et Atalante ne pourrait pas l'affaiblir en la blessant à ces endroits-là.
La foule avait hurlé son mépris quand Aeshma avait retiré son casque, elle pensait qu'elle allait abandonner, mais la suite la laissa perplexe. La thrace se remettait en garde, la rétiaire abandonnait la sienne pour... pour jeter son trident ? Et se remettre aussitôt en garde, elle aussi armée de son seul poignard ? Elles allaient continuer ?
— Je ne regrette pas mes cent deniers, s'écria Caïus à son ami, installés tous deux dans les gradins du premier rang réservés aux notables. Dieux ! Que ces femmes sont excitantes ! Et ces deux-là, nous offrent deux combats en un seul ? D'abord une paire qui met en scène une rétiaire et une thrace et maintenant quoi ? Un combat au poignard ? À la sica ? Mais pourquoi, par Mars, n'avons-nous plus souvent droit à des femmes ?
Tout le monde ne partageait pas l'enthousiasme du jeune Caïus, Aeshma avait violé les règles. Mais le ballet sanglant qu'offrirent ensuite les deux gladiatrices au public de Pompéi fit taire les puristes.
Atalante et Aeshma se connaissaient et elles réagissaient au moindre de leurs mouvements. Se retrouver à l'air libre avait redonné de l'énergie à la petite thrace et les deux jeunes femmes s'affrontèrent sauvagement, n'hésitant pas à découper, à trancher, à planter. Elles se ménageaient des pauses en se tournant autour comme deux bêtes sauvages ou cherchaient à s'impressionner, dressées l'une en face de l'autre comme le font les ours des montagnes ou les loups. Un dernier assaut brutal incita l'arbitre à arrêter le combat. Les deux gladiatrices étaient couvertes de sang. Atalante et Aeshma se redressèrent. Et leurs armes pendirent au bout de leur bras, pointes tournées vers le sol.
Téos s'arrachait les cheveux. Appairer ces deux folles tournait toujours au chaos. Elles manquaient à chaque fois de se trucider et s'il avait espéré les engager à Capoue, elles avaient définitivement rendu cette idée impossible. Il n'était pas médecin, mais...
— Atticus !
— Dominus ?
— Tu peux diagnostiquer d'ici leur état ?
— Elles ne combattront pas avant au moins trois semaines, du moins... si aucun coup ne les a tranchées trop profondément.
— Je vais les...
— Mais écoute, dominus, fit doucement Atticus. Écoute le public. Si tu voulais montrer de quoi tes gladiatrices sont capables, elles ont admirablement servi tes projets, Atalante et Aeshma les premières.
L'amphithéâtre ovationnait les deux gladiatrices. Elles leur avaient offert une admirable prestation. Excitante, sauvage, sanglante. Technique.
— Atticus, dit Téos. Envoie des gladiateurs les chercher, non pas des gladiateurs, des gladiatrices.
— Bien, dominus.
Le médecin avait appris à connaître le laniste, il envoya Marcia, Astarté, Marpessa et Galini. Le public reconnut Marcia à sa blondeur, Astarté à sa taille et à sa carrure, les deux autres étaient jeunes. Les spectateurs saluèrent leur entrée par des cris et des applaudissements. Atalante s'appuya sur l'épaule bienvenue d'Astarté.
— Quand je pense que tu m'as reproché à Patara d'être une tarée, lui dit la Dace d'un ton goguenard.
— Vous l'étiez.
— On n'est pas sorties de l'arène en pissant le sang et où est le casque d'Aeshma ?
— Elle l'a retiré pendant le combat.
Astarté se mit à rire et jeta un coup d'œil à la petite thrace qui avait d'abord refusé qu'on l'aidât avant d'accepter finalement l'épaule amicale de Marpessa. Mais avant cela, elle avait envoyé Marcia récupérer son casque, ainsi que le filet et le trident d'Atalante.
— J'adore cette fille, rit Astarté.
— Mouais, je doute que ce soit réciproque en ce moment.
— Qu'est-ce qu'elle me reproche ? s'étonna la jeune Dace.
— Elle sait.
Astarté pâlit et ne prononça plus un mot.
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Un violent coup fit sauter la clenche qui maintenait la porte de la cellule fermée et le battant frappa durement contre le mur. Les deux jeunes gladiatrices qui se tenaient assises sur le grabat, sautèrent sur leurs pieds, prêtes à se battre. Elles se rapprochèrent inconsciemment l'une de l'autre et la plus grande glissa devant la plus petite.
— Sors d'ici, Marcia, gronda Aeshma d'un ton menaçant.
— Aeshma...
— Sors ! hurla Aeshma.
— Vas-y, l'encouragea Astarté en poussant doucement la jeune fille dans le dos.
— Mais...
Atalante apparut derrière Aeshma. Aussi pâle qu'elle. Elles étaient censées se trouver à l'infirmerie.
— Viens, Marcia, lui dit amicalement la jeune Syrienne. Aeshma doit parler à Astarté, et... toi et moi, on doit avoir une petite conversation.
— Mais...
Aeshma la saisit par le bras. La jeune fille se dégagea et lança un poing. Astarté l'arrêta :
— Non, Marcia, s'il te plaît.
— Aeshma, la prévint Marcia. Si tu lui fais du mal...
— J'aimerais bien lui casser la gueule, siffla Aeshma. Mais je ferai ça un autre jour.
— ...
— Elle n'est pas en état se battre, Marcia. Elle tient à peine sur ses jambes, lui expliqua Astarté.
— Et tu as bien de la chance, Astarté, siffla Aeshma.
La jeune fille sortit. Aeshma ferma la porte et se retourna. Elle fit un pas et vacilla. Astarté se précipita pour la soutenir.
— Aeshma, pourquoi es-tu venue ? Tu as décidé de crever dans ma cellule et de me faire accuser de ton meurtre ? plaisanta Astarté.
— T'es vraiment con.
Astarté la guida vers son grabat. Elle l'aida à s'asseoir et se tint debout devant elle sans savoir trop quelle attitude adopter.
— Assied-toi, abrutie, bougonna Aeshma à la jeune Dace.
Astarté s'assit maladroitement.
— Il faut que ça cesse, Astarté.
— Je sais, murmura la jeune Dace d'un air coupable. Mais...
— Mais quoi ?! s'énerva Aeshma.
— Pourquoi es-tu ici, Aeshma ? Pour elle ?
— Pas seulement. Pour toi aussi.
— Pour moi ? s'étonna la jeune Dace.
— Ouais, mais ne me demande pas pourquoi. Alors... ?
— Je ne sais pas.
Astarté s'affaissa sur elle-même, tête basse, épaules courbées, dos rond. Aeshma hocha la tête et posa une main amicale sur le genou de la jeune Dace. Ça, elle comprenait.
.
Chez Atalante la même conversation se répétait à quelques variantes près, Marcia savait .
— Je l'aime, avoua-t-elle, tête baissée, à Atalante.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : nœud d'Heraclès. Ainsi nommé parce que ce serait par ce nœud que le héros attachait la peau de Némée autour de ses épaules
Le nœud d'Héraclès est un motif très prisé dans l'antiquité. Il symbolisait la force, la puissance et l'amour. C'était aussi un motif protecteur.
Les romaines portaient sur leur tunique de mariage une ceinture nouée par un nœud d'Héraclès que le mari défaisait lors de leur première nuit. Symbole de l'amour, il l'était aussi garant de la fécondité. Fécondité qui ne fit jamais défaut au héros Heraclès qui selon la tradition antique engendra 170 enfants.
Pompéi : L'amphithéâtre de la ville fut construit entre - 65 et -70 grâce à la générosité de deux magistrats pompéiens. Le bâtiment mesurait 140 mètres sur 105 et l'arène 66,80 mètres sur 35,40. Il pouvait accueillir 20 000 spectateurs. Très endommagé par le tremblement de terre qui secoua la ville en 63, il fut rapidement consolidé, là encore, grâce à de généreux donateurs.
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