Chapitre XXXI : Les sœurs Metella
À Alexandrie, personne n'avait cherché à attenter à la vie de Quintus et de Julia. À Patara, leur disparition avait fait grand bruit et Andratus avait dû répondre aux questions pressantes de ceux qui entretenaient avec Julia des liens d'amitiés ou qui faisaient partie de sa clientèle. Certains s'inquiétaient de sa santé. D'autres plus pragmatiques de leur avenir. Sans Julia, comment subviendraient-ils à leurs besoins ? Le secrétaire de Quintus Valerius Pulvillus fut pressé de la même manière par les amis et la clientèle du jurisconsulte. Andratus savait, l'intendant de Quintus ne savait rien.
Deux mois après leur disparition, Julia et Quintus firent parvenir des tablettes à leurs intendants. Julia informa Andratus qu'elle se portait bien et qu'il n'avait plus besoin de cacher qu'elle avait échappé au massacre de Bois Vert. L'intendant de Quintus pleura de joie en apprenant que le dominus était vivant. Tous deux purent ébruiter la nouvelle et affirmer sans mentir que personne ne savait qui avait attaqué la villa du jurisconsulte, que le couple était parti se réfugier à Alexandrie où la jeune domina avait découvert qu'elle attendait un enfant et qu'elle préférait ne pas affronter les dangers d'une traversée en hiver. L'enfant naîtrait début avril à Alexandrie et le couple rejoindrait la Lycie un peu plus tard.
.
Quintus avait doucement guéri et Julia avait débordé d'activité jusqu'au mois de mars. Ensuite son ventre devint trop encombrant et surtout trop lourd pour qu'elle pût continuer à courir dans les entrepôts ou rester des heures debout ou inconfortablement assise devant un bureau.
Les deux sœurs avaient longuement parlé, mais Julia, tout comme Quintus, n'avaient su trouver quelqu'un qui leur voulut assez de mal pour fomenter un assassinat. Ni les affaires de Julia ni la place de Quintus dans la société de Patara ne justifiaient un tel acte. Ils n'entretenaient aucun différend politique ou commercial avec qui que ce fût et ils eurent beau formuler les hypothèses les plus folles, aucune ne résista à un examen raisonnable.
— Nous aurions dû demander à Aeshma si elle se souvenait du dessin qui ornait le sceau du légionnaire, dit un jour pensivement Julia à sa jeune sœur.
— Crois-tu qu'elle y ait fait attention ?
— Je ne sais pas, mais il y a fort à parier que le commanditaire du premier crime est le même que celui qui a fomenté notre mort. Les gladiatrices sont le seul lien qui existe entre les deux attaques. Nous aurions pu savoir à qui appartenait ce sceau et comprendre qui voulait du mal à son propriétaire. Aeshma nous a aussi promis qu'elle tenterait de savoir qui était le commanditaire.
— Il faut que nous la recontactions, déclara fermement Gaïa.
— Comment ?
— En la rencontrant.
— Tu veux aller la voir dans sa familia ? Son laniste sait certainement dans quoi il a trempé. S'il te voit aller lui parler, s'il sait qui tu es, il se doutera de tes intentions et il n'hésitera pas à t'éliminer.
— La rencontre peut-être fortuite, il ne me connaît pas, comment saurait-il que je suis ta sœur ?
— C'est dangereux.
— On doit savoir qui projetait de te tuer, toi ou Quintus, et pourquoi.
— Comment veux-tu retrouver une familia itinérante ?
— Julia...
— D'accord, envoyons des courriers, céda la jeune femme. Mais, je veux être tenue au courant. Il est hors de question que tu me dissimules des informations et que tu partes sans me le dire.
— La mauvaise saison n'est pas finie. Aucun navire ne s'aventurera sur les mers avant le mois de mars et je ne partirai pas avant ton accouchement.
— Nous enverrons des tablettes à Andratus, il fera en sorte de retrouver la familia d'Aeshma et de voir comment on pourrait ensuite, fortuitement la rencontrer.
Julia soupira.
— Qu'est-ce qui te chagrines ? lui demanda Gaïa.
— Elle ne se confiera jamais à un étranger. Andratus aurait pu se charger de l'interroger, mais elle ne connaît pas nos sceaux et même si elle les connaissait, je doute fort qu'elle prenne le risque de se confier à un étranger.
— J'irai.
— Oui, c'est bien ce qui m'inquiète, s'assombrit Julia.
Gaïa vint s'asseoir à côté de sa sœur, elle passa un bras par-dessus son épaule, la serra doucement contre elle et l'embrassa.
— On ne peut pas ne pas savoir, ce n'est pas prudent, lui dit-elle. Et une...
Julia lui posa les doigts sur les lèvres.
— Chut, Gaïa. Ne parle pas de vengeance. Quintus est guéri, il ne souffre d'aucune séquelle, sinon de s'être pris d'affection pour la femme qui lui a doublement sauvé la vie. Je me sens plus heureuse que je ne l'ai jamais été, n'assombris pas mon bonheur en invoquant les Érinyes.
— Quintus s'est pris d'affection pour Aeshma ?!
— Oui.
— Je ne l'ai jamais entendu dire quoi que ce soit à son propos.
— Je lui ai déconseillé d'évoquer son nom devant toi. La peur que tu inspires à Quintus a fait le reste.
— Il a peur de moi ? sourit malicieusement Gaïa.
— Tu es infernale, petite sœur, lui reprocha Julia avec indulgence. Quintus est un amour et toi, tu t'amuses à lui faire croire que tu es la digne héritière de Cléopâtre et que tu mènes de ténébreuses opérations qui impliquent crimes et manipulations.
— Il n'a pas tout à fait tort.
— Tu oublies cependant de lui parler de tous ces gens que tu aides.
— Je lui en ai parlé, mais il ne me croit pas.
— Ça t'étonne ?
— Non, rit Gaïa. Et d'ailleurs pourquoi as-tu demandé à Quintus ne pas parler d'Aeshma devant moi ?
— Parce que tes sentiments à son propos oscillent entre colère, ressentiment et peine.
— Peine ?! s'indigna Gaïa.
— Oui.
Gaïa fronça les sourcils.
— D'accord, corrigea Julia. Peut-être pas de la peine, mais certainement des regrets.
Gaïa détourna le regard.
— Pourquoi, Gaïa ?
— Parce que...
— Parce que quoi ?
— Je croyais qu'elle... Je croyais qu'elle m'appréciait.
— Et ce n'était pas le cas ?
— Tout ce qu'elle m'a montré, c'est qu'elle était une esclave obéissante.
— Mais tu attendais quoi ? lui reprocha Julia.
— Je n'attendais pas à ce qu'elle me serve docilement.
— Tu as oublié, soupira Julia.
— Oublié quoi ?
— Je t'avais prévenue, Gaïa. Aeshma est une esclave. Vous êtes adultes. Tu ne peux attendre qu'elle se comporte avec toi comme une enfant se comporte avec une autre enfant avec qui elle a partagé ses découvertes, ses peines, ses joies et qui ont fait que la petite domina comme la petite esclave ont gommé tout ce qui pouvait les séparer.
— Mais...
— Toi, tu peux oublier, la coupa Julia. Parce que ça n'a aucune espèce d'importance à tes yeux, parce que quand tu aimes quelqu'un, son statut t'indiffère. Mais qui as-tu aimé dans ta vie, Gaïa ? Qui as-tu vraiment aimé ?
— Maman, Papa, Lucia, Saul et toi.
— Oui, et combien d'esclave dans le lot ?
— Une.
— Mais elle n'existe plus.
— Non.
— Si tu as cru qu'avec toi, Aeshma oublierait sa condition servile et comprendrait que tu lui offrais la liberté. Plus même, parce que je te connais, pour toi, son statut d'esclave n'a jamais existé. Tu as cherché et trouvé la femme libre, c'est ainsi que tu la voulais, que tu la voyais. C'était facile quand tu t'es comporté ainsi la première fois. Il a suffi de ton amour pour transformer ta petite esclave dévouée en femme libre, pour la convaincre d'accepter ton désir et d'en faire ton égal, mais Aeshma... Qu'éprouves-tu pour elle, Gaïa ?
— Je... je ne sais pas, avoua Gaïa dans un murmure.
— De quoi avais-tu envie ?
— D'être avec elle.
— Vous avez... ?
— Oui, mais je me suis aperçue qu'elle n'éprouvait aucun sentiment pour moi, qu'elle me voyait seulement comme une domina. Qu'elle s'acquittait simplement de son devoir envers moi.
— Comment le sais-tu ?
— Elle... Elle n'a pas voulu me donner son nom et elle m'a appelée domina. Tu te rends compte ! explosa soudain Gaïa. Elle se pâme de plaisir et elle m'appelle domina !
— Oui, effectivement, ça brise un peu la volupté du moment.
— Tu te moques ! lui reprocha Gaïa.
Elle se leva. Julia ne la laissa pas s'enfuir et la suivit.
— Gaïa... Les gladiateurs renoncent à leur vie passée, ils l'éradiquent. Leur vrai nom fait partie de cette vie dont ils ne veulent plus se rappeler.
— Je le sais, répondit hargneusement Gaïa.
— Mais... dit tout à coup Julia. Je rêve ou tu es amoureuse ?
— Ne raconte pas n'importe quoi, j'ai seulement passé cinq jours avec elle.
— Oui, mais cinq jours intenses.
— On ne tombe pas amoureux en cinq jours.
— Bon, d'accord. Alors, disons, qu'elle t'intéresse.
— J'avais envie d'elle, c'est tout.
— Mouais, je veux bien reconnaître qu'elle est attirante.
— Voilà.
— Oui, mais si c'était juste pour la culbuter dans ton lit après avoir passé... Quand est-ce que vous... ? Le dernier soir ! s'exclama Julia. Ça s'est passé le dernier soir ! C'est ça ?
Gaïa ronchonna et Julia le prit comme une confirmation.
— Mais si son corps seul t'intéressait... Elle t'a déçue de ce côté-là?
— De ce côté-là ? De quel côté ?
— L'amante était-elle à la hauteur de ce qu'elle promettait ?
— Pff... Julia.
— Allez, Gaïa, l'encouragea Julia. Ne sois pas timide. Je t'ai raconté mainte fois mes aventures et tu as fait de même. Je t'ai même raconté avec Quintus.
Gaïa grommela.
— Alors ? la relança Julia.
— C'était bien.
— Athlétique ?
— Julia...
— Allez...
— Non, enfin si. Elle a de la résistance, mais elle s'est montrée sensuelle, très douce, très attentive et...
— Et ?
— Très réceptive, grimaça Gaïa.
— Mais elle ne t'a pas dit son prénom.
— Non, se rembrunit Gaïa.
— Et c'est pour cela que tu lui en veux autant ?
— Je ne lui en veux pas, se défendit Gaïa.
— Non, pas du tout, rétorqua narquoisement Julia. C'est pourquoi, tu t'es montrée si douce et si sympathique avec elle à Myra.
— Il y avait de quoi, maugréa Gaïa.
— Tu es de mauvaise foi, petite sœur. Si seul son corps t'intéressait, que t'importait qu'elle ne te dise pas son nom et qu'elle t'appelle domina ? Gaïa, domina, Fausta... Qu'importe comment on t'appelle quand on jouit entre tes bras.
— Tu es vulgaire, lui reprocha Gaïa.
— Non, je suis réaliste. Tu voulais partager. Tu la voulais, elle, pas la gladiatrice. Mais, dans tes bras ou pas, elle est restée Aeshma la gladiatrice, la femme pour qui tu as déboursé quatre-vingt mille sesterces.
— ...
— Oui, une petite fortune. Tu l'as peut-être oublié, tu as voulu l'oublier, mais pas elle.
Gaïa examinait ses ongles. Elle releva la tête vers Julia.
— Tu es en train de me dire que j'ai été stupide ?
— Tu n'es jamais stupide, Gaïa. Tu t'es seulement montrée très naïve avec elle. Et très offensante.
— Offensante ?! se récria Gaïa.
— Oui. Tu l'as méprisée au lieu de chercher à la comprendre. Si tu dois la revoir, montre lui un peu plus de respect. Ne l'oblige pas à être ce que toi, tu veux qu'elle soit. Ne lui impose pas tes pensées et tes sentiments. Tu lui reproches de se conduire comme une esclave et tu la condamnes parce qu'elle ne se plie pas à ta vision du monde. Tu es injuste avec elle. Si tu aspires vraiment à ce qu'elle soit libre, alors laisse-la penser et ressentir librement.
Gaïa regarda sa sœur, cherchant un appui, des réponses et des certitudes.
— J'aime beaucoup ces gladiatrices, reprit Julia. Je ne connais pas vraiment celle qui s'est rangée aux côtés d'Aeshma à Bois Vert, je sais qu'elles représentent pour les gens la lie de la société, mais j'adhère à l'opinion de Marcia, si tu te souviens ce qu'elle nous avait dit à propos des gladiateurs.
— Je m'en souviens.
— Atalante et Aeshma sont très différentes l'une de l'autre. Atalante vivait dans le désert et elle appartenait certainement à une tribu de nomades. Aeshma vient d'un milieu plus aisé, elle est instruite, mais toutes deux ont été formées à la même école de gladiature, elles ont grandi ensemble. J'ai aimé ces femmes, Gaïa. Elles ne se sont pas montrées familières avec nous, mais elles ne nous ont pas menti. Nous les avons vues au Grand Domaine telle qu'elles sont réellement. Elles n'ont pas tenu un rôle et je ne vois pas pourquoi Aeshma aurait soudain changé. C'est elle que tu as tenu dans tes bras, pas une gladiatrice que tu avais payé pour satisfaire tes désirs. Mais tu lui en as trop demandé. Lui aurais-tu raconté ce soir-là, ton enfance ? Les épreuves que tu as traversées avec moi ? Notre histoire ?
— Non, murmura Gaïa.
— Pourquoi ?
— Je ne la connaissais pas assez, et... je... C'est trop personnel, trop...
— Trop ?
— Trop douloureux, lâcha Gaïa avec émotion.
— En lui demandant son prénom, tu lui as demandé de te confier son passé. Tu comprends pourquoi elle a refusé ? Pourquoi elle a rétabli une distance entre elle et toi en t'appelant domina ?
Une chape de tristesse tomba sur Gaïa et des larmes perlèrent aux commissures de ses yeux. Julia lui attrapa la main et la ramena sur le divan qu'elles occupaient auparavant. Gaïa posa sa tête sur ses genoux et ferma les yeux. Sa sœur se mit à gentiment lui caresser les cheveux. Gaïa se tourna sur ses genoux et enfouit son visage dans son giron. Il y avait longtemps qu'elle ne s'était blottie ainsi contre sa sœur, qu'elle n'y avait pas cherché une consolation à sa peine, de l'affection et de la tendresse. Julia avait toujours su la rassurer, la raisonner quand elle divaguait, l'apaiser quand elle pleurait de rage, de peur ou de chagrin.
— Tu m'as manqué, Julia. Tu es partie trop loin.
— Je ne t'ai jamais abandonnée, Gaïa. Tu es toujours dans mon cœur et tu berces mes pensées de tes sourires et de ton rire.
— Je me sens seule sans toi.
— Tu dois prendre ton envol, je ne suis que ta sœur.
— Tu aimes Quintus.
— Oui, mais il ne t'a jamais remplacé dans mon cœur et je ne t'ai pas repoussée dans une pièce sombre, tu as gardé ta place et pour Quintus, j'ai construit d'autres pièces.
Gaïa se serra contre sa sœur. Image poignante d'une jeune femme qui n'avait pas su dépasser son passé, d'une jeune femme impitoyable et dure qui pleurait doucement dans les bras d'une sœur qui lui ressemblait si peu et qu'elle aimait pourtant si passionnément. Gaïa était une enfant perdue qui cherchait l'amour et le bonheur et ne rencontrait que le dédain, la morgue, la fureur et la froideur. Une adulte qui, une fois son enfance envolée, n'avait su trouver sa place en dehors de celle qu'elle s'était forgée aux côtés de sa sœur. La gladiatrice avait, sans le vouloir, montré à Gaïa qu'il existait un monde à explorer, un monde attirant et salvateur. Mais Gaïa avait agi, comme elle agissait toujours quand elle avait pris une décision ou qu'elle se laissait aller à ses passions : sans égard pour les sentiments des autres, entièrement focalisée sur ses propres besoins et son propre ressenti. Son aventure avec Aeshma ne serait peut-être pas allée très loin, mais elle lui aurait montré qu'on pouvait être généreux et faire confiance à quelqu'un, qu'on pouvait être heureux. Julia était persuadée que Gaïa, même si cela n'avait été que l'espace d'une nuit, aurait été heureuse avec la jeune gladiatrice. Aeshma, sous son air taciturne, était généreuse et honnête. Elle avait intimidé sa familia au Grand Domaine, mais les gens qui l'avaient approchée s'étaient pris d'affection pour elle. Marcia, Berival, Serena, Héllènnis, Spurus. Elle, Julia. Elle n'avait pas menti à sa jeune sœur, elle aimait la petite thrace et elle espérait que son baiser, quand Aeshma lui avait donné le papyrus où elle avait écrit des conseils d'hygiène à son intention, avait su lui exprimer toute la reconnaissance et l'affection que Julia éprouvait pour elle.
Elle continua en silence à veiller sur sa sœur. L'enfant qui s'épanouissait en elle commença à s'agiter. Gaïa rejeta la tête en arrière et se fendit d'une grimace amusée.
— Tu crois qu'il est jaloux ? demanda-t-elle.
— Non, tant que tu n'as pas cherché à me l'arracher, je pense qu'il t'aime plutôt bien.
— Comment vas-tu-l'appeler, Julia ? demanda Gaïa en reprenant sa position contre le ventre de sa sœur.
— Si c'est un garçon, je pensais peut-être l'appeler Caïus.
— Ne l'appelle pas comme cela, pas comme papa.
— En fait, avoua Julia. Je voulais l'appeler Gaïus.
— ...
— Et si c'est une fille...
— Ne l'appelle surtout pas Gaïa, une seule suffit dans notre famille, intervint soudain Quintus.
Il revenait du forum et cherchait sa femme. Julia et Gaïa s'étaient installées dans l'exèdre qui s'ouvrait sur le côté ouest du péristyle qui courait autour du jardin intérieur de la villa de Gaïa. La jeune femme l'avait aménagé en salon d'agrément. La couverture du péristyle procurait une ombre agréable et la vue sur le jardin et la petite fontaine qui chantait en son milieu, apaisaient l'esprit. Un système de panneaux coulissants permettait de fermer l'exèdre les jours où les vents de sable soufflaient ou que la fraîcheur semblait trop vive. Les panneaux étaient grand ouverts et Quintus, sans avoir voulu se montrer indiscret, avait surpris la conversation des deux jeunes femmes. Il n'en éprouvait aucune gêne car il savait que Julia, si elle avait voulu de l'intimité, serait montée à l'étage ou se serait enfermée dans le salon du temple, appelé ainsi à cause de son décor. Le salon était le domaine secret des deux sœurs, personne n'y était jamais convié, pas même lui. D'autres salons lui étaient ouverts dont le très beau salon de l'arche.
.
Quintus avait été un peu surpris par l'étrange décoration de la villa. Les thèmes iconographiques des fresques ou des pavements de mosaïque lui avaient rappelé des motifs qu'il avait seulement rencontrés chez de riches Juifs de Lycie et de Pamphylie. Quand il s'en était étonné, Julia avait ri et l'avait félicité pour sa perspicacité. Quintus avait senti son sang se glacer. Julia avait ri de plus belle. Quintus avait craint d'avoir percé le grand secret des sœurs Metella. Elles appartenaient à la nation juive. Julia se moqua ouvertement de lui et lui affirma que puisque chez les Juifs, c'était les femmes qui transmettaient le sang, leur enfant naîtrait juif et que si l'administration le découvrait, il croulerait sous les impôts. Puis tout à coup, la tristesse avait remplacé son air enjoué. Elle lui avait raconté qu'elle et Gaïa avaient hérité de la villa et que celle-ci avait appartenu à un Juif. Quintus lui avait demandé pourquoi elles n'avaient pas songé à changer une décoration qui évoquait si ostensiblement l'histoire et la culture juive. Julia lui avait répondu qu'elle et Gaïa devaient leur vie à l'homme qui leur avait légué sa fortune en même temps que sa villa, qu'il les avait aimées comme ses filles et que ce serait une trahison que de vouloir effacer sa mémoire. Quintus l'avait prié de lui pardonner son indélicatesse. Julia l'avait rassuré. Elle avait doucement passé sa main sur la joue du jurisconsulte. Elle lui avait assuré qu'il n'avait rien à se faire pardonner.
Elle l'avait regardé tristement et lui avait déclaré qu'elle lui avait toujours caché ce qu'avait été sa vie, qu'elle ne lui avait rien raconté parce qu'elle contenait de douloureux événements auxquels étaient étroitement mêlée sa jeune sœur. Qu'elle n'avait pas le droit d'en parler sans que Gaïa y consentit et qu'aller contre sa volonté serait une impardonnable trahison. Quintus avait senti Julia au bord des larmes. Il l'avait doucement prise dans ses bras et lui avait assuré qu'il n'avait rien besoin de savoir, que le passé lui appartenait et qu'il n'avait aucun droit de regard sur celui-ci ni sur ce que Julia avait pu être ou avait pu faire avant de le rencontrer et de l'épouser. Il lui avait saisi le menton et lui avait relevé la tête. Il lui avait posé un baiser léger sur les lèvres et dans un murmure, il lui avait soufflé qu'il l'aimait. Qu'il l'aimait comme elle était et que, jour après jour, il remerciait les dieux d'aimer une femme telle qu'elle, d'être aimé par une femme telle qu'elle. Julia avait souri, les yeux brouillés par les larmes, elle l'avait embrassé et entraîné ensuite dans leur chambre. Ils s'étaient redit leur amour, s'étaient abandonnés l'un à l'autre, tendrement, parce que Quintus avait senti que sa jeune femme traînait de sombres souvenirs et que, d'aussi sombres secrets pesaient sur son âme et sur son cœur.
.
Il fut surpris de trouver Gaïa ainsi couchée sur Julia. De la découvrir vulnérable. Vulnérable, un mot qui lui convenait si peu. Les deux jeunes femmes entretenaient une relation très étroite. Quintus avait perdu les siens très tôt. Il était le seul enfant d'une fratrie de quatre à avoir survécu au-delà de sa dixième année. Il avait très bien compris pourquoi deux ans et demi auparavant, Gaïa Metella avait fait le voyage jusqu'à Patara. Sa sœur lui manquait peut-être, mais ce qu'elle avait voulu savoir, c'était qui celle-ci avait décidé d'épouser. Il avait surpris ses regards froids et inquisiteurs. Gaïa n'aurait jamais accepté que Julia épousât un homme qu'elle n'aurait pas jugé digne d'elle.Quand il y pensait, il éprouvait un pincement au cœur. Qu'aurait-elle fait si elle l'avait jugé indigne ? Si Julia avait refusé de le quitter ? Il n'avait jamais osé en parler à sa femme. Lui avouerait-elle que sa sœur n'eût pas hésité à le faire assassiner ? Et que Julia lui eût pardonné ce geste si elle l'avait accompli ?
Gaïa lui semblait si vulnérable ainsi couchée sur sa sœur. Elle était plus jeune que Julia et Quintus mesura une fois encore, combien pouvaient être protecteurs et tendres les sentiments qu'éprouvait Julia pour Gaïa, qu'éprouvait Gaïa pour Julia. Depuis leur arrivée à Alexandrie, Quintus avait modifié son avis sur la jeune sœur de sa femme. Elle ne se comportait pas vraiment différemment qu'à Patara, mais il vivait ici dans l'intimité des deux jeunes femmes et contrairement à ce qu'il avait toujours pensé, Gaïa ne le méprisait pas. Elle s'étonnait un peu de l'amour que portait sa sœur à son gros mari, mais elle acceptait et respectait cet amour parce qu'il rendait Julia heureuse. Quintus se rendit même compte que Gaïa n'éprouvait aucune acrimonie envers lui et que, dans une certaine mesure, elle l'aimait.
Jamais il n'aurait cru trouver grâce aux yeux de cette femme. Il l'avait pensé plus intolérante et surtout, il avait craint sa jalousie. Mais Gaïa aimait trop sa sœur pour reprocher à quiconque de la rendre heureuse. Elle le tuerait, si un jour il trahissait Julia, mais d'ici-là, elle le considérerait comme un membre à part entière de sa famille. Conscient qu'il s'immisçait dans un échange très intime entre les deux jeunes femmes, il choisit de plaisanter :
— Appeler notre fille Gaïa serait une grave erreur. Son modèle a trop de personnalité pour ne pas l'intimider. Comment veux-tu qu'une enfant s'épanouisse à l'ombre de ta sœur ?
Gaïa se retourna, mais resta couchée sur les genoux de Julia.
— Quintus... le morigéna-t-elle.
— C'est un compliment, précisa-t-il. Tu es unique, Gaïa. Je ne voudrais pas que ma fille ait pour modèle un chef-d'œuvre dont elle ne serait qu'une pâle copie et face à qui, elle ne pourrait éprouver que de la honte.
— Merci pour notre fille, Quintus ! s'écria Julia.
— Mais tu me donneras toujours une merveille, Julia, se défendit Quintus. C'est juste que ta sœur est ta sœur. Un modèle unique et inimitable.
— Que de flatteries, Quintus, ironisa Gaïa. Aurais-tu quelque chose à te faire pardonner ? Ou quelque service à me demander ?
— Je ne suis pas si mesquin. Je suis sincère. De plus, l'idée que ni toi ni ma fille ne sache qui j'appelle quand vous serez ensemble me déplaît. Les confusions sèment toujours la zizanie et prêtent à de fâcheux malentendus.
— Oui, c'est vrai, concéda Gaïa
— Alors, tu serais contre Gaïus aussi ? demanda Julia.
— Non, Gaïus ne sonne en rien comme Gaïa et ce prénom me paraît parfait.
— Et pour notre fille, quel nom trouverait grâce à tes yeux, Quintus ?
— Mmm, un nom que personne ne porte. Un nom qui exprime la joie, qui exprime...
Gaïa sourit narquoisement
— ... l'amour que nous nous portons, roucoula-t-elle moqueuse.
Julia lui frappa le front du plat de la main, Gaïa protesta et voulut se relever, mais sa sœur l'en empêcha en lui plaquant une main sur l'épaule.
— Oh, non, petite sœur impertinente, tu restes où tu es.
— Si vous êtes si susceptibles, protesta Gaïa. Arrêtez alors de vous comporter comme des tourterelles amoureuses et demande à Quintus de cesser de t'adresser dès qu'il se trouve en ta présence des regards tendres et des mots doux.
Julia déplaça sa main sur la taille de sa sœur et y enfonça les doigts. Gaïa se tordit dans tous les sens en hurlant de rire. Elle supplia Julia d'arrêter, mais celle-ci ne l'abandonna que quand Gaïa à force de gigoter, glissa et tomba lourdement par terre. Julia se baissa, Gaïa tendit une main pour se garder d'une nouvelle attaque et cria :
— Fausta, appelez-la Fausta.
Julia se redressa et regarda Quintus. Les chamailleries amicales entre Julia et Gaïa le laissaient toujours stupéfait. Elles se battaient comme des enfants. Elles riaient et se défiaient. Parfois elles luttaient vraiment et mettaient en pratique des techniques utilisées par les lutteurs. Leur complicité atteignait alors des sommets. Et l'humeur primesautière des deux femmes d'affaires quand elles plaisantaient ensemble, ne cessait de l'étonner.
— C'est un joli nom, apprécia-t-il.
— Il me plaît aussi, acquiesça Julia. Gaïa, te voici pardonnée.
— Ah oui ?
— Tu es à mes pieds, ne me cherche pas, la menaça Julia.
— Tu es grosse comme une amphore ventrue, ricana Gaïa.
— Mais je ne le resterai pas éternellement.
— Je vais m'entraîner avec Antiochus en attendant que tu aies dégonflé.
— Tricheuse !
— C'est de bonne guerre.
— Et si nous allions manger ? proposa Quintus.
— Vous finirez par me ruiner tous les trois, déclara Gaïa.
— Serais-tu devenue avare ? s'étonna Julia en levant un sourcil.
— Tout ce qui m'appartient est à toi, répondit sérieusement Gaïa.
— Je sais.
Gaïa se remit sur ses pieds.
— Je vais commander le repas, je vous ferai appeler quand il sera servi. Vous préférez manger au petit triclinium ou dans le grand ?
— Le grand, il y fera plus clair.
— D'accord.
Gaïa sortit sous le péristyle. Avant de s'éloigner, elle se retourna vers le couple :
— N'en profitez pas pour fêter les prénoms de votre héritier de manière trop passionnée, l'exèdre est ouverte et en plus de vous entendre, tout le monde vous verra, ce qui ne serait pas convenable.
— Gaïa ! protesta Julia.
Elle saisit une datte dans le compotier posé près d'elle et la lança en direction de sa sœur. Gaïa attrapa le fruit séché au vol, grimaça un remerciement, mordit dedans et sortit.
***
Les tablettes furent envoyées peu après que Julia eût donné naissance à un fils. L'accouchement avait été facile, le garçon était né en bonne santé, Quintus qui n'avait jamais été père fut horrifié par les cris de sa femme et crut que ses derniers jours étaient venus. Gaïa, qui assista sa sœur du début à la fin, n'en fut pas moins impressionnée et sa pâleur était si évidente que Julia finit par se moquer d'elle. Gaïa sourit pauvrement à ses taquineries et grimaça de douleur quand Julia, à la suite d'une contraction, lui écrasa la main. L'enfant sortit en vagissant et si la fatigue subsista, Julia oublia la douleur. Quintus prévenu, s'engouffra timidement dans la chambre, resta un moment à contempler l'enfant qui tétait le sein de sa mère, puis assuré qu'il allait bien et ne présentait aucune déformation, ne s'occupa plus que de Julia. Gaïa se résolut à laisser le couple tranquille, mais sa sœur prévint son mouvement et la retint près d'elle.
— Reste, Gaïa. Je vous veux près de moi tous les deux.
Quintus releva les yeux. Gaïa arborait une moue dubitative, pas certaine qu'il appréciât beaucoup la demande de sa femme. Il lui sourit timidement.
— Mmm, tu as raison, il risque de t'écraser si on ne le surveille pas, plaisanta gentiment Gaïa.
Julia fut prise d'un fou rire. Quintus et Gaïa échangèrent un regard de connivence.
.
Le lendemain, Julia confia le petit Gaïus à son père et demanda des rouleaux de papyrus. Elle rédigea un message pour Andratus dans lequel elle lui demandait de retrouver la familia du laniste Téos, de s'assurer que la gladiatrice du nom d'Aeshma était toujours envie et de lui trouver la liste de ses engagements pour les prochains mois. La réponse arriva fin avril. Six jours plus tard, Gaïa s'embarqua sur l'un de ses navires qui longerait la côte, fairait escale à Tyr, à Myra, à Rhodes, en Sicile, pour enfin rejoindre Pompéi. Elle devait débarquer dans la ville et y attendre Aeshma. Un munus y avait été organisé mi-juillet. Elle verrait sur place comment rencontrer la jeune gladiatrice et lui parler sans éveiller les soupçons.
Quintus et Julia l'accompagneraient jusqu'à Patara. Gaïa s'était d'abord opposée à ce qu'ils rentrassent en Lycie, mais Julia, soutenue par Quintus, lui démontra que personne ne s'attaquerait à eux. Si l'attaque de Bois Vert avait pu passer pour une attaque de brigands, un nouvel attentat attirerait immanquablement l'attention. Ils n'étaient en conflit ouvert avec personne et ne comptaient pas ouvrir d'hostilités avec qui que ce fût. Les affaires de Quintus, comme celles de Julia, nécessitaient leur présence à Patara. Ils devaient aussi faire taire les rumeurs qui commençaient à courir sur leur couple ou sur l'honnêteté de Julia que certains soupçonnaient d'avoir enlevé Quintus, de l'avoir assassiné pour s'emparer de sa fortune sur laquelle elle n'avait pourtant aucun droit légal. Gaïa se rangea à leurs arguments, mais elle fit promettre à sa sœur de ne pas chercher à mener une enquête.
— Téos a ouvert une école de gladiateur à Sidé, dit Julia.
— Et ?
— Ce n'était qu'un laniste itinérant.
— Ses gladiatrices lui rapportaient beaucoup d'argent, il possédait quelques gladiateurs de qualité, il a dû économiser, avança Gaïa.
— Oui ? fit Julia avec une moue qui exprimait ses doutes quand à cette explication.
— Il a peut-être bénéficié d'une aide, mais je ne veux pas que tu l'approches, Julia. Cet homme n'a pas hésité à louer ses gladiateurs comme assassins, il s'est attaqué à des légionnaires et à un membre très respecté de la société de Patara. C'est un criminel. S'il est démasqué, il risque de se retrouver sur le sable et pas pour venir prendre soin de ses gladiateurs. Il bénéficiera certainement d'une sentence particulièrement exemplaire en tant que laniste. Ne l'approche pas. Promets-le-moi.
Julia avait promis et Gaïa était partie le cœur en paix. Pour Portus. Pas pour Pompéi, mais pour Rome. Pour Vespasien. L'assassin. Le sanguinaire.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : détail de Léto et ses enfants, 1874, William Henry Rinehart (1825-1874), Metropolitan Museum of Art de New York.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top