Chapitre XXVI : La novice



Aeshma se rongeait les ongles, signe d'une anxiété inhabituelle chez la jeune Parthe. Une main amicale vint se poser sur son épaule nue. Elle dut y sentir de la tension, car une deuxième main se posa sur l'autre l'épaule et des doigts durs commencèrent à lui pétrir les trapèzes. Aeshma se secoua, contrariée.

Détends-toi, Aesh, lui dit doucement Atalante. Tu dois combattre. Si tu es aussi crispée, tu vas te prendre une raclée.

Contre Xantha ?

Contre elle ou moi, ça ne fera aucune différence.

T'es rétiaire, c'est une mirmillon.

Contre Astarté non plus, ça ne ferait pas de différence.

Je suis meilleure.

Pas si tu es aussi tendue, décida de ne pas la contredire Atalante.

Ça me ferait mal de perdre.

Alors, détends-toi.

Mmm.

Ça se passera bien, lui assura Atalante d'une voix confiante.

Ça se passe bien une fois sur cinq lors d'un premier combat, marmonna Aeshma sombrement.

Tu as perdu le tien ?

Non.

Je n'ai pas non plus perdu le mien.

...

Aesh, nous l'avons entraînée toutes les deux pendant plus de sept mois et pas seulement nous. Sabina lui a appris tout ce qu'elle savait, tout comme Ajax et Piscès. Typhon s'est pris d'affection pour elle et, parce qu'elle est blonde, Astarté a oublié de la traiter comme elle traite habituellement les novices. C'est la seule novice qu'elle n'a pas gratifié de son mépris et de contusions à chaque fois qu'Herennius lui a demandé de l'entraîner. La seule qu'elle n'a pas au moins une fois assommée d'un grand coup de scutum.

Ouais, c'est vrai, mais...

Aesh, je t'ai vue une fois entraîner quelqu'un avant elle. Tu en as fait le plus grand rétiaire que je n'aie jamais vu combattre sur le sable.

Il est mort, lâcha hargneusement la petite thrace.

Mais tu as réussi à lui faire gagner des combats alors que tout son être lui criait de refuser, dit Atalante ignorant de relever le mensonge d'Aeshma. Daoud, s'il avait eu la rage d'un gladiateur, aurait été notre égal et tu le sais très bien.

Il était doué.

Oui, mais il a aussi bénéficié de ton entraînement. Je le sais, parce que moi aussi, j'ai appris avec toi alors que tu ne t'es jamais spécifiquement occupée de moi.

Tu ne me dois rien, Ata. Et tu parles d'une référence, Daoud !

Tu ne lui as pas pardonné.

Non.

Marcia ne te décevra pas parce que, non seulement elle est douée, mais aussi parce qu'elle ne reculera jamais.

C'est son premier combat et même la gifle que je lui ai filée n'a pas réussi à éteindre son excitation et son enthousiasme.

Tu l'as giflée ?! s'indigna Atalante.

Elle sautait partout et n'écoutait rien.

Je savais que je ne devais pas te quitter d'une semelle aujourd'hui, grommela Atalante fâchée.

Trop occupée à te faire belle, grimaça narquoisement Aeshma.

Elle gémit aussitôt, Atalante lui martyrisait les trapèzes, elle essaya de se dégager, mais la grande rétiaire la tenait fermement et Aeshma n'avait pas vraiment envie de se battre contre elle. Elle la taquinait souvent à propos du khôl qu'elle s'appliquait généreusement et artistiquement autour des yeux. Le sable jaune réverbérait la lumière crue du soleil en cet après-midi du mois juin et le khôl revêtait aux yeux d'Atalante la même importance que sa manica et son galerus. Une arme défensive qui compensait sa quasi-nudité. La jeune femme avait, pour la même raison, pris soin de Marcia. Et quand la jeune fille était sortie de ses mains, tous ceux qui l'avaient croisée dans la lumière en étaient restés béats. Le khôl et la main experte d'Atalante avaient transfiguré la jeune fille. Ses yeux resplendissaient et éteignaient de leurs feux, les plus beaux lapis lazuli, les plus belles eaux cristallines des plus belles criques de Lycie.

Le regard d'Aeshma s'était assombri en la découvrant, torse nu, ceinturée de la large ceinture des rétiaires qui mettait sa taille en valeur, sa crinière blonde et sauvage retenue sur son front par un joli bandeau de lin brodé de motifs rouges, chaussée de caligaes brillantes, le bras pris dans sa manica scintillante, ses yeux d'une couleur improbable, son regard fier, son sourire épanoui. Marcia alliait la beauté et la grâce à la sauvagerie et l'inconscience de ses seize ans.


***


Aeshma avait eu du mal à réaliser et à accepter que la petite domina, la protégée de Julia Metella, l'amie de Gaïa Metella, eût signé un contrat d'auctorata qui la mettait à la merci de Téos, qui l'engageait à subir la discipline de la familia. Le fouet, les fers, l'obéissance. Aeshma connaissait les implications du contrat. Elle en avait parlé avec les gladiateurs libres de la familia. Un homme libre acceptait en le signant de renoncer à sa liberté, il se vendait, de son propre gré, au laniste. Il embrassait la condition servile, volontairement. Une aberration pour la jeune Parthe à qui on avait volé sa liberté. Le besoin d'argent, l'urgence de payer des dettes qui menaçaient la survie de leur famille, l'amour de la gloire et de l'argent, le goût du risque, du sang, n'expliquaient rien et ne justifiaient surtout pas à ses yeux, qu'on pût s'enchaîner et renoncer pour le restant de ses jours à ses droits, accepter d'être à jamais frappé d'infamie.

On ne ressortait pas indemne de la gladiature, avait-elle appris avec stupéfaction. Un homme libre ne recouvrait jamais les droits qu'il possédait avant de tuer son premier homme sur le sable et l'esclave qui gagnait sa liberté dans l'amphithéâtre ne bénéficierait pas des droits auxquels avait droit les autres affranchis. Il ne serait jamais qu'un citoyen de quatrième, sinon de cinquième zone. Libre, mais pas vraiment à l'égal des autres.

Quand, un an auparavant, Marcia s'était retournée vers elle dans la cour du ludus de Patara, après un moment de stupeur, Aeshma avait jeté un regard désespéré à Atalante. Elle avait lu dans les yeux de la grande rétiaire, la même peine, la même angoisse, mais aussi une supplication à laquelle elle n'avait pas voulu céder. Quand elle avait récupéré l'usage de ses jambes, elle avait tourné les talons, marché sur Euryale, un Thrace nerveux qu'elle détestait et lui avait lancé une taloche derrière la tête en le traitant de connard. Il s'était retourné furieux, Aeshma l'avait giflé et entraîné dans un pancrace dénué de toutes règles.

Un gladiateur chercha à les séparer. Aeshma d'une droite bien placée l'envoya au sol. Il ne se releva pas. Euryale en profita pour la ceinturer par derrière, mais la Parthe se dégagea d'un coup de talon, suivi d'un coup de coude dans les côtes, puis d'un autre qui partit quand elle se retourna vers lui et qui lui déchira une pommette.

Aeshma arborait déjà un sourire de triomphe quand Dyomède, un gladiateur qui souffrait de sa morgue, parce qu'Aeshma le trouvait médiocre et le lui avait maintes fois prouvé en l'allongeant au sol lors de divers entraînement, la frappa à la tempe. Elle fit face à son nouvel adversaire et il recula, mais un mouvement attira l'attention de la jeune Parthe sur sa droite, sur sa gauche.

Un, deux, puis cinq. Aeshma était douée, mais elle pouvait difficilement soutenir l'assaut de cinq ou six gladiateurs. Si certains, comme Sabina ou Diodoros, lui avaient pardonné les coups et les corrections qu'ils avaient reçus quand elle avait rejoint la familia en juillet, d'autres lui en tenaient encore rigueur. De cet épisode et de tous les autres qui avaient eu lieu avant et après celui-ci. Aeshma pouvait se montrer désagréable et dure avec ceux qu'elle jugeait paresseux ou indignes de son attention.

Les mécontents, les plus rancuniers ou les plus fous, venaient de se liguer contre elle, pour lui faire payer tout ce qu'ils avaient subi, parfois depuis des années, pour laisser libre cours à leur frustration de ne pas bénéficier comme elle de l'attention de Téos et d'Herennius, de ne pas briller comme elle savait briller sur le sable, de mordre la poussière à chaque fois qu'ils l'affrontaient. Ils lui auraient pardonné son excellence si elle n'exerçait ses talents que dans les amphithéâtres, mais ils ne lui pardonnaient pas de les exercer à l'entraînement, de les confronter à leurs faiblesses, à leur médiocrité. De les humilier.

Aeshma n'était pas la bête noire de la familia, ceux qui se groupaient autour d'elle pour la déchirer, n'avaient souvent pas beaucoup plus à lui en vouloir qu'à Astarté, Atalante ou Sabina, qu'à leurs camarades Piscès, Ajax ou Lucanus, et ils avaient souvent moins souffert sous ses coups que sous le fouet de Téos, les verges d'Herennius et de Typhon, sous les triques des gardes, mais son heure avait sonné.

Aeshma venait d'agresser sans raison Euryale, Hercule gisait à terre inconscient. La goutte d'eau libératrice d'une violence qui sourdait depuis trop longtemps étouffée par la peur des sanctions et la présence du doctor. Une violence jamais éteinte, avide de sang, qui attendait, tapie, le geste qui la libérerait enfin.

Les coups se mirent à pleuvoir, les rires à fuser, les insultes rageuses, les défis narquois. Les gladiateurs s'approchèrent. Herennius venait de s'absenter, Typhon se trouvait à l'autre bout de la cour. Des gardes accoururent, triques levés. Méfiants. Les rixes entre gladiateurs étaient rares et d'autant plus féroces et dangereuses.

Ils étaient tous présents, les quinze femmes et leurs deux novices, les vingt-deux hommes et leurs huit novices. Plus de la moitié d'entre eux faisaient déjà cercle autour des belligérants. Téos n'était pas présent, le doctor non plus. Les gardes hésitèrent. Puis, ils virent qu'Aeshma était au centre d'un règlement de compte. Prise à partie par huit gladiateurs qui se la renvoyaient à grand renfort de poings, de revers de mains et de pieds. Elle allait se faire massacrer. À cinq jours du début du munus ? Le chef de la garde, Publius Tidutanus, jura, invoqua Vulcain, son dieu tutélaire*, et s'apprêta à intervenir.

La jeune Parthe pouvait se montrer difficile, mais elle ne fomentait jamais de troubles au sein de la familia. Elle naviguait souvent aux limites du règlement, mais elle se heurtait rarement aux gardes et donnait peu souvent l'occasion à ceux-ci de la faire tâter de leur trique. Si elle était punie, elle le devait aux décisions du laniste et du doctor. Tidutanus devait intervenir avant que ces lourdauds de gladiateurs ne transformassent l'une des protégées de Téos en morceau de viande attendrie. Il joua des coudes. Si des gladiateurs avaient battu en retraite aux premiers signes de bagarre, d'autres faisaient barrage à l'intervention des gardes. Il entendit soudain un cri.

Aeshma !

Il avait presque atteint l'aire du combat quand il vit l'un des agresseurs de la Parthe partir en avant, violemment poussé dans le dos. Atalante. Et puis, on le bouscula rudement, sans s'inquiéter de l'autorité qu'il représentait. Astarté. La Dace se jeta au milieu des combattants

Combat ! hurla-t-elle d'un air farouche.

Il y eu un instant de flottement. Aeshma en profita pour se rapprocher d'Atalante, et Astarté s'avança un grand sourire aux lèvres.

Vous n'auriez pas dû vous mêler de ça, siffla Euryale à l'intention des deux nouvelles venues.

À plusieurs contre un ? Tu crois que j'allais laisser passer ça ? répliqua Atalante.

T'as juste peur qu'elle ne soit plus aussi performante au lit, fanfaronna Perseus que la présence des autres rendait courageux.

La leçon ne t'avait pas suffi, lui dit lentement la jeune Syrienne.

Laisse-le moi, cracha Aeshma.

Avant qu'elles ne se fussent mises d'accord, Astarté attrapa Perseus par l'épaule et le fit brutalement pivoter. Elle lui asséna une série de coups de poing rapides au visage et au tronc, et l'envoya s'étaler dans les bras d'un garde. Elle se tourna vers Atalante et Aeshma.

Désolée, sa gueule ne me revenait pas, annonça-t-elle d'un air faraud.

Les gladiateurs se reprirent et attaquèrent. Quelques supporteurs se joignirent à eux.

Mais ils sont complètement cons, maugréa Typhon qui venait enfin de se frayer un chemin jusqu'aux combattants.

Les gladiatrices, excepté les trois... les quatre, qui participaient à la rixe s'étaient prudemment regroupées à l'autre bout de la cour. Quelques hommes avaient sagement suivi leur exemple. Les autres passèrent du statut de spectateurs à celui de combattants actifs. Quatre contre... une bonne douzaine, peut-être plus.

Marpessa venait de se joindre au trio. Un trio de melioras. Il ne manquait que Sabina et ce que comptait la familia de gladiatrices d'exception serait au grand complet. Elle arrivait justement, l'air hautement réjouie. Elle ne s'engagea pas dans la bataille, mais si un gars passait à proximité de ses mains, elle le renvoyait valser au centre de l'arène improvisée. Typhon ne distingua, à part Euryale qui appartenait au second palus, aucun gladiateur de qualité parmi les hommes qui se battaient. Ils n'avaient aucune chance, d'autant plus que les quatre gladiatrices formaient un carré. Elles avançaient pour attaquer, puis revenaient fermer le côté qu'elles avaient un instant ouvert.

Parce que ce genre de représentations était parfois apprécié, Herennius organisait régulièrement des combats multiples où s'affrontaient en équipe, quatre à douze gladiateurs, tous sexes et armaturas confondues. Il s'arrangeait pour faire combattre dans une même équipe des paires de gladiateurs qui s'entendaient bien, qu'il savait s'harmoniser ensemble. Les filles se connaissaient souvent depuis des années et s'illustraient particulièrement lors de ce genre d'exercices et si on appairait deux gladiatrices comme Aeshma ou Atalante, on fabriquait une véritable machine à broyer. Mais si on regroupait Astarté, Aeshma et Atalante... sans compter Marpessa qui adulait la petite thrace comme un modèle ultime, il fallait, pour espérer pouvoir les vaincre, les confronter à bien plus que dix gladiateurs appartenant au quatrième ou au troisième palus. C'était la raison pour laquelle, face à des melioras, Herennius opposait toujours le même nombre de meliores.

Ça va être sympa, annonça Piscès en prenant nonchalamment appui sur l'épaule de Sabina.

Tu viens assister au spectacle ?

Comme toi, Sab, grimaça le mirmillon. Je profite et je veille au grain.

Il illustra ses propos immédiatement. L'un des gladiateurs avait arraché sa trique à un garde et s'apprêtait à l'utiliser contre Astarté. Piscès lui attrapa le poignet et le força à lâcher l'arme. Le gladiateur se retourna furieux.

Tu veux quelque chose, Velox ? demanda le melior d'une voix menaçante.

Le gladiateur n'insista pas et retourna se jeter dans la mêlée. Il n'y resta pas longtemps. Astarté lui envoya un talon dans la cuisse, vint rapidement se coller à lui, flanc contre flanc, puis elle se baissa, lui attrapa les genoux et se redressa souplement. Velox s'envola, il atterrit durement sur le sol. La gladiatrice prit son élan et, de toutes ses forces, lui écrasa un poing au niveau du plexus solaire. Le gladiateur eut un brusque soubresaut. Ses mains vinrent se crisper sur son ventre et il se recroquevilla sur le côté. Aeshma referma brusquement son poing sur les cheveux de la jeune Dace et la tira violemment en arrière. Une caligae passa à deux doigts du nez de la jeune femme.

Parfois, je regrette... commença Astarté.

Si tu ne veux pas que je t'expédie dans l'autre camp, la mit en garde Aeshma. Ne continue pas ta phrase, Astarté.

Où est passé notre belle amitié ? plaisanta la Dace.

Va te faire foutre, répliqua Aeshma en écrasant un poing sur la poitrine d'un gladiateur.

Mmm, justement... poursuivit Astarté en esquivant un glaive en bois.

Elle s'en empara ensuite et le lança plus loin par-dessus la tête de Sabina et Piscès, puis elle revint se placer auprès d'Aeshma.

Je me demandais... reprit la Dace.

Ne te demande pas, la coupa sèchement Aeshma.

Les deux gladiatrices se déplacèrent et Astarté s'adossa à la jeune Parthe.

Ouais, t'as raison, ça finirait par mal tourner, lui lança-t-elle par-dessus son épaule.

Ne me dites pas que vous êtes en train de flirter, maugréa tout à coup Atalante.

Jalouse ? grimaça Astarté.

On ne partage pas vraiment les mêmes choses, répliqua Atalante.

C'est vrai et ça me va comme ça.

À moi aussi, fit Atalante.

Parfait, se félicita Astarté.

Aeshma secoua la tête, confondue qu'une discussion aussi déplacée naquît au beau milieu d'une violente échauffourée. Un temps de distraction qui lui valut de recevoir un coup et réactiva immédiatement son humeur belliqueuse.


***


Marcia assistait à sa première rixe. Parfois, des bagarres éclataient dans les camps de la légion. Mais elles ne mettaient pas aux mains autant de combattants et surtout aucune femme n'y participait jamais.

L'idée de retrouver Aeshma et Atalante au ludus l'avait écartelée entre plusieurs sentiments opposés. Elle avait choisi la familia de Téos, parce qu'elle savait qu'elle y retrouverait les deux gladiatrices. Elle espérait se sentir entourée et protégée en leur compagnie. Leur présence la rassurait.

Marcia avait très vite pris sa décision, mais en lisant son contrat, en l'acceptant et en le signant, elle avait senti un horrible sentiment de solitude l'envahir. Elle sautait dans le vide. Dans un gouffre noir et sans fond, rempli de danger, de sang et de violence. Elle renonçait aussi à son statut et au confort qu'avait toujours connu la fille du tribun Kaeso Atilius Valens. Marcia en acceptant d'entrer en gladiature avait dégringolé du haut au bas de l'échelle sociale. Elle le savait. Elle avait eu très peu de temps à sa disposition pour à jamais décider de son avenir. Elle n'avait pas trouvé de meilleure solution. Julia Metella et Quintus Pulvillus avaient disparu, des bruits couraient qu'ils avaient été assassinés dans l'une de leur résidence agricole. Personne ne savait où se trouvait Gaïa Metella. Il ne lui restait personne. Lucius Caper ? Que pouvait-il pour elle ? Rien. Elle ne pouvait pas fuir. Elle serait reprise sur la terre ferme comme sur les mers et sa vie lui échapperait définitivement.

Elle avait pensé à Atalante, à Aeshma, aux auctoratus, annoncé sa décision à Caper. Le principal avait sans succès essayé de la dissuader de mettre à exécution son idée et puis, n'ayant aucune solution de remplacement à proposer, impuissant, il avait cédé. Il l'avait aidée et lui avait trouvé un magistrat pour valider le contrat, pour le rendre incassable, incontestable.

Téos avait accueilli comme il se devait une candidature aussi inattendue. La beauté de la jeune fille, son physique atypique, son origine sociale. Marcia était la fille d'un chevalier, d'un tribun de la légion romaine, elle possédait des terres en Lucanie, des bois, une mine. Il venait d'hériter d'une mine d'or. Elle lui avait assuré savoir manier la lance et le glaive, bien tirer à l'arc, avoir des notions de pancrace, de lutte et de pugilat. Le laniste n'en avait cru ni ses oreilles, ni ses yeux, ni sa chance, et il accepta tout ce qu'elle exigea. Cinq ans, un maximum de six combats par an. Il se frotta les mains. Sa recrue serait prête pour l'inauguration de l'amphithéâtre Flavien et elle serait toujours attachée à sa familia. Même si la construction prenait du retard, elle aurait lieu avant l'échéance de son contrat.

Caper l'avait laissée au ludus et lui avait promis qu'il reviendrait.

Téos l'avait confiée à Herennius, le doctor, le deuxième homme de la familia. Celui qui distribuait les punitions, qui décidait des exercices et de l'armatura sous laquelle elle se battrait. Herennius l'avait conduite jusqu'à la cellule qui lui servirait désormais d'appartement, du moins tant que la familia résiderait au ludus. Une cellule sombre, des murs blanchis à la chaux, une paillasse, un tabouret. Marcia, le cœur serré avait posé le peu d'affaires qu'elle avait apportées par terre. Herennius l'avait ensuite conduite au réfectoire.

Les gladiateurs dînaient.

C'est le seul repas qu'ils prennent ici, lui précisa le doctor. Les autres sont pris à l'extérieur.

Il l'avait poussée vers la table des novices. On lui avait ménagé une place. La seule fille présente se leva et alla lui chercher une écuelle qu'elle posa devant elle. Les autres l'encouragèrent à se servir.

C'est une auctorata, elle mangera et s'entraîna comme vous, mais elle a sa propre cellule, tout comme vous trois, dit-il en s'adressant aux trois auctoratus présents parmi les novices.

Marcia n'avait réussi à voir ni Atalante ni Aeshma et elle s'assit sans un mot.

Tu es une femme libre ? demanda un novice proche de la vingtaine.

Marcia hocha la tête.

Comment t'es-tu retrouvée ici ? Une femme en plus.

Mouais, renchérit un autre. Tu es très mignonne. Tu claques des doigts et tu as un mari direct à tes pieds. Gnaeus s'est engagé parce qu'il croule sous les dettes de jeux et allait se faire égorger s'il ne les remboursait pas. Secondus pour à peu près les mêmes motifs et Ister pour d'obscures raisons dont il n'a pas daigné nous faire part, mais toi ? Mignonne comme tu es...

Toutes les gladiatrices sont des esclaves que Téos a achetées, dit la jeune novice. On a choisi, pour échapper à un sort pire que celui-ci, mais toi ?

Tu es une jolie et appétissante petite blonde, déclara séducteur un bel éphèbe assis à côté d'elle.

Il tendit la main et commença à jouer avec les boucles de ses cheveux d'or. Marcia se rembrunit et s'apprêtait à le repousser quand une main se referma sur le poignet du novice, une autre sur ses doigts. Le garçon bascula en arrière en criant de douleur.

Dégage de là, Ister.

Marcia leva les yeux. Atalante. La jeune Syrienne enjamba le banc et s'assit à côté de la jeune fille.

.

Atalante n'avait pas remarqué l'entrée de Marcia dans le réfectoire, mais d'autres n'avaient pas manqué l'apparition de la nouvelle, dont les cheveux, même dans la pénombre, attiraient les regards. Il y avait peu de cheveux clairs dans la familia, sinon Germanus et Astarté. Germanus était blond, Astarté châtain clair et si la Dace possédait de beaux cheveux, Germanus rasait les siens.

Atalante mangeait assise, dos à l'entrée du réfectoire. Elle s'était retournée et avait senti une très désagréable vague de froid prendre racine dans sa poitrine pour se diffuser ensuite dans toute la partie supérieure de son corps. Elle l'avait tout de suite reconnue et son appétit s'était envolé tout aussi vite. Elle s'était levée sans vraiment y réfléchir et quand elle avait vu Ister commencer à tripoter la jeune fille, elle était intervenue.

Ce jeune novice avait tendance à jouer le joli cœur, il avait déjà séduit Galini, une proie facile, mais il était aussi passé entre les bras de quelques autres gladiatrices et en retirait une fierté déplacée. Atalante attendait impatiemment le jour où Astarté le mettrait dans son lit et le jour où il s'en vanterait. Ister était beau et bien bâti, mais il était fat. Astarté prêterait fatalement un jour attention aux premiers de ces aspects, elle ne souffrirait certainement pas le dernier. On ne racontait pas ses nuits avec Astarté comme il avait lui, raconté ses nuits, en compagnie de Galini, de la masseuse Samia, du jeune Gallus, d'au moins deux de ses camarades novices dont Caïus ou de cette abrutie de Celtine qui avait souri à l'écoute de ses vantardises. Ce gars était un séducteur impénitent, mais s'il passait un jour entre les mains d'Astarté et qu'il se permettait de commenter leurs ébats devant un public toujours prompt à écouter, il le regretterait.

La Dace ne s'embarrassait pas de sentiments, elle ressemblait pour cela à Aeshma, même si la petite Parthe chassait exclusivement à l'extérieur de la familia et qu'Astarté prenait au plus court. En six ans, la jeune Dace avait dû partager sa couche avec les trois quarts de la familia. Seuls, le doctor, Atticus, la jeune masseuse Chloé, la plupart des femmes des gladiateurs mariés et ceux qui ne l'inspiraient pas avaient échappé à sa concupiscence. Astarté avait de même rayé Aeshma de sa liste. Par consentement mutuel ou peut-être, parce qu'Aeshma l'intimidait, Atalante n'aurait su le dire.

Astarté était une séductrice dans l'âme et il était difficile de lui résister quand elle avait décidé d'entreprendre quelqu'un. Sa voix chaude, son sourire, ses yeux dorés qu'elle savait rendre doux, sa stature, la capacité qu'elle avait d'être dure ou tendre, d'inviter l'autre à poser ses mains ou ses lèvres sur elle, de l'inciter à désirer les siennes sur son corps. D'être directe ou bien plus subtile.

Atalante, à chaque fois qu'elle avait succombé à son charme, avait beau eu le lendemain matin se demander comment elle avait pu finir entre ses bras et se reprocher sa faiblesse, elle y retombait quand même régulièrement. Chaque année, à un moment ou à un autre, Astarté venait à l'instant précis où la jeune Syrienne se sentait particulièrement seule et qu'elle aspirait à autre chose qu'à des combats et à bien plus que de la franche camaraderie. À l'instant précis où la nostalgie l'étreignait et qu'elle sentait douloureusement la solitude lui serrer le cœur, qu'elle était prête à tout donner en échange d'un geste affectueux. Tendre. Astarté devait avoir des pouvoirs de divination pour savoir quand Atalante, pourtant réputée pour sa réserve, était prête à succomber et à partager sans retenue une brûlante étreinte. Pour comprendre et répondre à ses attentes. Pour en profiter. Et ce, même après Pergame.

Astarté ne se vantait jamais de ses conquêtes, des stratagèmes qu'elle déployait pour séduire avec autant de succès une personne aussi sensible qu'Atalante ou un mâle aussi plein d'énergie qu'Ajax, et, par crainte de brutales représailles, il valait mieux se caler sur son attitude. Un aspect qu'elle partageait avec Aeshma.

Pas étonnant que Téos les eût choisies et envoyées par deux fois remplir ensemble de mystérieuses missions. Elles étaient d'abord parties avec Marpessa, Typhon, Saucia et Rigas, et aucun d'entre eux n'avaient laissé filtrer la moindre information concernant ce qu'ils avaient pu faire pendant les quinze jours qu'avait duré leur absence. Elles venaient de repartir avec Galia. Aeshma contrariée, parce que l'hoplomaque avait été désignée comme responsable de leur groupe. Atalante avait croisé Astarté avant son départ et la Dace ne lui avait pas semblé plus ravie que la Parthe de partir sous les ordres d'une gladiatrice que les deux jeunes femmes détestaient autant l'une que l'autre. Astarté n'avait d'ailleurs jamais cherché à mettre Galia dans son lit.

Marcia n'échapperait pas à Astarté une fois que la Dace aurait croisé son chemin. Celle-ci attendrait que la jeune fille eût survécu à son premier combat, qu'elle fut devenue gladiatrice avant de la séduire, mais elle n'ignorerait jamais quelqu'un d'aussi séduisant et d'aussi sympathique que Marcia. La jeune fille ne lui résisterait pas, elle finirait comme tous ceux qu'entreprenait Astarté : nue, haletante et les sens retournés entre les bras de la jeune Dace.

Atalante n'y pouvait pas grand-chose, mais c'était une chose de coucher avec Astarté et une autre de se faire saillir par Ister. Astarté respectait l'intimité de ses partenaires, elle ne se moquait jamais, ni de leurs performances, ni de leurs goûts, ni de leurs faiblesses ou de leurs exploits. Rien ne transpirait jamais de ses ébats. Tout ce qu'on avait partagé ou pas avec elle dans un lit, restaient confiné derrière la porte close de sa cellule et si la rencontre avait été consommée sur un lit de feuilles ou sur l'herbe tendre d'une clairière ou d'une prairie, loin des regards et des oreilles indiscrètes, les seuls témoins qui y avaient assisté, les étoiles, la lune, le soleil, les insectes et les arbres, ne parlaient pas.

Ister salissait tout ce qu'il touchait. Il était temps qu'il entrât enfin dans l'arène. Mais il était rétiaire et se débrouillait bien. Gladiateur, il serait peut-être encore plus insupportable qu'il ne l'était à présent. Atalante jouerait alors à fond de son statut de meliora, de son appartenance au primus palus et de sa supériorité. Ister ne déshonorait pas son armatura, mais il n'arriverait jamais à la surpasser. Atalante était la meilleure rétiaire de la familia. Aucun autre rétiaire qu'elle n'avait accédé au primus palus. Piscès et Astarté combattaient sous l'armatura des mirmillons, Aeshma sous celle des thraces, Sabina était hoplomaque et Ajax après avoir combattu comme mirmillon s'essayait, avec succès depuis deux ans, à l'armatura des secutors. Ister ne se dresserait pas contre elle et s'il essayait, Atalante le lui ferait regretter.

.

Ister se releva et alla sagement s'asseoir à l'autre bout du banc. L'intervention de la grande rétiaire avait jeté un froid et tous les novices plongèrent le nez dans leurs écuelles. Marcia se retrouva tout à coup intimidée.

Mange, lâcha Atalante. Tu vas en avoir besoin.

La jeune fille obtempéra sans discuter. Atalante surveilla d'un œil le repas des novices, quand elle estima qu'ils s'étaient correctement nourris, elle leur enjoignit de profiter du temps qu'il leur restait pour se détendre un peu avant que le couvre-feu ne sonnât. Les novices ramassèrent leurs écuelles, leurs gobelets, débarrassèrent les plats. Galini rapporta une cruche de posca et la posa devant Atalante. La jeune Syrienne la remercia et la congédia avant qu'elle ne revint nettoyer la table.

La nouvelle s'en chargera.

Marcia avait fini de manger, Galini emporta son écuelle. La jeune fille posa ses mains sur la table. Elle était si contente d'avoir retrouvé Atalante, mais le réfectoire, les regards qui avaient accompagné son arrivée, les réflexions des novices, le respect qu'ils avaient manifesté envers Atalante, l'intimidèrent. Atalante avait été une invitée, une gladiatrice, une esclave, louée par Gaïa Metella. Elle avait donné des cours et avait protégé des loups la petite domina que Marcia était alors au mois de juillet dernier. La domina. Et là ? Marcia, venait de comprendre que plus rien de ce qui l'avait liée à Atalante n'existait.

Elle tourna la tête. Elle capta des regards curieux, mais elle prit conscience que personne ne viendrait s'attabler avec elles sans en avoir reçu la permission. Parce qu'Atalante occupait une place particulière dans la familia de Téos. Marcia n'était plus qu'une petite novice. Atalante ne se plierait plus à ses désirs, même si elle l'avait fait de bon cœur au Grand Domaine. Marcia valait moins à ses yeux que les miles gregari, qui occupaient le plus bas de l'échelle hiérarchique dans la légion aux yeux du primipile, le centurion le plus gradé et le plus expérimenté, commandant de la première cohorte.

La jeune fille se tordait les doigts et se mordait les lèvres.

Ça fait longtemps que vous... que tu es là ? demanda Atalante.

J'ai signé juste avant de venir au réfectoire, répondit Marcia la bouche sèche.

Combien ?

...

Pour combien de temps ? reformula Atalante

Cinq ans.

Combien de combats ?

Six par an.

Six par an ?! Téos avait bien négocié. Les auctoratus s'engageaient rarement pour plus de quatre combats par an. Si Marcia arrivait au bout de son contrat, elle aurait disputé trente combats.

Pourquoi ? reprit Atalante.

...

Parce que... Tu... Tu voulais être comme nous ? demanda Atalante qui espérait que la réponse fut négative et que la décision de Marcia ne fut pas motivée par un caprice.

Non.

Pourquoi alors ?

Parce que je n'ai pas trouvé de meilleure idée, répondit sombrement Marcia.

Mmm, murmura Atalante en fronçant les sourcils. Tu as fait un choix difficile, Marcia.

Mais je ne peux plus reculer, j'ai veillé à ce que mon contrat ne puisse être remis en cause par personne, pas même par moi.

Atalante soupira.

J'espère que tu te montreras aussi bonne élève que tu l'as été avec moi ou Aeshma. Si tu paresses ou que tu travailles mal, je ne pourrais rien pour toi. Mais si tu utilises et développes ton potentiel... Quoiqu'il en soit, tiens-toi éloignée d'Ister, c'est un sale type et si tu as vraiment un problème, viens me voir.

Merci, souffla Marcia.

Aeshma n'est pas là. Je ne sais pas quand elle rentrera et je ne suis pas sûre qu'elle sera enchantée par ta présence ici.

Comme toi.

...

Ça ne te plaît pas.

Non, ça ne me plaît pas, confirma Atalante. Nettoie la table et va rejoindre les autres, dors bien cette nuit, parce qu'à partir de demain, tu vas découvrir ce que c'est que d'être entraînée comme gladiateur.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :


Illustration : scène de pancrace. Vase à figures noires, Grèce, VIIe-Ve sc. av. JC.

Tidutanus (le cognomen du chef de la garde)  : marteau

C'est le cognomen du chef de la garde, son surnom. Vulcain est le dieu des forgerons (Héphaïstos chez les grecs).

Les primus (ou premiers) palus et autres : on attribuait souvent un classement au sein des familia de gladiateur. En général, celui-ci était composé de quatre classes (le primus palus étant la plus haute). Le classement dépendait essentiellement des performances dont faisaient preuve les gladiateurs sur le sable. Les meliores appartiennent tous au premier palus.

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