Chapitre XXV : Aux détours du chemin


En se réveillant, Julia alla d'abord voir Quintus. Il dormait paisiblement, tout comme Aeshma assoupie la tête dans ses bras, assise par terre à côté du lit. Elle se rendit aux cuisines et fit préparer un plateau. Une cruche de vin léger, des fruits de saison, des olives, du fromage frais, un plat de pois-chiches et du pain. Elle ordonna ensuite que le plateau fût monté dans la chambre du dominus et placé à côté de la jeune femme qui dormait assise par terre.

Elle s'était ensuite attablée à son bureau et avait travaillé. Aeshma était venue la distraire un peu plus tard et, en la quittant, Julia s'était décidée à préparer ses coffres en prévision de son départ. Gaïa entra. Elle s'enquit auprès de sa sœur aînée de la possibilité de lui emprunter une peanula et des chaussures pour la traversée. Les nuits en mer étaient parfois fraîches et Gaïa avait laissé ses vêtements chauds à Patara.

Tu pars avec nous ? s'étonna Julia.

Oui.

Qu'est-ce qui t'a fait changer d'idée ?

Toi.

Moi ?! Je n'ai même pas commencé à te chercher querelle pour justement te persuader de m'accompagner.

Pourquoi ne m'as-tu rien dit, Julia ? lui reprocha Gaïa en posant ses yeux sur son ventre.

Tu sais depuis quand ?

Ce matin.

Ah...

Aeshma.

Oh...

Pourquoi, Julia ?

Pourquoi je suis enceinte ? plaisanta Julia. Parce que j'aime Quintus.

Je ne plaisante pas, fit Gaïa contrariée. Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?

J'ai perdu un enfant l'hiver dernier. Ce n'était pas le premier. Je voulais être sûre que...

Contre toute attente, Julia s'illumina soudain.

Tu sais, j'aime de plus en plus cette petite thrace.

Gaïa se renfrogna immédiatement et ses yeux lancèrent des éclairs. Julia s'avança sur elle et la prit dans ses bras.

Je sais que tu ne pardonnes pas souvent, Gaïa, mais quoi qu'il se soit passé au Grand Domaine entre toi et Aeshma, ne lui en veux pas.

Pourquoi me parles-tu du Grand Domaine ? répliqua Gaïa sur la défensive.

Je suis ta sœur.

Pff...

C'est une esclave, une réprouvée, mais...

Mais ?

Je l'aime bien et toi aussi, dit doucement Julia. C'est quelqu'un de bien.

Vraiment, Julia, si tu cr...

Julia lui posa les doigts sur les lèvres.

Chut, lui dit-t-elle gentiment. Ne te laisse pas aveugler par ta colère et ton ressentiment. Quand embarquons-nous ?

Demain, si tu es prête. Aeshma m'a assuré que Quintus était transportable.

Elle m'a donné toute une liste de recommandations et elle a préparé un sac contenant des médicaments, des baumes et de quoi renouveler les pansements de Quintus tous les jours pendant deux semaines.

Quand a-t-elle eu le temps de faire ça ?

Cet après-midi pendant que tu étais au port. Elle a attendu que je sois réveillée pour me demander si je pouvais mettre un esclave à sa disposition pour accompagner sa camarade faire des courses. En attendant son retour, elle m'a montré comment prendre soin de Quintus et elle a rédigé une tablette à mon attention et à celle de ton médecin à Alexandrie.

Elle sait écrire ?

Oui, peut-être pas en latin, mais quand elle a su que je comprenais le grec, elle a rédigé ses tablettes en grec et ma foi, elle écrit très bien.

Elle t'a dit quand elle comptait partir ?

Je lui ai demandé de rester jusqu'à notre départ. Elle veillera sur Quintus jusque-là, ce qui me permettra de prendre mes dispositions.Du moins, pour les affaires de Quintus. Pour les miennes, il me suffit d'envoyer une tablette à Andratus, il s'occupera de tout durant mon absence.

.

Le lendemain matin, Aeshma et Astarté accompagnèrent les dominas au port et la jeune Parthe monta à bord de la coque ronde qui les transporterait jusqu'à Alexandrie s'assurer que le blessé était confortablement installé.

Julia m'avait parlé de toi, lui dit Quintus au moment du départ. Elle t'avait décrite comme quelqu'un de courageux. Je t'ai vue combattre sur le sable. Julia m'a raconté comment tu l'avais aidée pour les loups, Marcia n'a pas tari d'éloges à ton propos et à celui de ta camarade. Atalante, c'est ça ?

Oui, dominus.

Je te voyais comme une guerrière, une barbare. Tu es certainement l'une, mais tu n'as rien d'une barbare.

...

Je te remercie d'avoir pris soin de moi. Et avant cela, d'avoir pris soin de Julia et de Marcia. Julia aime beaucoup Marcia.

...

Va maintenant et fais attention à toi.

Julia présente dans la cabine, remercia encore une fois Aeshma et lui réitéra des conseils de prudence. Aeshma lui assura que tout irait bien, puis les yeux baissés et visiblement pas très à l'aise, elle sortit une feuille de papyrus pliée de sa ceinture. Julia fronça les sourcils.

Domina, murmura Aeshma. Je ne suis pas vraiment spécialiste, mais je connais bien les règles d'hygiène, aussi bien alimentaires que physiques. Si elles s'appliquent avec réussite à une gladiatrice, ça devrait marcher pour vous et, euh...

Lui ? sourit Julia en posant une main sur son ventre.

Oui, domina.

C'est pour cela ta feuille ?

Oui, domina.

Pourquoi, Aeshma ?

Pourquoi quoi, domina ? demanda Aeshma décontenancée.

Tout ça. Les soins, les attentions, les recommandations.

Euh... je ne sais pas. C'est normal.

Julia se fendit d'un sourire affectueux. Elle se pencha soudain et déposa un baiser sur la joue de la gladiatrice qui se figea instantanément.

J'espère te revoir un jour, Aeshma. Je ne crois plus aux dieux depuis longtemps, mais s'ils existent, je prie pour qu'ils veillent sur toi. Transmets aussi mes salutations à Atalante.

...

Va.

Domina, salua Aeshma d'un ton mal assuré.

Elle se dandina un instant sous l'œil indulgent de Julia, cherchant ce qu'elle pouvait dire, ce qu'il conviendrait de dire dans de telles circonstances. Ce n'était pas le premier baiser qu'elle recevait d'une domina ou d'un dominus. Elle en avait reçu à plusieurs reprises, entre autre lors des cenas données les soirs précédant les munus. Elle y avait aussi souvent répondu, mais ils ne pouvaient en aucune façon se comparer à celui dont venait de la gratifier la domina. Il n'y avait rien eu de sensuel dans son baiser, la domina n'attendait rien d'Aeshma. Aeshma savait très bien que Julia Metella n'était pas la première à l'embrasser de la sorte. Il y avait eu d'autres avant elle. Sa mère, son père quand il était heureux, son frère ou sa sœur, sa nourrice. Et puis, Daoud, ce crétin de Daoud et enfin Atalante. Les seuls pour qui le baiser n'avait pas été un appel à une autre sorte de baiser, à la retrouver moins habillée qu'elle ne l'était déjà avant de rentrer dans l'arène, à la retrouver dans un endroit un peu plus intime.

Sa famille avait été sa famille. Daoud... Aeshma secoua la tête pour chasser le jeune garçon de sa mémoire. Et Atalante... Fichue Atalante et ses histoires de petite sœur. Mais Daoud et Atalante étaient comme elle, ils partageaient ou avaient partagé sa vie, son statut. Julia Metella Valeria n'était ni de sa famille, ni de sa familia, ni de sa condition. Incapable de trouver une réponse adéquate, Aeshma recula jusqu'à la porte et sortit sans qu'un mot ne quittât ses lèvres, le visage fermé. Julia, dans un geste qu'elle avait inconsciemment hérité de sa sœur, pencha la tête sur le côté. Aeshma se troubla et sortit précipitamment, pour se heurter à Gaïa. Elle balbutia des excuses confuses et chercha à s'échapper.

Aeshma, la rappela fermement Gaïa.

La jeune gladiatrice se pinça les lèvres et se retourna.

Tu as gardé le tétradrachme ? lui demanda Gaïa.

Aeshma passa les doigts sous sa ceinture et en ressortit la pièce de billion. Elle leva les yeux sur Gaïa. La domina la regardait impassible, le regard inexpressif.

Garde-le, commanda-t-elle doucement.

Avant qu'Aeshma n'eut esquissé un mot ou un mouvement, la jeune femme avait disparu dans la cabine réservée à Quintus.


***


Six jours. Elles avaient passés six jours sur les chemins loin des routes les plus fréquentées. Elles avaient traversé les forêts denses du nord et dormi à l'abri des rochers. Elles ne s'étaient arrêtées dans aucun lieu habituellement réservés aux voyageurs. Elles avaient évité les auberges, les hameaux, les domaines et les campements de bergers ou de bûcherons. Les deux jeunes gladiatrices avaient vécu sur les réserves que leur avait fournies la cuisine de Julia Metella.

Elles n'allumèrent aucun feu et dormirent à tour de rôle, trop prudentes pour se fier à la solitude. Au cours de leur marche, durant les pauses, le soir avant de s'endormir, Astarté parla beaucoup, chanta un peu, jamais découragée par l'humeur taciturne de sa compagne de voyage. Elle savait le moment où elle devait se taire, quand la patience d'Aeshma arrivait à ses limites. La Dace aimait la forêt, s'extasiait sur les insectes qui croisaient sa route, les plantes, les fleurs, les arbres, le chant des oiseaux, la couleur du ciel et la forme des nuages quand il y en avait. Aeshma se demanda comment elle pouvait connaître autant de noms et autant de choses. Astarté dissertait toute seule, prenant régulièrement Aeshma à témoin. La jeune Parthe ne répondait pas, mais son regard suivait les doigts tendus de la Dace, la course d'un papillon noir et rouge.

Un vulcain. Tu sais qu'ils vivent plusieurs années et qu'ils volent sur des milliers de kilomètres ?

Astarté devisait pour elle-même et quand elle s'aperçut qu'Aeshma l'écoutait, elle laissa libre cours à ses émerveillements érudits. Le dernier soir, elles discutèrent sérieusement et se mirent d'accord pour en raconter le moins possible.

Astarté, demanda Aeshma. Pourquoi t'es-tu ralliée à moi ? Pourquoi avoir pris ce risque ?

Parce que tu avais raison, lui répondit simplement Astarté.

Merci.

Galia aurait fini par nous causer des problèmes, surtout après que Téos lui avait confié cette mission. D'abord, elle se serait débarrassée de toi et d'Atalante, et ensuite, elle se serait attaquée à moi et Sabina.

...

Elle se montrait très lourde à propos de tes relations avec Atalante.

Aeshma serra les mâchoires.

Je sais qu'il n'y a rien entre vous. Du moins, au niveau sentimental. Après... la taquina Astarté. Je ne soutiendrais jamais que vous n'avez pas couché trois ou quatre fois ensemble.

Arrête de dire des conneries.

Mouais, Atalante est trop grande pour toi et surtout bien trop sympathique, ricana Astarté. Mais le problème n'est pas là, reprit-elle d'un ton sérieux. Galia était une vipère et elle avait des connivences dans la familia.

Qui ?

Chez les filles, personne n'est assez folle pour s'en prendre à toi, et Atalante est très respectée, mais chez les gars... Nous sommes jalousées, Aeshma. Notre espérance de vie est plus longue que la leur, Téos nous préfère aux hommes et peu de gars peuvent nous mettre au tapis.

Aeshma lui lança un regard courroucé.

Aucun, selon les disciplines, corrigea rapidement Astarté. Rien qu'au pancrace, à part Piscès, Typhon, Lucanus et Ajax, trouve-moi des gars aussi bons que toi, moi, Atalante ou Sabina. Ils se vengent au pugilat ou à la lutte, mais sinon... Et puis, sur le sable ? Sans rire, je prends qui tu veux.

Ah, ouais ? la nargua Aeshma.

Je peux au moins tenter ma chance, rit Astarté. Je n'ai pas perdu tous mes combats contre toi.

Deux.

Sur trois.

Téos ne veut pas nous appairer dans les munus.

Il a trop peur de nous perdre, sourit Astarté.

Mmm, mais on se rattrape aux entraînements, grimaça Aeshma.

Ouais, approuva la jeune Dace. J'adore te casser la gueule.

Tant mieux, c'est réciproque.

Elles étendirent leurs lacernas sur le sol. Plus légères que les paenulas, Téos leur avait conseillé de ne pas voyager sans en emporter. Les pèlerines leur servaient aussi bien à se protéger du froid qu'à s'envelopper dedans la nuit ou à dissimuler leurs traits sous la grande capuche dont le vêtement était muni. Astarté et Aeshma n'avaient pas récupéré les affaires qu'elles avaient laissées avec celles de Galia dans une cache au domaine de Bois Vert et elles n'avaient conservé que ce qu'elles avaient sur elles lors de l'attaque de la villa : tuniques, sous-vêtements, ceintures, caligaes et armes. Julia les avait équipées avant de partir. Du matériel usagé et des vêtements d'esclaves.

Les deux jeunes gladiatrices avait abandonné les glaives fournis par les brigands et seulement conservé les poignards que leur avait personnellement confiés Téos. Un manquement à toutes les règles, une faveur insigne. Le laniste leur avait surtout spécifié qu'il comptait qu'elles les lui rendissent en revenant. Sans faute. Les gaines étaient grossières, en cuir brun renforcé de fer, les manches simples, gainés de cuir, mais les lames étaient affûtées.

Aeshma rêvait de posséder un jour un beau poignard, l'un de ces pugios magnifiquement forgés, parfaitement équilibrés dans la main, rangés dans des étuis ouvragés. Aeshma, Atalante, Astarté, Ajax, Piscès, tout gladiateur rêvait comme elle, d'arborer cette arme aussi belle qu'efficace. Cet objet de luxe et d'apparat que portaient fièrement ceux qui avaient assez d'argent pour s'en offrir un. Ceux qui avaient le droit d'en porter un. Les gladiateurs avaient souvent l'argent, il leur manquait le droit. À quoi servait de s'acheter une arme magnifique si c'était pour qu'elle reste entre les mains de l'armurier ?

.

C'est beau, s'extasia Astarté.

La Dace était allongée sur les dos les mains croisées derrière la tête. Elle parlait du ciel.

Tu connais les étoiles, Aeshma ?

Mouais.

Et Astarté se lança dans des récits légendaires issus de son peuple, elle parla des loups, de Zalmoxis le dieu ours, de l'âme des guerriers qui ne mouraient jamais et vivraient éternellement heureux dans un lieu rempli de délices. Elle avoua qu'elle n'avait pas supporté l'idée de devenir esclave parce que l'esclavage n'existait pas parmi les gens de son peuple, qu'elle espérait, en tant que gladiatrice, que son dieu oublierait sa condition servile et qu'elle obtiendrait de lui l'immortalité*. Quand son discours menaça de devenir amer, elle enchaîna sur les étoiles et l'astrologie.

Aeshma l'écoutait. Moitié-séduite, moitié-contrariée. Séduite, parce qu'Astarté, qu'elle avait toujours vue comme une insupportable bavarde, qu'elle n'avait jamais réellement écoutée, s'était révélée une agréable conteuse. Elle avait su capter l'attention de la jeune Parthe et celle-ci avait beaucoup appris en sa compagnie. Elle n'avait pas seulement marché sur des sentiers au milieu de la forêt, entourée par des bestioles. La forêt était devenue une addition d'arbres aux essences variées et de plantes tout aussi variées. Les bestioles s'étaient transformées en une multitude d'animaux et d'insectes dotés de noms et de particularités. Aeshma connaissait la nuit, la course des étoiles et de la lune. Astarté aussi, différente et semblable.

La jeune Dace lui avait aussi confié ce qui dormait au fond de son cœur. Est-ce qu'il suffisait qu'elle se retrouvât plus de deux jours seule avec un camarade pour que, sans rien leur demander, l'une lui déclarât l'avoir adoptée comme petite sœur et l'autre lui confiât la nostalgie de sa terre natale et ses aspirations à vie éternelle ? Pour que ces imbéciles oublient qu'un jour l'une d'entre elles se retrouverait peut-être à genoux au pied de l'autre qui lui enfoncerait, parce que le munéraire ou le public exigeait la mort du vaincu, un poignard dans le cou ? Pourquoi les avait-elle écoutées ? Pourquoi ne faisait-elle pas taire Astarté ? Et qui aurait cru que cette grande Dace aux larges épaules, cette meliora qui terrorisait les novices de la familia, se montrât aussi sensible qu'érudite ?

Astarté, comment sais-tu autant de choses ?

Et toi, Aeshma ?

Mon père était marchand, se surprit à répondre Aeshma.

Le mien était un initié.

Un initié ?

Ben... à vrai dire je n'ai aucune idée de ce que ça veut dire, rit Astarté. Il savait plein de trucs, ma mère aussi. Du moins, je crois. En fait, je ne me souviens pratiquement pas d'eux et je n'ai pas appris tout ce que sais avec eux. J'ai profité du savoir des autres. Je parle avec les gens : les gladiateurs, les gladiatrices, les valets, les gardes, les masseuses. Tout le monde sait quelque chose. J'apprends, je retiens et j'organise. Il y plein de gens qui ont vécu dans les montagnes, près de la mer, La familia a accueilli des paysans, des pêcheurs, des guerriers, des fils de cuisiniers. Métrios m'a appris plein de truc aussi. Atticus ne me considère pas comme toi, digne de son enseignement et Métrios est plus abordable.

Et plus sensible à tes charmes ?

Oui, ça aussi, reconnut Astarté. Mais j'ai pris bien garde que ça n'aille pas trop loin, ça m'a juste permis de l'approcher. Tu sais, tu me reproches de trop parler, mais je sais écouter aussi. En tout cas, je suis assez fière de t'avoir intéressée.

Pff...

Ne joue pas la blasée, je ne suis pas aussi stupide que j'en ai l'air.

Non ?

Non.

Aeshma ne trouva rien à lui répondre. Elle décida d'arrêter les frais, s'enroula dans sa lacerna et tourna le dos à la Dace.

Je comprends qu'Atalante t'aime autant, murmura Astarté.

Pff...

T'es pas du tout ce que tu prétends être.

Tu ne veux pas la fermer ?

Tu vas me frapper ?

Si tu continues, oui.

Bonne nuit, Aeshma.

La jeune Parthe grommela des borborygmes incompréhensibles. Astarté sourit et continua à regarder le ciel.


***


Les ahanements et le choc des armes en bois sur les palus accueillirent les deux jeunes gladiatrices à peine la porte du ludus ouverte. La troisième heure venait de commencer et le soleil déjà haut dans le ciel dardait ses rayons dans la cour du ludus. Les gardes les regardèrent d'un air suspicieux. Ils n'appartenaient pas à leur familia et se demandaient ce que deux jeunes femmes venaient faire d'aussi bonne heure au ludus. Elles n'avaient en rien l'air d'aristocrates et si elles étaient des ludias ou des prostituées, ce qui revenait au même, l'heure de leur arrivée n'était pas appropriée. Aeshma et Astarté avaient dissimulé leurs poignards sous les plis de leur tunique et abandonné tout ce que Julia Metella leur avait donné à Myra bien avant d'arriver en vue des murs de la ville.

Qu'est-ce que vous foutez là ? maugréa l'un des gardes. Et qui êtes-vous ?

Nous appartenons à la familia de Téos.

Mmm, restez ici, on va chercher quelqu'un de chez vous.

L'homme s'éloigna et revint avec un garde de leur familia. Il confirma qu'elles appartenaient à Téos. Il inspecta leur tenue. Sale, tout comme l'étaient les deux jeunes femmes. Il savait qu'elles avaient été louée à quelques aristocrates, par contre...

Où est Galia ?

Ce n'est pas vraiment tes oignons, répliqua Aeshma.

Tu as toujours eu une grande gueule, Aeshma. Et c'est toujours un plaisir d'assister aux moments où le doctor ou Téos te la font fermer, ricana-t-il méchamment.

Aeshma haussa les épaules. Astarté sourit en coin, elle aimait bien, elle, ce côté grande gueule chez sa camarade.

Le garde les conduisit dans les appartements réservés à Téos. Ils n'avaient rien de luxueux, mais le laniste bénéficiait de deux pièces assez vastes au premier étage de la bâtisse et un petit couloir conduisait à une grande terrasse située en surplomb de la cour où s'entraînaient les gladiateurs. Le garde passa sous la colonnade qui longeait la cour sur l'un de ses côtés et assurait de l'ombre à ceux qui ne s'entraînaient pas. Plusieurs gladiateurs remarquèrent leur arrivée et certains saluèrent la jeune Dace. Discrètement. Pas assez pour l'un d'entre eux qui reçut un coup de verges en représailles.

Astarté repéra Atalante. La jeune Syrienne s'entraînait au pancrace. La Dace plissa les yeux. Elle n'arrivait pas à reconnaître la fille qui l'affrontait.

Aeshma, tu connais la fille qui se bat avec Atalante ?

La jeune Parthe tourna la tête.

Ben, là, on ne voit pas grand-chose.

Atalante maintenait son adversaire à terre et on ne voyait que ses pieds nus et son dos dénudé.

Mmm, c'est marrant, je suis sûre que je ne l'ai jamais vue.

C'est une nouvelle, les informa le garde. Elle s'est engagée, il y a deux jours.

Engagée ? releva Astarté.

Ouais, c'est une auctorata. Je peux vous dire que Téos la chérit, d'autant plus que ce n'est pas une novice, et il a confié son entraînement avec beaucoup de recommandations au doctor.

Elle sort d'où ? demanda Astarté curieuse.

Ça, je n'en sais rien. Il faudra lui demander.

Ils étaient arrivés à la porte des appartements de Téos et leur discussion cessa. Le garde entra et introduisit les deux gladiatrices. Le regard du laniste s'assombrit en découvrant qu'il manquait une de ses femmes à l'appel. Il congédia le garde.

Où est Galia ?

Elle s'est fait tuer.

Elle s'est fait tuer ou vous l'avez tuée ?

Les deux jeunes femmes levèrent un regard alarmé sur leur laniste.

Dominus ! protesta Astarté. Comment pouvez-vous nous accuser d'un crime aussi grave ? L'attaque s'est mal passée. Je ne sais pas trop, mais les gars à qui vous nous avez envoyées avaient mal évalué les capacités de résistance des gens de la villa. On a mis le feu, Aeshma et moi étions en bas, Galia est montée à l'étage. Après, on s'est fait déborder.

Vous êtes des gladiatrices.

Oui, dominus, mais qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse coincées entre un brasier et une vingtaine sinon plus, de types déterminés et par-dessus le marché armés de poignards, de glaives, de fourches et de pieux ? La maison était envahie de fumée, c'était la nuit, on n'y voyait rien. On a réussi à se dégager, on est montées au premier où se trouvait la chambre des maîtres. Il restait juste les corps des nôtres. Celui de Galia. Après, on a couru.

Vous avez fui comme des lâches ?

Aeshma serra les poings, Astarté baissa la tête.

Et les maîtres ?

On ne sait pas, dominus.

Vous avez perdu les poignards ?

Non, dominus, on vous les a rapportés comme vous nous l'aviez commandé.

Par où êtes-vous rentrées ?

Par le nord.

Combien de temps ?

Six jours, dominus.

Si vous n'aviez pas réussi la première mission, je vous attacherais toutes les deux à un palus jusqu'au jour du munus et après celui-ci, vous recevriez la punition que vous méritez pour votre inefficience.

On n'était pas responsables, cracha Aeshma avec hargne. En septembre, c'est moi qui donnais les ordres, pas des espèces de brigands incapables.

Tu n'as pas tort, soupira Téos. J'espère que vous n'avez pas été repérées là-bas.

Non, personne ne nous a vues.

Bon. Et le reste de vos affaires ?

Elles sont perdues, mais personne ne les retrouvera jamais.

Je retiens votre prime pour le munus, comme celle que je vous avais promise pour cette mission. Vous ne toucherez rien. Et vous n'avez pas intérêt à parler de cette histoire à quiconque. Si on vous demande où vous étiez, vous direz que vous avez servi aux plaisirs d'un aristocrate de Xanthos.

Et pour Galia ?

Qu'elle est restée là-bas.

Bien, dominus.

Maintenant, descendez dans la cour et prenez vos ordres auprès Herennius. Le munus a lieu dans cinq jours, je veux que soyez prêtes.

Bien, dominus.

Il les congédia d'un geste de la main. Il avait craint de les avoir perdues. Toutes les trois. La mort de Galia le contrariait et il se promit de se faire généreusement rembourser sa perte. Aulus Flavius en avait les moyens. Téos avait entendu des rumeurs circuler sur l'attaque d'un domaine situé dans la campagne de Myra, sur la disparition du maître du domaine et de sa femme. Des personnalités appréciées et puissantes dans la province. Cette disparition survenait alors qu'une autre nouvelle courait en ville. On disait aussi que le tribun Kaeso Atilius Valens avait été tué dans les confins de la Lycie. Une malheureuse embuscade dans laquelle, lui et son escorte avaient perdu la vie.

Téos n'avait pas les ressources nécessaires pour enquêter sur la disparition du couple d'aristocrates, par contre, il savait que la deuxième assertion était véridique. Kaeso Atilius Valens était bien mort. Cela ne faisait pas l'ombre d'un doute. Il savait que ses gladiatrices étaient impliquées, mais il n'avait aucune envie de s'appesantir sur leurs responsabilités, sur la nature de leurs crimes et sur ce qui avait déterminé le procurateur de Lycie à éliminer un tribun de la XIIe légion Fulminata et deux aristocrates de la ville de Patara. Rien ne liait les victimes entre elles et rien surtout, ne liait leur mort à sa familia. Il oublierait, du moins, tant qu'Aulus Flavius se montrerait généreux.

.

Herennius reçut les deux gladiatrices avec soulagement. Il reprochait à Téos de les avoir engagées pour il ne savait quel tordu en mal de sensations trois semaines avant le prochain munus. Galia passait encore, mais Aeshma et Astarté ? Elles avaient déjà disparu plus de dix jours fin août, plus de quinze jours maintenant. Ce n'était pas tant leur entraînement qui l'inquiétait, mais le relâchement dans la discipline. Astarté passait encore, mais Aeshma ? Et puis, il voyait d'un mauvais œil ces petites escapades.

Atalante et Aeshma, bien qu'il eut cru cela impensable pour cette dernière, après tant d'années de solitude, étaient revenues très proches de leur séjour ensemble au service d'une domina. Il avait surpris Marpessa prendre la défense d'Aeshma plusieurs fois depuis septembre et elle avait oublié son désir de surpasser la jeune Parthe dans l'armatura qu'elles partageaient. Marpessa ne cherchait plus à défier Aeshma. Elle ne la considérait plus comme la gladiatrice à abattre, mais comme son modèle. Astarté n'avait pas vraiment changé, mais qui sait si, après ces quinze jours, elle ne se serait pas elle aussi découvert de l'affection pour Aeshma. C'était facile à vérifier, du moins d'en voir une petite idée.

Commencez ensemble. Échauffez-vous d'abord et entraînez-vous au pancrace. Mais pas de blessures. Vous foulerez le sable dans cinq jours, je n'ai pas envie de présenter des combattantes diminuées.

L'échauffement ne lui apprit rien, mais dès qu'elles se mirent en garde... Le petit sourire de défi avant de commencer, leurs mouvements, leurs interactions. Il pesta. À quoi jouait Téos ? Si les femmes risquaient rarement la mise à mort, il n'était pourtant pas très bon qu'elles partageassent une trop profonde affection. Il les appela et les emmena au réfectoire.

Écoutez-moi bien toutes les deux et particulièrement toi, Aeshma.

La Parthe se renfrogna.

Vous pouvez occasionnellement baiser ensemble, partager votre pain et votre gobelet de posca, mais que je ne vous voie jamais vous épargner en quoi que ce soit à l'entraînement ou sur le sable si Téos et moi décidons de vous appairer. Et faites bien passer le mot aux autres.

Je n'ai jamais favorisé personne, rétorqua Aeshma contrariée.

Oui ? Et bien, arrange-toi pour qu'on ne te favorise pas non plus. Téos vous connais. Toutes. Et s'il le juge nécessaire, Aeshma, il sait exactement comment punir tes petites camarades. Temporairement ou définitivement.

Astarté blêmit. Aeshma se ferma comme une huître.

Je vois que vous m'avez compris. Assurez-vous qu'Atalante et Marpessa aussi. Retournez à l'entraînement maintenant. Vous travaillerez au palus.

Sur le chemin qui menait à la cour, Aeshma grommela d'indistinctes injures et voua Téos et ses missions stupides à tous les démons mazdéens. Astarté s'abstint sagement d'ouvrir la bouche.

Les deux jeunes femmes retournèrent dans la cour et demandèrent leurs équipements. Sica et parma pour Aeshma, scutum et long glaive pour Astarté. Elles se séparèrent, s'installèrent chacune devant un palus libre et se mirent à frapper, à mimer des esquives, des contre-attaques qu'elles portaient aussi bien avec leurs boucliers qu'avec leurs armes.

Une heure passa, puis une autre, avant qu'Herennius ne sonnât une pause pour les gladiateurs qui s'entraînaient au palus. Les combattants en profitèrent pour boire, souhaiter la bienvenue aux deux jeunes gladiatrices et leur demander des nouvelles de Galia. Certains plaisantèrent, les accusant de se payer du bon temps et les mettant en garde contre l'abus de sexe et de bons vins. Aeshma lança un regard noir qui fit cesser les commentaires, du moins, ceux de son entourage immédiat, parce qu'Astarté ne perdit pas l'occasion d'exercer sa verve et de raconter n'importe quoi. La jeune Parthe attendait avec impatience de se retrouver confrontée à elle durant l'entraînement et de lui faire payer ses divagations.

Aeshma, l'interpella soudain Herennius. On a recruté une nouvelle novice. Atalante s'occupe avec d'autres de la tester depuis deux jours. Elle est déjà assez vieille pour s'entraîner avec des armes, mais il faut lui choisir une armatura. Elle se débrouille bien avec une lance, mais je voudrais voir comment elle se débrouille avec une sica et un bouclier.

Vous voulez en faire une thrace ?

Mmm, peut-être, ou une hoplomaque. Elle n'a pas trop la carrure pour faire un mirmillon et former une rétiaire prend du temps. Téos la veut prête à combattre dans six mois. Initie-la cet après-midi au maniement de la parma et du poignard. À la neuvième heure, tu retournes à ton palus, à la dixième, tu passes à la lutte en série. Je désignerai quatre filles. Tu passeras la dernière et je te donnerai peut-être deux ou trois autres adversaires en sus.

Doctor, pourquoi me donner la novice ?

Parce qu'elle vient d'arriver et que je veux qu'elle sache dès maintenant à quoi s'attendre. Elle est déjà passée avec une bonne partie des filles. Je l'ai laissée souffler ce matin et c'est pour cela que je l'ai confiée aux soins d'Atalante. Elle l'a formée au pugilat et ensuite, elles se sont entraînées au pancrace. Je n'ai pas de temps à lui consacrer maintenant et vous êtes capables de lui apprendre les bases du métier. Astarté lui apprendra à frapper le palus après la neuvième heure. Tu as quelque chose à rajouter ?

Non, doctor.

Va remplacer Atalante, alors.

Bien, doctor.

Elle se débrouille bien, Aeshma. Tu ne t'ennuieras pas trop en sa compagnie et tu peux organiser l'entraînement comme tu veux.

Merci, doctor.

La jeune Parthe se leva et se dirigea vers le coin de la cour où s'entraînaient Atalante et la novice. La fille lui tournait le dos. Elle était svelte et pas bien plus grande qu'elle. Elle combattait torse nu et Aeshma vit ses muscles bouger. De bons dorsaux, de bonnes cuisses et de bons mollets apprécia la petite thrace. Sa posture était souple, elle se tenait plutôt bien, malgré un manque évident d'équilibre.

Une auctorata. Blonde qui plus est. Tête nue, elle aurait un succès fou lors des pompas. Il faudrait juste qu'elle porte ses cheveux un plus long. Ses longues boucles dorées attireraient les regards dans tous les théâtres où elle s'exhiberait, quant à son nom accolé au mot liber, il déclencherait l'hystérie. Aeshma n'avait jamais rencontré de femme libre parmi les gladiatrices. Huit gladiateurs et trois novices étaient des hommes libres dans leur familia, mais toutes les gladiatrices étaient des esclaves. Elle se demanda ce qui avait conduit une jeune fille libre à s'engager auprès d'un laniste itinérant. Auprès de Téos.

Atalante lança un poing, la jeune fille l'esquiva. La jeune Syrienne lâcha une remarque en souriant et la novice se mit soudain à rire. Aeshma ralentit le pas et fronça les sourcils. Atalante l'aperçut par-dessus l'épaule de sa partenaire et son sourire s'effaça pour laisser place à une mine soucieuse. Elle fit un geste pour signifier à la novice qu'elle arrêtait le combat, baissa sa garde et se redressa.

Salut, Aesh, lança-t-elle mal à l'aise.

Salut, Ata.

La novice se retourna. Aeshma s'arrêta définitivement de marcher. Elle ouvrit la bouche de surprise tandis que son regard se teintait de contrariété, d'incompréhension et de colère.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Les croyances religieuses chez les Thraces : Astarté est Dace, mais les Daces partagent les mêmes croyances religieuses et la même culture que les Thraces. Ils sont monothéistes et croient à l'immortalité.

Zalmoxis était selon les anciens, un dieu, un imposteur ou un héros, mais ce qui est sûr, c'est qu'on lui prêtait d'avoir introduit chez les Thraces un culte à Mystère, culte dont seuls initiés connaissent vraiment les tenants et les aboutissements. Il peut y avoir plusieurs degrés d'initiation. (Exemple de cultes à Mystère : le culte Orphique, les Mystères d'Eulesis, le culte de Mithra auquel s'adonna Commode.). De nos jours, on retrouve ce genre de culte entre autre au Proche-Orient chez les Druzes.

Les Thraces adoraient un dieu suprême créateur et destructeur du nom de Gabeleisos

La survie à laquelle ils croyaient après la mort peut s'apparenter au Paradis. Du moins c'est ce que laisse supposer Hérodote dans ses écrits : « ...tous iraient en un lieu où ils survivraient toujours et jouiraient d'une complète félicité. » (Histoire, IV, 95)


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