Chapitre XXIV : Ceux qu'on n'attendait pas


Julia repoussa précipitamment Quintus quand elle entendit les brigands monter les escaliers. Leurs ombres se détachaient dans la clarté de la lune presque pleine. Une cible parfaite, jura-t-elle.

Quintus, vite !

En face d'elle, elle vit un bras se tendre. Une lance ou un pilum. Elle se jeta sur Quintus et ils basculèrent tous les deux par terre à l'intérieur de la chambre qu'ils venaient de quitter. Julia referma la porte du pied et se releva pour la barrer. Piètre protection qui ne tiendrait pas longtemps.

Quintus comprit que leur vie se jouait maintenant. Il se saisit d'un siège, le leva au-dessus de sa tête et vint se plaquer sur le mur à côté de la porte.

Tous les deux ? demanda Julia.

Comme toujours, ma belle ! plaisanta-t-il.

Il n'avait pas le cœur à rire. Il n'avait rien d'un soldat, mais il ne se laisserait pas égorger comme un mouton et surtout il ne laisserait personne toucher à Julia. La porte trembla sur ses gonds.

Julia ? murmura Quintus à l'adresse de la jeune femme.

Quoi ?

Je t'aime.

Ce n'est pas vraiment le moment, Quintus.

Je voulais que tu le saches, s'excusa-t-il.

Je le sais, idiot, le morigéna affectueusement Julia.

La porte céda sous l'épaule d'un homme, il entra dans la pièce emporté par son élan et Quintus lui écrasa sur la tête, le siège qu'il portait à bout de bras. L'homme s'écroula dans un râle. Quintus se recula, un deuxième homme entra, Julia se décala et lui planta son poignard dans le torse. La lame buta contre les côtes et l'homme lança un poing qui envoya la jeune femme valser cinq pas plus loin.

Je vais te saigner, cracha le brigand.

Quintus s'interposa.

Quintus, non ! cria Julia en se relevant.

Le jurisconsulte râla et frappa des deux poings l'homme qui lui faisait face. Un coup violent et puissant qui renvoya son attaquant à trois pas, puis il recula vivement, repoussant Julia derrière lui. Il crispa une main sur son ventre et sentit un liquide épais lui poisser les mains.

La terrasse, souffla-t-il.

Julia avait perdu le poignard, la chambre était plongée dans le noir le plus complet. Elle balaya les volets avec les mains, trouva la clenche et ouvrit. La lumière de la lune illumina soudain la scène. Deux hommes à terre, un autre au regard haineux et une femme.

Julia pensa à Gaïa et une formidable rage l'envahit. Pas encore une fois. On lui avait enlevé sa famille, on avait volé sa vie à Gerasa et quand elle en avait reconstruit une nouvelle à Alexandrie, on la lui avait encore une fois dérobée. On ne lui prendrait pas la seule personne qui lui restait. Si Gaïa perdait ce soir Julia, elle sombrerait dans la haine et s'auto-détruirait. Julia avait toujours espéré que la jeune femme se construisît un jour un avenir qui ne rimerait pas avec sang et vengeance, que le temps apaisât ses peines et ses douleurs. Elle devait survivre, mais comment ? Par où fuir ?

Quintus glissa soudain. Il se retint au chambranle de la porte et tout doucement, il s'affaissa à genoux. Julia tenta de le soutenir.

Pars, Julia. Fuis. S'il te plaît.

La jeune femme releva la tête. Le visage baigné par la clarté de la lune, la femme armée affichait un rictus mauvais et cruel. La servante qui les avait prévenus eut le malheur de crier et chercha à s'enfuir. La femme l'attrapa par les cheveux, la jeta à terre et lui enfonça son glaive dans la gorge. Quelqu'un entra derrière elle. Un nouveau brigand venu assister ou participer à l'hallali, se repaître de sang, exiger son butin. La femme s'avança vers la jeune domina et le visage du nouveau venu sortit de l'ombre.

De la nouvelle venue.

Julia resta un instant muette de stupeur. Comment était-ce possible ? Comment pouvait-elle être là ? Que faisait-elle au milieu de ces assassins ?

Aeshma ! laissa-t-elle échapper.

Les deux gladiatrices se figèrent. Galia se retourna vers la Parthe.

Tu la connais ?!

Hein ? Quoi ? Non ! se défendit Aeshma aussi surprise que l'hoplomaque.

Qui était-ce ? La femme se tenait à contre-jour et Aeshma ne pouvait distinguer ses traits.

Aeshma, c'est moi, Julia Metella Valeria.

Galia fronça les sourcils, elle avait déjà entendu ce nom. Où ?

Julia ? croassa Aeshma. Domina ?

Oui, Julia, Gaïa, Marcia, les loups, énuméra Julia dans un souffle.

La domina qui avait loué Atalante et Aeshma début juillet, réalisa enfin Galia. Celle qui les avait gratifiées de peaux de loup magnifiques. Avant qu'elle n'eût réagi, la jeune Parthe avait rejoint Julia.

Domina, je...

Au nom de tout ce en quoi tu crois, sauve-moi, Aeshma. Sauve Quintus.

Aeshma s'accroupit et tata le gros homme tombé à terre. Il vivait.

Aeshma ? gronda Galia.

On laisse tomber, Galia, exigea sourdement Aeshma.

Tu rigoles ?!

Non.

C'est quoi ce bordel ?! cria l'homme qui se trouvait dans la pièce.

C'est rien, répondit Aeshma. C'est juste le moment où toi et ta bande vous vous barrez.

Personne de cette maison ne doit sortir vivant, lui rappela le brigand. Et certainement pas les maîtres.

C'est le moment d'oublier tes ordres, rétorqua Aeshma.

Sinon, quoi ?

L'homme se retourna vers la porte et lança le cri de rassemblement qu'il partageait avec ses camarades. Aeshma bondit le glaive en avant. Galia se dressa devant elle et la jeune Parthe recula prudemment.

Tu es en train de commettre une grave erreur, Aeshma.

Des pas précipités se firent entendre dans l'escalier, puis dans le couloir. La pièce se remplit. Sept hommes, huit avec celui qui se relevait péniblement. Deux blessés. Superficiels. La sécurité de la villa laissait clairement à désirer. Dix opposants avec Galia et Astarté. Aeshma avait beau être douée, elle avait peu de chance de s'en tirer, d'autant moins si elle avait contre elle deux gladiatrices qui s'accordaient ensemble. Deux ? Elle fixa Astarté, même si celle-ci ne pouvait la voir, puis reporta son regard sur Galia.

C'est une mission de merde, cracha-t-elle. Pourquoi on massacre ces gens ? Il y avait même des enfants. Nous sommes des gladiatrices, Galia. Pas des assassins. On n'a pas à participer à ça.

Vous avez reçu des ordres, gronda le chef des brigands. Et si vous ne les suivez pas, on vous saignera.

Des ordres de qui ? Et pourquoi ? Ces gens sont innocents.

Personne n'est innocent, répondit stupidement Galia.

En dehors de l'arène, je ne tuerai jamais quelqu'un à qui je dois la vie, affirma Aeshma d'un ton ferme et définitif.

Tu leur dois la vie ? intervint Astarté.

À la domina, oui. Elle m'a sauvée des loups.

Tout son discours avait été dirigé à l'attention de la Dace. Interpeller Galia n'avait été qu'un subterfuge et Aeshma savait que l'hoplomaque ne se rangerait pas à ses côtés. Le travail déplaisait à Astarté. La mirmillon se sentait offensée dans sa dignité de gladiatrice. Elle n'aimait pas Galia, ni les brigands. Mais serait-ce suffisant pour l'inciter à contrevenir à un ordre de Téos, à risquer une punition exemplaire et cruelle ?

C'est une mission de merde, déclara Astarté d'un ton ennuyé.

Et Aeshma sut qu'elle l'avait ralliée à sa cause.

Combat ! cria soudain Astarté.

Bande de tarées, siffla Galia.

Mais avant que personne n'eût réagi deux hommes agonisaient déjà, mortellement touchés par le glaive de la grande Dace. La jeune Parthe se retourna vers Julia et lui tendit un couteau.

Garde-le, refusa Julia. Tu en feras meilleur usage que moi.

La jeune Parthe se lança dans la bataille. Elle avait l'avantage de sa position dos à la lumière. Une partie des hommes se retourna précipitamment vers Astarté, une autre, soutenue par Galia, vers Aeshma. Astarté avait récupéré un glaive sur l'un des hommes qu'elle avait tué, elle bénéficiait de l'effet de surprise que son revirement avait provoqué et elle en profita au maximum. Aeshma se confronta à un groupe déterminé qui n'avait pas renoncé à sa cible première. Après son premier mouvement d'attaque, elle recula et elle se cantonna dans une lutte défensive. Une attitude dangereuse, une attitude qui finissait toujours par donner l'avantage à ses adversaires, mais elle ne pouvait pas prendre le risque de se voir débordée. Elle espérait seulement qu'Astarté se débarrassât au plus vite de ses opposants et qu'elle vînt la soulager. Un glaive et un poignard, plusieurs adversaires et encore une fois la certitude qu'elle devrait sa vie à quelqu'un.

Garde ta gauche ! la prévint Julia.

Aeshma effaça son torse, la pointe d'une arme passa à un doigt de sa poitrine, mais le tranchant effilé de la lame entama la chair sur toute sa longueur. Aeshma coinça le poignet de l'homme contre ses côtes, passa son autre bras par-dessus celui de son attaquant et tomba à genoux. La même clef que celle qui avait envoyé Gaïa face contre terre quand Aeshma l'entraînait et que la jeune domina s'était crue un peu trop maligne. Mais cette fois, elle n'était pas à l'entraînement et un craquement suivi d'un hurlement de douleur, résonna. La jeune Parthe lâcha le poignet et enfonça son poignard dans le cou du brigand. Un sifflement. Elle bascula en arrière, roula sur une épaule et se remit debout en parant une lance.

Les brigands juraient et s'encourageaient mutuellement de la voix. Julia s'efforçait de suivre le combat d'Aeshma devant elle et celui de l'autre jeune femme derrière. Elle avait espéré que ce fût Atalante, mais la femme, si elle devait approcher sa taille, avait de larges épaules et les cheveux plus clairs que la jeune Syrienne. Atalante aimait la petite thrace. A priori, elle n'était pas la seule et la propension qu'avait Aeshma à être soutenue par les gens qui la côtoyaient avait des chances de lui sauver la vie.

Elle admira le combat de l'inconnue. Si elle était gladiatrice, elle devait combattre sous une armatura lourde. Un mirmillon ou peut-être un secutor. Elle ne donnait pas cette impression qu'elle avait toujours ressentie quand les rétiaires et surtout les thraces, plus que les hoplomaques souvent gênés par leur lance, combattaient dans l'arène. Légèreté, souplesse, vivacité. L'inconnue se battait comme si elle affrontait des géants et qu'elle cherchait à abattre des murs. Julia la vit esquiver une attaque, deux, tourner sur elle-même à la vitesse d'une toupie, trancher. Elle paraissait plus lourde qu'Aeshma, mais elle n'avait pas trop à lui envier sa vivacité.

Julia ! cria soudain Aeshma en la repoussant durement.

La tête de la jeune femme heurta le chambranle, une brûlure lui déchira l'avant-bras, un homme cria, le poignet tranché, un gargouillis suivit, Julia lança un pied et l'homme tomba sur le dos. Aeshma repartit en avant. Il lui restait deux adversaires. Elle effaça vivement une jambe. Si Galia pensait qu'elle allait la feinter de cette façon, elle rêvait. Elle glissa soudain vers la gauche et leva son poignard. Le brigand remonta sa garde, Aeshma se fendit en avant et son glaive s'enfonça dans l'abdomen de l'homme. Elle vrilla la lame, s'assurant que le coup serait mortel. Galia attaqua. Aeshma ne trouva pas le temps de retirer sa lame, elle lâcha prise et l'abandonna. Galia se redressa. Astarté se battait toujours.

— Cette fois, tu ne seras pas la plus forte, Aeshma. Et c'est sine missione, fit Galia.

Le coup partit, de taille, de haut en bas. La Parthe esquiva. Galia fit un pas, ré-attaqua avec son poignard de la main gauche. Nouvelle esquive. La dernière. Aeshma se trouvait pratiquement collée à Julia, elle ne pouvait plus reculer. Le bruit d'une arme lâchée sur le sol. Et puis, une main dure qui lui crochète la mâchoire, un coup de glaive qui lui arrache le sien de la main. Le souffle de la mort.

De la mort qui soudain recule.

Tu n'es pas sur le sable, Galia, siffla Astarté dans le cou de l'hoplomaque. Et tu n'y retourneras jamais. Jugula.

La Dace appuya un pied sur l'arrière de la jambe de Galia. La gladiatrice tente de résister, elle cherche le corps derrière elle, y plante son glaive, entend le grognement. Aeshma réagit. La pointe d'une caligae qui frappe l'hoplomaque au torse, les côtes qui craquent. Galia qui tombe à genoux, fermement maintenue la tête en arrière par les doigts puissants de la Dace refermés sur sa chevelure. Elle sentit la pointe du glaive passer sous la clavicule.

Astarté, râla-t-elle.

La Dace pesa de tout son poids. La lame du glaive trouva l'artère. Elle maintint Galia un moment, puis elle retira la lame d'un coup sec et relâcha sa prise sur les cheveux. Galia s'affaissa en avant, son front cogna le sol avec un bruit sourd et elle ne bougea plus. Astarté releva la tête en grimaçant.

Cette conne m'a planté son glaive dans le bras, maugréa Astarté.

Je vais m'occuper de ça, déclara Aeshma.

Elle découpa rapidement des bandes de tissu dans la tunique d'un des brigands morts et confectionna un bandage rapide sur le biceps d'Astarté. La blessure était profonde, mais Aeshma n'avait pas senti le sang pulser sous ses doigts. Galia n'avait pas touché d'artère et la jeune Dace ne mourrait pas dans la seconde. Par contre le mari de Julia n'aurait peut-être pas cette chance. Elle devait voir ce qu'il en était.

Astarté, trouve-moi une lampe.

Je vais m'en charger, déclara Julia.

D'accord. Astarté, il reste des hommes ?

Je ne sais pas.

Compte-les. S'il en reste, trouve-les et tue-les.

D'accord.

D'après les comptes de la grande Dace, il en manquait deux. Elle prévint Aeshma et partit à leur recherche. Elle les trouva en train de violer une femme dans les cuisines. Ils ne l'entendirent pas venir et moururent sans savoir même qui les avait attaqués. La jeune Dace s'agenouilla auprès de la femme. Celle-ci cria de frayeur et sentant ses mains libres, se mit à frapper la gladiatrice. Astarté posa ses armes et immobilisa les mains de la femme par terre.

Calme-toi. Je suis là pour t'aider. Je ne te ferai aucun mal.

Qui es-tu ?

Euh... une amie de la domina.

La déclaration parut stupide à Astarté, mais elle sembla contenter la femme qui se détendit.

Ils sont morts ?

Qui ?

Tout le monde.

La domina, non, le dominus, je n'en sais rien, les autres non plus. Écoute, il faut que je retourne là-haut. Trouve de la lumière, fais le tour de la villa et retrouve-nous dans la chambre de la domina. Tu t'appelles comment ?

Rachel.

Je m'appelle Astarté.

Je préfère rester avec toi.

Tu ne veux pas voir s'il y a des survivants ?

J'ai peur.

Bon, viens avec moi, on verra ça plus tard.

La femme avait l'air bien trop effrayée pour se retrouver à examiner des cadavres seule et en pleine nuit.

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Dans la chambre, Julia avait allumé plusieurs lampes et les avait disposées au mieux pour permettre à Aeshma d'ausculter Quintus. L'attaque avait été si violente, l'intervention d'Aeshma, puis le ralliement d'une autre de ses camarades si inattendu, que Julia avait du mal à organiser ses pensées. Quintus allongé par terre ne facilitait pas non plus sa capacité à analyser clairement la situation.

Aeshma palpait la blessure du jurisconsulte. Ce type était gras comme un petit cochon de lait. La tension qu'elle éprouvait, l'angoisse qui lui serrait la gorge depuis qu'elle avait découvert l'homme à terre, qu'elle avait compris qu'il était le mari de Julia Metella, se relâcha sensiblement. Sa graisse lui avait peut-être sauvé la vie.

Quintus tremblait sous les doigts froids de la gladiatrice. Froideur qui contrastait avec la chaleur bienfaisante et rassurante de la main de Julia posée sur son front. Il n'osait pas parler, il s'était juste assuré que Julia n'était pas blessée. Julia lui avait menti et n'avait pas mentionné l'estafilade sur son avant-bras. Elle n'en avait non plus rien dit à la gladiatrice. Elle avait noué un tissu autour alors qu'elle s'habillait. L'attaque les avait surpris nus dans leur lit et sa soudaineté, comme l'absence de lumière, ne leur avait pas permis de s'habiller ni avant de sortir de leur chambre ni après y être re-rentrés quelques seconde plus tard.

Dominus ! s'écria soudain une petite voix.

Julia tourna la tête. Astarté était revenue accompagnée d'une femme. Recouverte de sang, les habits déchirés, elle était méconnaissable. Julia chercha à l'identifier. Rachel, la cuisinière du domaine. Une femme aux cheveux gris. Quintus lui avait vanté ses talents de cuisinière et Julia lui avait demandé pourquoi il avait laissé une femme de cette qualité officier dans un domaine si lointain. Quintus lui avait répondu qu'il n'avait pas à se plaindre de son cuisinier à Patara, que Rachel avait toujours vécu au domaine de Bois Vert et qu'elle connaissait les goûts de toute la familia. Et puis, même s'il ne visitait pas souvent ses domaines, il aimait savoir que partout, il y trouverait des cuisiniers ou des cuisinières qui sauraient lui ravir le palais. Rachel devait être âgée d'une cinquantaine d'année et ses cheveux blancs brillaient à la lueur de la lune.

Il va bien, la rassura Julia.

Mouais, il ne faut peut-être pas exagérer, ronchonna Aeshma sans se préoccuper de l'inquiétude que ses propos pourraient faire naître.

Astarté s'approcha.

Ils sont tous morts, déclara-t-elle. Il restait seulement deux types occupés à violer celle-là et ils ne m'ont même pas entendue arriver.

Tu as trouvé des survivants ?

Non. Aeshma, qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

La jeune Parthe releva la tête et fixa Julia.

On dégage. Mais avant ça... Domina, je ne sais pas qui en avait après vous et pourquoi vous avez été attaquée, mais ce que je sais c'est qu'on doit vous mettre à l'abri. Le dominus est gravement blessé, même s'il a de fortes chances de s'en tirer. Il faut gagner du temps.

Julia inspira profondément.

Je t'écoute, Aeshma.

On brûle tout... Euh... vous pourrez reconstruire après cela.

C'est d'accord.

Et après, Aeshma ? s'inquiéta Astarté. On a tué Galia, tous les autres types, comment on va expliquer leur mort ?

On verra ça plus tard, parons d'abord au plus pressé.

Aeshma, lui dit Julia. Tu restes auprès de Quintus. Je pars avec Rachel et euh... Astarté ?

C'est moi, confirma la Dace.

Il faut le descendre d'abord, dit Aeshma. Trouvez-moi une planche, n'importe quoi pour le transporter.

Rachel annonça qu'elle savait ce qui conviendrait et Astarté partit avec elle. Elles remontèrent avec un plateau qui servait de plan de travail à la cuisine. Aeshma et Astarté posèrent doucement le corps de Quintus dessus. Il gémit et s'évanouit. Les deux gladiatrices le descendirent ensuite et le transportèrent devant la maison.

Nous sommes venus en carpentum, expliqua Julia. Je vais aller l'atteler. Astarté, tu sais monter à cheval ?

Non.

Je reste avec le dominus, décida Aeshma. Astarté, tu fous le feu. Je veux un grand feu.

T'auras un volcan.

Rachel, aide-la, demanda Julia.

Oui, domina.

Récupère des vêtements aussi.

Domina, l'appela Aeshma. Si vous avez de l'argent...

Il n'y avait rien ici.

Chacune s'occupa de la tâche qui lui avait été assignée. Quand Julia amena le carpentum, Aeshma lui confia Quintus et partit prêter main forte à Astarté. Elle s'arrêta soudain. Galia avait certainement reçu des consignes, Téos avait dû lui demander de rapporter une preuve que leur mission avait été remplie. Les sceaux, se rappela-t-elle en se traitant d'imbécile.

Domina, le dominus porte un sceau ?

Oui.

Et vous ?

Oui.

Que faire ? Leur laisser ? Les prendre et les rapporter ? Les laisser sur place ?

Qu'y a-t-il, Aeshma ?

Les sceaux devaient être rapportés au commanditaire.

Tu les veux, c'est ça ?

Ben...

Tu ne peux pas faire cela, Aeshma. Si tu donnes les sceaux et que nous réapparaissons plus tard, on saura que tu as menti. On ne doit pas les laisser sur place pour la même raison.

Julia Metella avait raison.

D'accord.

Je porte le mien, mais Quintus a retiré sa bague.

Où ?

Si personne n'y a touchée, elle doit se trouver dans notre chambre. Sur la table, à côté de la bassine.

Le feu commençait à ronger la villa. Des flammes s'échappaient des ouvertures en divers endroits. La jeune Parthe devait se dépêcher si elle voulait récupérer la bague avant que ce ne fût plus possible. Astarté avait promis un volcan, elle n'avait pas menti. Une bonne partie de la villa ressemblait déjà à un vaste brasier.

Aeshma déboucha dans la chambre comme un ouragan. Elle trouva la bague où Julia le lui avait dit, mais quand elle ressortit, l'escalier était envahi de fumée. La gladiatrice tourna les talons. Elle pouvait retenir sa respiration, descendre à l'aveuglette, mais elle n'avait aucun moyen de savoir ce qu'elle trouverait au rez-de chaussée. Elle se rendit sur le balcon et se pencha par-dessus la balustrade. Un craquement retentit derrière elle. Le sol cédait. Aeshma soupira, haut ou pas, elle n'avait plus vraiment le choix.

Aeshma !

Astarté se tenait en contrebas.

Elle avait rejoint Julia. Rachel était arrivée peu de temps après. Elles avaient monté ensemble Quintus à l'intérieur du carpentum. Astarté s'était étonnée de l'absence d'Aeshma. Julia lui avait expliqué.

Elle n'est pas retournée là-bas ? s'était renfrogné la Dace. On a allumé des foyers partout.

Vous avez retrouvé des survivants ?

Non.

Elles étaient ressorties du véhicule. Julia et Astarté avaient inspecté la façade de la villa. Astarté avait soudain prit sa décision :

Je vais la chercher.

Non, attends ! Regarde. Là, avait fait Julia en pointant la terrasse du doigt. Elle va sauter.

Elle va se fracasser la tête, ouais.

La Dace avait démarré au pas de course, arrêté Aeshma avant qu'elle ne sautât

Elle se cala en-dessous d'elle. Elle amortirait sa chute. Aeshma sauta, Astarté tendit les bras, reçut la Parthe et l'accompagna au sol.

Merci, souffla Aeshma.

Remercie la domina de t'avoir vue. Tu as trouvé ce que tu voulais ?

Oui.

On s'en va ?

Ouais.

Où ?

Elle nous le dira.


***


Le soleil se levait quand le carpentum arriva à Myra. Julia engagea les deux gladiatrices à ne pas se montrer. Rachel connaissait la route. La jeune domina avait arrangé ses vêtements et l'avait recoiffée. Elle ne voulait pas risquer d'être arrêtée par des curieux ou des miliciens. C'était déjà assez inhabituel qu'une femme conduisît un carpentum si luxueux et qu'aucune escorte n'assurât sa sécurité.

Quintus possédait une modeste petite villa proche du quartier du théâtre. Rachel arrêta la carpentum devant l'entrée. Les boutiques qui s'ouvraient de chaque côté n'étaient pas encore ouvertes. Julia descendit et frappa à la porte. Un esclave vint ouvrir. Elle échangea quelques mots avec lui et attendit. Quatre hommes surgirent. Ils retirèrent Quintus du carpentum et le conduisirent à l'intérieur de la villa. Julia jeta des peanulas aux gladiatrices. Elles les enfilèrent, rabattirent les capuches, bas sur leurs visages et suivirent la jeune femme à l'intérieur. Gaïa réveillée par les appels des gens de la maison apparut sur le seuil du cubiculum dans lequel elle dormait.

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Aeshma arrivait à peine à respirer. La main n'était pas refermée autour de son cou, mais autour de sa trachée artère. Elle suffoquait, à moitié, par manque d'air, à moitié à cause de la douleur. Elle aurait pu se dégager, mais elle ne tenta aucun mouvement. La domina était furieuse et Aeshma ne pouvait lui donner tort.

Elle avait pourtant attendu avant de s'en prendre à elle. Attendu qu'Aeshma prît soin de Quintus, que Julia lui racontât dans les grandes lignes l'attaque et l'incendie de la villa. Elle n'avait cependant pas quitté la Parthe du regard et quand elle comprit son implication dans toute cette affaire de meurtre sauvage et de brigandage, malgré les protestations de sa sœur, elle avait saisi Aeshma par le bras et l'avait traînée rudement dans un cubiculum. Elle l'avait alors plaquée contre un mur et refermé ses doigts sur sa trachée, exactement comme Antiochus, le lutteur qui lui avait donné ses premiers cours de lutte, le lui avait appris.

Tu vas m'expliquer ton implication là-dedans, thrace, siffla-t-elle. Et tu as intérêt à me contenter cette fois, parce qu'autrement, je vais te saigner jusqu'à ce que tu me dises ce que j'ai envie d'entendre. Tu as porté la main sur ma sœur, tu as ramené son mari moribond et ce ne sont pas tes vaines tentatives de le sauver qui vont m'inciter à la clémence.

Aeshma râla, ce que Gaïa prit comme un consentement à répondre à ses questions.

Qui ?!

Té... Té... arg... râla Aeshma incapable de parler.

Gaïa allégea la pression de ses doigts sur sa trachée.

Téos, notre laniste, domina. C'est lui qui nous a envoyées.

Pourquoi ?

Pour soutenir les brigands. Obéir à leurs directives.

Qui étaient ?

De tuer tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur de la villa, de tuer les maîtres, les deux.

Tu savais qui tu attaquais ?

Non, domina. C'est elle qui m'a reconnue.

Tu es sûre ?

Oui, domina. Je vous le jure, jamais je...

Téos connaissait-il sa cible ? la coupa Gaïa.

Je ne sais pas, domina. Je n'étais pas responsable de notre groupe.

Qui l'était ? La femme qui t'accompagne ?

Non, pas elle, domina.

Qui, alors ?! cria Gaïa.

Elle lâcha la jeune Parthe et la gifla violemment d'un revers de main, puis d'un autre, avant de lui crocheter à nouveau la gorge.

Une autre gladiatrice, lui apprit Aeshma. Elle est morte, Astarté l'a tuée.

J'avais confiance en toi, Aeshma. Je vais te tuer.

Je... je ne savais pas, domina.

Julia ne supportera pas la mort de Quintus.

Il ne mourra pas, domina. S'il est soigné, il ne mourra pas.

Je vais te tuer quand même.

Je vous dois une vie, domina. Jusqu'à ce que je vous aie payé ma dette, la mienne vous appartient.

Gaïa dégaina le poignard que portait Aeshma à sa ceinture. Julia les avait suivies dans le cubiculum. Elle n'était pas intervenue quand sa jeune sœur avait violemment pris à partie la jeune Parthe parce que, avant de pouvoir se montrer raisonnable, Gaïa devait évacuer sa peur et sa colère, et parce qu'Aeshma méritait largement cette dernière. Elle n'était peut-être pas responsable de tous les crimes qui avaient été commis cette nuit au domaine de Bois Vert et elle n'avait fait qu'obéir aux ordres de son laniste, mais elle était une personne avant d'être une esclave et il serait bon qu'elle s'en souvînt parfois.

Les questions, l'agressivité, les menaces, l'aveu qui avait déçu sa sœur, Julia passa tout, mais quand elle vit Gaïa brandir le poignard, elle intervint. Gaïa aimait la jeune gladiatrice. Julia ne savait pas exactement dans quelle mesure, mais Aeshma s'était forgée une place particulière dans les pensées, sinon dans le cœur de Gaïa.

Sa jeune sœur n'avait pas voulu reparler de la jeune Parthe après leur séjour au Grand Domaine et les tentatives de Julia pour éclaircir ce brusque silence s'étaient toutes soldées par des échecs. Gaïa avait évité et esquivé sans beaucoup s'en cacher, le sujet. Quand Julia lui avait demandé clairement pourquoi, Gaïa avait maugréé qu'elle s'était trompée sur la jeune femme et qu'elle ne voulait pas en discuter. Julia avait accédé à sa demande. Elle savait qu'un jour ou l'autre, quand Gaïa aurait digéré sa déception ou sa colère, elle se confierait à elle. En attendant, il était hors de question que Gaïa tuât la jeune gladiatrice.

Gaïa ! menaça-t-elle.

Elle a tué tes gens, Julia, cracha Gaïa les yeux plantés dans ceux d'Aeshma. Quintus risque de mourir par sa faute, elle a brûlé la villa, elle mérite la mort.

Elle m'a sauvé la vie, Gaïa. Sans elle, tu pleurerais ma mort. Elle ne savait pas, elle est coupable, mais pas d'avoir cherché à nous faire du mal. Elle est de notre côté et elle nous aidera, tout comme sa camarade. N'est-ce pas, Aeshma ?

Oui, domina.

Comment te faire confiance, maintenant ? lui demanda acidement Gaïa.

Je ne sais pas. Je... je...

Gaïa, s'il te plaît, la supplia doucement Julia.

Les doigts de la jeune femme s'ouvrirent lentement sur la gorge d'Aeshma, mais sa main resta en place. Elle rengaina le poignard dans l'étui qui pendait à la ceinture de la jeune gladiatrice.

Je sais que tu n'as pas besoin de ça pour me tuer, souffla Gaïa pour expliquer son geste.

Elle recula.

Il faut qu'on parle, annonça Julia d'un ton ferme. Maintenant.

Julia invita les deux gladiatrices et Gaïa à la suivre dans le triclinium. Astarté et Aeshma ne savaient pas grand-chose. Téos n'avait pas parlé de son commanditaire. La familia avait rejoint Patara fin septembre en prévision du munus commandé par Aulus Flavius. Celui-ci commencerait le jour des Meditrinalias, le 11 octobre. La familia était logée au ludus municipal. Téos ne vivait plus avec ses gladiateurs. Il était difficile de savoir qui venait lui rendre visite ou qui il rencontrait en ville. Les brigands avaient, de leur côté, limité les échanges avec les trois gladiatrices, même avec Galia. Ils les traitaient comme de vulgaires assassins, des mercenaires. Galia avait pris contact avec eux dans une auberge et elles s'étaient ensuite rendues dans un endroit qu'ils leur avaient indiqué. Elles y avaient passé trois jours à s'ennuyer, puis un brigand était venu et leur avait très exactement expliqué ce qu'ils attendaient d'elles. Elles s'étaient cachées à proximité de la villa et avaient attendu le signal de l'attaque. C'était tout.

Et cette histoire de sceaux ? demanda Julia.

Galia m'en avait parlé et on m'a demandé une fois de... hésita Aeshma qui avait tout à coup l'impression d'être une criminelle. Téos m'a déjà demandé de lui rapporter un sceau. Il en avait besoin comme preuve que le travail avait été fait.

Tu as déjà assassiné pour son compte ? demanda Gaïa.

Pas pour son compte, domina, voulut préciser Aeshma.

Réponds à ma question. Tu as déjà rempli ce genre d'engagement ?

Oui, domina.

Souvent ?

Non, une seule fois.

Quand ?

...

Aeshma ! claqua durement la voix de Gaïa

Fin août.

Qui as-tu assassiné ?

Un sous-officier romain et son escorte.

Un sous-officier avec un sceau ? demanda Julia dubitative.

On ne sait pas qui c'était, domina, intervint Astarté. Ses hommes nous ont parlé d'un principal, on nous a dit qu'il s'appelait Lucius Corvus Sentius. Mais...je ne crois pas que c'était vrai et on ne sait pas pourquoi il portait un sceau.

Tu y étais toi aussi ?

Oui, domina. Aeshma était notre chef de groupe.

Qui avait commandité ce crime ?

Je ne sais pas, domina, répondit Aeshma.

D'autres que vous avaient rempli ce genre de contrat avant cela ?

Non, jamais, affirma Aeshma.

Qu'en sais-tu ?

Ça fait huit ans que j'ai intégré la familia de Téos. Il a loué des gladiateurs pour parfois jouer aux gardes du corps, pour des combats privés ou pour décorer des soirées, mais jamais pour servir d'hommes de main. Il n'y a pas beaucoup d'hommes à qui il ferait assez confiance pour confier ce genre de contrat, quant aux femmes, à part... euh...

Toi, Astarté et l'autre qui était avec vous, il ne ferait confiance à personne d'autre, c'est ça ? demanda durement Gaïa.

Il n'y a pas que nous trois, domina. La première fois, Galia ne nous a pas accompagnée.

Mouais, elle est trop con pour qu'un homme veuille coucher avec elle plus d'une fois, maugréa Astarté.

Aeshma lui lança un regard noir qui n'échappa pas aux deux jeunes dominas.

Je l'aurais su si un gladiateur avait été engagé à remplir ce genre de contrat, reprit Aeshma.

Tu aurais surtout fait partie du contrat, n'est-ce pas ? demanda Gaïa.

C'est probable.

Tu as toutes les qualités pour ça et ton laniste le sait...

Aeshma leva la tête et s'apprêta à encaisser la suite.

Tu es une grande gladiatrice, énonça fermement Gaïa. Tu es sans pitié. Tu n'as aucun état d'âme à tuer et surtout, tu es une esclave tellement obéissante et soumise.

Astarté tourna la tête vers Gaïa, puis vers Aeshma.

La première partie de la déclaration était parfaitement exacte, mais la seconde... La domina avait mis tant de mépris en l'affirmant qu'Astarté en avait elle-même été blessée. Parce que, même si la domina s'adressait à Aeshma, elle avait évoqué une réalité qui parfois dégoûtait la jeune Dace. Comme elle savait qu'elle dégoûtait d'autres gladiateurs ou gladiatrices de condition servile.

Elle observa Aeshma, la vit pâlir et serrer les mâchoires, baisser le regard. Astarté l'avait toujours considérée comme une rebelle. Pas comme un élément incontrôlable dont se serait vite débarrassé Téos, mais comme quelqu'un d'assez indépendant pour ne pas renoncer à certains de ses principes. Ce qui expliquait pourquoi, depuis qu'elle la connaissait, Aeshma avait subi le fouet, l'isolement, les fers, les privations, sans que cela ne changeât jamais rien son attitude. Astarté avait toujours trouvé que la jeune Parthe jouait avec le feu. Elle la trouvait imprudente, mais elle admirait ce petit côté crâne chez elle. Elle n'aurait jamais reproché à Aeshma de profiter de son statut de meliora pour se permettre ce que d'autres n'auraient jamais osé se permettre parce qu'elle savait que la jeune gladiatrice agissait selon ses convictions, à l'instinct.

Aeshma ne réfléchissait pas quand tout à coup, elle bravait les règles ou l'autorité. Elle s'isolait quand elle en ressentait besoin, elle donnait une leçon à un membre de la familia quand elle jugeait qu'il le méritait, et elle, pourtant si taciturne, ouvrait tout à coup une grande gueule dans des circonstances complètement inappropriées, comme elle l'avait fait lors du munus à Patara ou quand elle avait demandé à Téos de ne plus porter de casque dans l'arène.

Obéissante et soumise ? Deux adjectifs qu'Astarté n'aurait jamais eu l'idée d'accoler au nom d'Aeshma. Deux adjectifs qui pourtant, étaient sortis comme une coulée de boue sale de la bouche de la domina, qu'Aeshma s'était pris de plein fouet et surtout, qui avaient résonné, au vu de son attitude, comme une vérité à ses oreilles. La domina l'avait insultée, mais aux yeux d'Aeshma, elle ne s'était pas montrée injuste. Qu'avait pu faire la thrace pour mériter un tel jugement, pour reconnaître qu'elle le méritait ? Astarté n'éprouvait en rien les sentiments qu'Atalante éprouvait envers Aeshma, mais elle résista difficilement à l'envie de tendre une main vers sa camarade, de lui apporter protection et réconfort, comme elle aurait aimé qu'Aeshma ou une autre personne qu'elle respectait lui en apportât si elle avait été confrontée à tant de mépris.

Aeshma, qu'est-ce que vous allez faire ? demanda Julia sur un ton amical qui jurait avec celui de sa sœur.

Rejoindre Patara, domina. Nous sommes engagées pour le munus des Meditrinalias.

Qu'est-ce que vous allez raconter à votre laniste ?

Aeshma regarda Astarté, la jeune Dace hocha la tête, elle s'en remettait à elle pour décider de ce qu'il y avait de mieux à faire et à raconter. Elle suivrait la jeune Parthe, quoi qu'elle décidât.

On va rentrer, dire que l'attaque s'est mal passée, qu'on s'est heurtées à une forte résistance, que Galia a été tuée, que la villa a brûlé et qu'on s'est barrées le plus vite possible.

Vous avez intérêt à ne pas vous contredire, observa Julia visiblement inquiète.

Il nous faudra cinq jours, peut-être six, pour rejoindre Patara. On aura le temps de se mettre d'accord. De toute façon, on n'aura pas grand-chose à raconter.

Et pour moi et Quintus ?

On ne saura rien.

Mmm.

Domina ? demanda timidement Aeshma à Julia.

Oui ?

Qu'est-ce que vous allez faire ?

...

Ne retournez pas à Patara, domina. Ne restez pas ici. Quelqu'un vous en veut. Partez, soignez le dominus, mettez-vous à l'abri.

Tu crois avoir quelque chose à dire, thrace ? demanda aigrement Gaïa.

Non, domina. Mais le dominus a besoin de repos et...

Et ?

Aeshma regarda Julia et se mordit l'intérieur de la joue.

Aeshma... siffla Gaïa.

Je... euh.

Elle ne savait pas comment annoncer ce qu'elle savait.

On ne sait rien sur le commanditaire, domina. Je... je peux essayer de savoir qui il est, mais jusque-là...

Je crois que la décision nous appartient, la coupa sans acrimonie Julia. Vous n'avez pas dormi de la nuit et vous devez être fatiguées. Allez vous coucher.

Julia se leva et appela un serviteur. Elle lui commanda d'installer les gladiatrices dans un cubiculum où elles pourraient se reposer. Aeshma, avant de quitter la pièce, demanda l'autorisation de passer voir Quintus.

Elle avait passé plus d'une heure à le soigner en arrivant. La blessure était profonde et elle avait vérifié qu'aucun organe interne n'avait été endommagé. Elle avait lavé la plaie avec beaucoup de soin, l'avait suturée et recouverte d'une préparation à base de miel, de thym, de sauge et de teinture galénique de chanvre. Elle avait demandé à Julia s'il était possible d'envoyer un esclave chez un apothicaire et de lui rapporter du barbarum et des graines de chanvre. Quintus n'avait pas repris connaissance durant ses soins et Aeshma voulait, avant d'aller dormir, s'assurer que l'homme n'avait pas de fièvre. Julia accepta et les deux gladiatrices se séparèrent.

Tu ne devrais pas la laisser seule, reprocha Gaïa à sa sœur quand elles se retrouvèrent toutes les deux.

Arrête, Gaïa, la morigéna Julia. Il y a trois mois, tu lui aurais confié ta vie les yeux fermés.

Elle n'avait pas alors massacré tes serviteurs et tenté de te tuer.

Tes récriminations sont injustes.

Ce n'est pas ce qu'elle a fait ?

Si, mais maintenant, on n'en parle plus. Sans elle, Quintus serait mort. Avec ou sans elle, cette expédition aurait de toute façon eu lieu, et si elle n'en avait pas fait partie, on ne se querellerait pas à son sujet.

Tu vas suivre son conseil ?

Je le crois assez sage.

Pars à Alexandrie.

Et toi ?

Je reste ici. Je veux savoir qui t'en voulait.

C'est dangereux.

De toute façon, je n'ai pas fini ce que j'avais à faire ici.

Gaïa...

Julia, as-tu des navires ici ?

Oui, l'un est en réparation et l'autre est venu charger de la pourpre. Il doit partir à Patara, compléter là-bas son chargement, puis se joindre à un convoi pour l'Italie.

Détourne-le. Complète ici ou pas son chargement et pars à son bord à Alexandrie. Il peut naviguer jusqu'à là-bas ?

Oui, mais...

Quintus sera mieux soigné à Alexandrie, tu connais les gens là-bas et la familia sera heureuse de te revoir.

Gaïa, je...

Tu tombes de sommeil, Julia. Va dormir. On discutera après. Écris-moi juste une tablette pour ton capitaine que je puisse organiser votre voyage.

Gaïa...

Julia, tout de suite.

La jeune femme céda. Gaïa avait raison, elle était épuisée. Elle ne voulait pas laisser sa jeune sœur derrière elle, mais il lui fallait se reposer si elles devaient s'affronter. Malgré l'ascendant qu'elle avait sur elle, rallier Gaïa à une idée qui s'opposait radicalement à sa volonté lui demanderait de la patience et beaucoup de fermeté.

.

Alors que Gaïa s'apprêtait à se rendre au port, une ombre surgit d'un coin sombre de l'atrium. Aeshma. La jeune domina se renfrogna. Que lui voulait la gladiatrice ? Pourquoi ne dormait-elle pas ?

Domina, souffla la jeune Parthe.

Que me veux-tu ? demanda sèchement Gaïa.

Vous parler, euh... en privé.

Gaïa était accompagnée de deux esclaves, d'un commis et de l'homme chargé des affaires de Julia à Myra. La demande de la gladiatrice frisait l'insolence, mais le ton avait été respectueux et Gaïa y avait décelé une pointe de supplication. Elle se souvint que la jeune femme avait hésité à dire quelque chose quand elles avaient discuté un peu plus tôt de ce qu'il convenait maintenant de faire.

Viens avec moi. Attendez-moi ici, demanda-t-elle à ses gens.

Gaïa entraîna la gladiatrice au premier étage et la fit rentrer dans une pièce qui servait de bureau à Quintus et Julia quand ils venaient à Myra. Elle ferma la porte et se retourna vers Aeshma.

Qu'as-tu à me dire ?

Domina, il faut que, euh... Il faut que votre sœur et son mari partent d'ici.

Ils vont partir.

Vous aussi, domina ?

En quoi cela te regarde-t-il ?

Votre sœur... Son mari est blessé et euh, ben... Les gens sont bien à Alexandrie ?

— Aeshma, est-ce vraiment important ? Tu me demandes une conversation privée pour me demander si mes gens sont... bien ?

Oui, c'est important, domina. Ils auront besoin d'être entourés, qu'on prenne soin d'eux.

Soin d'eux ? demanda Gaïa en insistant sur le pronom. Tu crois que ma sœur a besoin qu'on prenne soin d'elle ?

Oui.

Gaïa regarda attentivement la jeune Parthe.

Pourquoi ?

Elle est enceinte.

Gaïa marqua un temps d'arrêt.

Qu'est-ce qui te permet de dire cela ?

Elle était nue à la villa. J'ai vérifié aussi qu'elle n'était pas blessée. Je pense qu'elle est enceinte de deux ou trois mois.

Tu en es sûre ?

Oui, domina.

Va dormir.

Aeshma hocha la tête et sortit. Gaïa se mâchouilla l'intérieur des lèvres. Si la gladiatrice ne se trompait pas, cette information changeait tout. Elle ne pouvait pas laisser Julia partir seule à Alexandrie. Pas maintenant. Elle devait mettre ses projets de  vengeance en sommeil. Aulus Flavius et son centurion Claudius Numicius Silus, Kaeso Atilius Valens qui lui posait un problème de conscience, le commanditaire du meurtre de sa sœur et de Quintus. Rien n'assurait qu'une fois qu'il les saurait en vie, celui-ci ne les poursuivît pas jusqu'à Alexandrie. Tant qu'elle ne savait pas qui était derrière le massacre de Bois Vert, Gaïa ne pouvait pas se permettre de laisser Julia sans protection. Sa sœur pouvait prendre soin d'elle-même, mais si elle était vraiment enceinte, elle risquait d'avoir l'esprit moins affûté, de se montrer plus distraite et de se laisser aller à commettre des imprudences.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :


Illustrations : Scène de mariage romain, bas-relief romain (pas trouvé les références).

Barbarum (produit qu'Aeshma demande à Astarté d'acheter chez l'apothicaire pour soigner Quintus) : préparation médicinale à base d'huile, de vinaigre, d'aluminium et d'oxyde de plomb, possédant des propriétés astringentes et antiseptiques.

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