Chapitre XXII : Le souffle d'Éris
Aulus Flavius s'assit à son bureau et posa son menton dans ses mains.
— Tu as été imprudent, Silus.
— Rien ne peut vous relier à ce meurtre, procurateur.
— Pourquoi ne pas avoir fait disparaître le corps du légionnaire ?
— Son meurtre a été imputé à des brigands.
— Mmm, mais il manquait la tablette de Valens.
— Il ne manquait pas que la sienne.
— Que penses-tu que nous devrions faire ?
— Nous savons qu'il veut votre perte. Il est peut-être temps d'agir. Nous aurions dû le faire bien avant aujourd'hui.
— Non, c'eût été une erreur. Le tuer juste après que le courrier soit parti, le tuer alors que le corps d'un légionnaire de l'escorte a été retrouvé avec la besace du courrier et seulement la moitié des tablettes ? Attendons.
— Qu'il renvoie un courrier à Vespasien ?
— Non, nous ne lui en laisserons pas le temps. Tu m'as dit qu'il allait partir en inspection ?
— Oui.
— Pourquoi en plein mois d'août ?
— Des histoires de brigandages et il y a eu des feux, en particulier un, très important, début juillet.
— L'occasion rêvée. Il part avec une grosse escorte ?
— Non, il veut éviter que les gens pensent à une opération militaire. Il se présente comme l'oreille de la légion et de l'Empereur, et assure à la population qu'il fera remonter leurs doléances au propréteur et à l'Empereur.
— Il s'arroge bien du pouvoir.
— Le propréteur a approuvé son initiative, comme le précédent l'avait approuvé avant lui.
— Pff, cracha Aulus Flavius. Tous des incapables, des valets, des esclaves incompétents. Comment peuvent-ils remettre leur pouvoir entre les mains d'un vulgaire soldat ? Sans offense, Silus, s'excusa-t-il avant de continuer. Valens ne rédigera pas un autre rapport avant la fin de son inspection, il doit certainement y voir l'occasion de compléter ses notes, car je suis sûr qu'il passera sur les domaines impériaux qui m'ont été confiés. Des brigands, des rebelles, il y en a toujours qui traînent...
— L'opération doit être bien préparée.
— Tu as trouvé son espion ?
— Non.
— On ne peut pas risquer une fuite. À combien d'hommes se montera son escorte ?
— Une demi-douzaine, pas plus, il voyage sous une fausse identité.
— Une fausse identité ?
— Oui, Valens pense que la fonction de tribun impressionne trop les gens. Il se fait passer pour un simple cornicularius, un petit principal au service du tribun Kaeso Atilius Valens.
— Voilà qui facilitera son élimination. Mais tu n'as pas trouvé l'espion, Silus. Je ne veux pas prendre le risque que Valens soit prévenu. Cette histoire doit rester entre nous.
— Je peux recruter d'autres gens.
— Ce sont des légionnaires, ça m'étonnerait que Valens parte avec des tirones*. Il va s'entourer d'hommes de confiance et d'expérience. Personne ne devra survivre et si c'est malheureusement le cas, personne ne doit pouvoir nous relier aux assassins. Tu peux engager des pirates ou des brigands, mais il nous faut un ou deux combattants aguerris.
— Vous pensez à quelqu'un en particulier ?
— Oui, j'ai ma petite idée.
— Qui ?
— Des gladiateurs.
— Mmm, bonne idée, mais vous n'êtes pas laniste. Où trouverez-vous des hommes sûrs ?
— Je connais un laniste itinérant, il cherche à se fixer, il m'a implicitement demandé mon appui. J'ai engagé toute sa familia pour le munus des Meditrinalias.
— Téos ?
— Oui.
— S'il fait partie de votre clientèle, l'affaire peut se jouer. Nous n'aurons peut-être même pas besoin d'engager d'autres hommes.
— Une idée ?
— Il possède des gladiatrices, non ?
— C'est exact.
— Des femmes, Aulus. Rien ne vaut des femmes pour infiltrer un campement et si ce sont des combattantes, en un tour de main, tout le monde est mort.
— Je le contacte alors ?
— N'est-il pas parti ?
— Si, mais il doit se trouver sur la route qui mène à Aphrodisias, ce sera facile de le retrouver. Tu iras. Je vais écrire une tablette à son intention. Tu engages qui tu veux, je te fais confiance. Fais cependant bien comprendre à Téos que si lui ou une personne de sa familia parle, il le regrettera amèrement.
— Vous pouvez me faire confiance.
Aulus Flavius sourit. Kaeso Atilius Valens s'apparentait à un taon. Inopportun, insignifiant, mais dont la morsure pouvait se révéler douloureuse. Il l'écraserait comme on écrase un taon, d'un coup sec et précis. Et l'oublierait sitôt qu'il serait mort et...
Il pensa soudain à la fille de Valens. Cette espèce de peste presque femme, mais pas encore tout à fait. Elle était mignonne avec ses cheveux bouclés couleur de blé mûr, ses yeux bleus, son long corps svelte et sa musculature qu'il avait devinée déliée au vu de ses bras nus. Elle n'avait pas de mère, elle vivait seule avec son père et il ne connaissait pas de famille à Valens.
— Silus ?
— Procurateur?
— Valens a-t-il de la famille ?
— Non. Ses parents sont morts il y a longtemps. Un de ses oncles était sénateur et fervent admirateur de l'Empereur Tibère. Il a été victime des exactions commises par Séjan et a été assassiné par ses soins dans la seizième année du règne de l'Empereur pour s'être opposé à l'exil de Nero Claudius Drusus. L'autre est mort de la peste en Cyrénaïque. Valens n'avait qu'une sœur qui est morte en couches, tout comme sa femme d'ailleurs.
— Marcia Atilia n'aura plus de famille une fois son père mort ?
Claudius Silus sourit en coin.
— Elle est jeune, c'est une femme, il faudra qu'elle se trouve un protecteur. Le mieux serait qu'elle se marie, répondit-il.
— Les prétendants se bousculeront-ils ? demanda Aulus Flavius.
— Valens ne possède pas une grande fortune, il a dédié sa vie à la légion, au métier des armes. Il ne possède qu'un petit domaine dans les plaines de Lucanie.
— En Lucanie ?! rit Aulus. Comment peut-il avoir accédé à une fonction de tribun avec les revenus d'un domaine situé en Lucanie ? Il n'y a que des montagnes, des forêts, des sauvages et l'eau y est aussi rare que dans le désert syrien.
— Son domaine est situé aux abords de Sybaris. Il possède aussi des forêts et Vespasien lui a octroyé les revenus d'une mine de fer pour services rendus au cours de la campagne de Judée. Pour autant, ses revenus n'ont rien d'extraordinaire, mais la jeune fille est jolie, apprécia Silus.
— Oui. Et impertinente.
— Elle peut aussi se faire adopter, remarqua le centurion.
— Adopter ?! s'exclama Aulus Flavius. Qui voudrait adopter une fille ?!
— Julia Metella Valeria. Elle aime la jeune fille et tout ce que veut sa femme, Quintus Valerius Pulvillus le lui accorde, déclara Silus d'un ton profondément méprisant.
— Ils sont ridicules, c'est vrai, approuva le procurateur. Comment peut-on afficher ainsi son amour en public ?
— Ce sont des orientaux.
— J'aurai la fille avant elle.
— Vous avez l'avantage de votre position procurateur.
Aulus Flavius adressa un regard satisfait à son centurion. Marcia Atilia lui offrirait une petite revanche. Sur elle, pour l'insolence dont elle avait toujours fait preuve à son égard. Sur les mânes de son père qui pleureraient de voir sa fille chérie mariée à Aulus. Sur Julia Metella Valeria qui avait trop longtemps multiplié les affronts, qui au mois de juin dernier lui avait volé sous le nez la gladiatrice qu'il convoitait.
Julia Metella Valeria, l'influente et richissime femme d'affaire de Patara. Une amie proche de Marcia Atilia, une femme qui avait l'oreille attentive du propréteur Sextus Contans Baebius, qui possédait, tout comme son mari, de très belles propriétés.
***
La soirée battait son plein, joyeuse, bruyante, exhalant ses odeurs aigres de posca et de sueur, douceâtre de miel et de vin, âcre de fumée, lourdes de graisse et d'alcool. Aeshma attendait dans un coin l'arrivée de leurs clients. Elle chercha Astarté et Marpessa du regard. La première discutait avec un homme et repoussait régulièrement les mains qui s'égaraient sur le haut de ses cuisses en riant. Marpessa jouait la serveuse. Le patron comme les deux autres auparavant s'était réjoui de bénéficier du renfort de trois si jolies filles dans son établissement. Téos avait désigné Aeshma comme responsable de leur groupe, mais celle-ci avait laissé Astarté mener les négociations avec les tenanciers des auberges. La Dace, malgré la puissance qu'elle pouvait dégager, séduisait. Ses cheveux clairs, ses yeux doux, son sourire charmeur enjôlaient les gens avec une déconcertante facilité.
Aeshma avait admiré, un sourire aux lèvres, comment, sans avoir l'air d'y prêter attention, Astarté laissait ses mains se poser sur un avant-bras ou sur une main, comment elle ployait son corps vers son interlocuteur, comment ses lèvres invitaient au baiser. Alors, quand Astarté affirmait qu'elle se rendait à Ancyre pour s'y installer avec ses camarades, y exercer ses charmes et y faire fortune, personne ne remettait en cause ses assertions. Et quand, séductrice, elle proposait contre le gîte et le couvert de profiter de la taverne pour ne pas perdre la main, qu'elle promettait quarante pour cent des gains récoltés aux tenanciers et que, enfin, elle présentait ses sœurs, aucun aubergiste ne résistait à une si belle aubaine. Astarté indiquait cependant qu'elle et ses sœurs restaient libres de choisir leurs clients. Si une proposition ne leur plaisait pas, elles renverraient le client aux esclaves habituées à traiter habituellement ce genre de demandes. Elle avait aussi exigé de voir où elles pourraient recevoir leurs clients. Pas question d'attraper des puces, des poux ou des punaises. Les trois gladiatrices arrivaient assez tôt à l'auberge pour inspecter les lieux. Elles vidaient les pièces qui leur étaient attribuées pour leur commerce de tous leurs meubles, les lavaient à grandes eaux, arrangeaient de nouveaux grabats et les recouvraient de draps qu'elles avaient emportés avec elles.
Leur petite équipe ne se limitait pas aux trois jeunes gladiatrices. Si Téos avait imposé Astarté et Marpessa à Aeshma, il lui avait laissé la liberté de choisir un gladiateur qui jouerait auprès du petit groupe de prostituées le rôle de garde-du-corps et de deux valets. Aeshma avait recruté Typhon, un vieux gladiateur en fin de carrière. Il n'éveillerait pas la suspicion. C'était un homme silencieux, un gladiateur expérimenté qui avait toujours su échapper à la mort malgré les défaites. Il avait la confiance d'Herennius et le doctor lui demandait souvent de lui servir d'assistant.
Pour tenir le rôle des esclaves, elle avait sélectionné Saucia, la masseuse en chef de la familia et Rigas, un homme grisonnant qui servait Téos bien avant que celui-ci n'eût acquis Aeshma. Le laniste avait tiqué au nom de Saucia. La masseuse était l'un des trésor de la familia. Aeshma avait maugréé que s'il n'était pas heureux de ses choix, il n'avait qu'à pas lui avoir demandé de se charger de constituer son équipe. Insolente, avait pensé Téos, mais il avait validé. La mission était délicate. Aeshma en savait très peu et il avait choisi avec beaucoup de soin les trois gladiatrices. Le messager du procurateur lui avait parlé d'un homme à éliminer. Un homme et son escorte. Huit hommes. Huit légionnaires, dangereux.
.
Claudius Silus avait facilement retrouvé Téos. Il avait envoyé une tablette qui l'invitait à le retrouver dans un endroit tranquille. La tablette portait le sceau du procurateur de Lycie. Kaeso Atilius Valens effectuait sa tournée dissimulé sous l'identité du principal Lucius Sentius Corvus. C'était le nom que donna Silus à Téos. Il lui transmit une carte sur laquelle étaient notés les lieux où ses gladiatrices pourraient rencontrer des informateurs qui les aideraient à retrouver leur cible et les mots de passe qui leur permettraient d'accéder à ces informations. Téos était resté silencieux. La demande du procurateur lui déplaisait. Un meurtre. Une attaque contre des légionnaires. L'engagement de ses gladiatrices dans l'affaire. Et puis, vinrent les menaces et les promesses.
— Le procurateur te serait très reconnaissant d'accepter. Tu seras très bien payé pour ce service. Pas seulement en aureus, Téos. Aulus Flavius m'a aussi parlé d'une grande propriété aux abords de Patara. Une villa agricole. Les terrains sont modestes, mais la villa, que j'ai visitée, se prêterait magnifiquement à abriter une école de gladiateur. Il y aurait peu de travaux à réaliser. Patara aspire à posséder son propre ludus. Le procurateur est propriétaire de ce domaine. Il ne demande qu'à le céder si c'est pour concourir à la grandeur de la capitale de Lycie-Pamphylie. Et si le laniste qui s'en porte acquéreur est de ta trempe...
— Pourquoi... ? avait tenté de savoir le laniste.
— Raison d'état, le coupa brutalement Silus. Cela ne te regarde pas. Il t'en cuirait de te mêler des affaires qui concernent directement l'Empereur, comme il t'en cuirait de refuser son aide au procurateur de Lycie.
Téos avait accepté. Silus avait insisté sur l'importance de la mission et sur le secret absolu que devait revêtir celle-ci.
— Si un de tes esclaves parlent, tu perdras toute ta familia.
— Personne ne parlera et le travail sera fait.
— Je l'espère pour toi.
.
Leurs clients entrèrent enfin, ils cherchèrent immédiatement les gladiatrices du regard. C'était leur troisième rencontre. Elle ne différa en rien des deux premières. Vin, repas, dés et escapade, cette fois-ci dans les petites cellules qui se trouvaient au fond du jardin qui dépendait de l'auberge.
Les trois hommes étaient légionnaires, ils voyageaient depuis presque un mois et quand, un soir dans une auberge, trois d'entre eux se virent gratifiés de l'attention de trois jolies filles prêtes à leur vendre leurs charmes pour la modique somme de sept as, ils profitèrent de l'aubaine et se gardèrent bien d'en parler à leurs camarades.
Les filles leur avaient donné assez de plaisir pour accepter avec enthousiasme de les retrouver à leur prochaine étape, trois jours plus tard, puis encore à la suivante, deux jours après.
Astarté s'était réservée deux hommes pour cette troisième rencontre. Le quatrième larron n'en revint pas de sa chance et quand Astarté, profitant que son camarade fût allé se vider la vessie ou les entrailles, lui susurra à l'oreille qu'ils pourraient peut-être ne pas attendre la prochaine étape pour se revoir et jouir encore l'un de l'autre, le soldat gémit d'anticipation.
— Il fait bon la nuit, poursuivit-elle langoureusement. Une simple couverture suffit à mon confort. Pas besoin de toit ni de lumière pour se donner du plaisir.
L'homme grogna, supplia et approuva avec enthousiasme. Son petit détachement repartait le lendemain et les légionnaires camperaient quelques milles plus loin pendant deux ou trois jours. Ensuite, ils redescendraient vers la côte et le soldat ne savait pas quand ils logeraient de nouveau en ville.
Il lui expliqua rapidement comment trouver le campement.
— Peut-être cela intéresserait-il tes camarades, proposa Astarté. Mes sœurs ne sont pas plus que moi attachées à baiser dans les cellules crasseuses que mettent les tavernes à notre disposition.
— Euh...
— Pas obligé de partager. Chacun son tour, déclara-t-elle d'un air mutin.
— Ouais.
— Attendons le retour de ton camarade et voyons ce qu'il en pensera.
— Notre chef ne sera peut-être pas très content.
— Il n'y aura qu'à pas lui dire et... ne pas crier trop fort.
— Facile.
— Ah oui ?!
— Euh...
— Je vais te tester !
.
Le copain accepta et les trois compères décidèrent d'aller en parler aux autres. Ils s'introduisirent sans frapper, d'abord chez Marpessa, ensuite chez Aeshma, sans se préoccuper d'interrompu abruptement leurs ébats. Marpessa et son légionnaire ne s'en formalisèrent pas. Aeshma, elle, râla et, à grand renfort de jurons, engagea les inopportuns à attendre dehors qu'elle terminât son affaire.
Tout le monde ressortit en riant et Astarté partit chercher à l'auberge un pot de posca qu'ils partagèrent en attendant que le dernier couple les rejoignît. Enfin, la porte s'ouvrit sur Aeshma. Elle leur demanda vertement ce qu'ils voulaient.
— Un peu de posca, Kirà ? lui proposa Astarté goguenarde.
— Ouais.
Aeshma s'empara du gobelet que lui tendait Marpessa et le but d'un trait. Astarté lui soumit ensuite son idée. Aeshma regarda les quatre légionnaires, Astarté, Marpessa et donna son accord, spécifiant bien que les sept as seraient toujours de mise. Les légionnaires lui assurèrent que ce serait le cas.
— D'accord, alors. On se retrouve après-demain soir. On restera deux jours. Après, si vous repartez pour la côte, nos chemins se sépareront définitivement.
— C'est génial, approuva l'un d'entre eux.
— J'offrirai une colombe à Vénus pour vous avoir fait croiser notre chemin, assura un autre.
— Faudra un jour que tu m'expliques, lui dit le client d'Aeshma d'un ton doucereux. Comment une esclave récalcitrante a pu se retrouver librement à courir les routes.
— Elle court les routes parce que je le veux bien, déclara soudain une voix grave sortie de l'ombre.
Les quatre légionnaires se retournèrent. Un homme se tenait derrière eux les bras croisés. Le client d'Aeshma regarda l'homme, puis les trois femmes.
— Oh... Je n'avais pas compris. Elles t'appartiennent ?
— Oui, confirma Typhon. Elles sont à moi.
— Alors, pourquoi... ?
— Pourquoi elles semblent insinuer qu'elles sont libres d'aller où bon leur semble ? Parce que c'est en partie vrai. Les femmes rapportent plus quand elles se sentent libres d'aller avec qui bon leur semble. Elles sont plus performantes. N'avez-vous pas pris du plaisir entre leurs bras ?
— Si, confirmèrent les soldats.
— Elles sont bien mieux que les filles qu'on trouve habituellement dans ce genre de lieu, non ?
— Oh, oui ! approuvèrent vigoureusement les quatre hommes.
— Voilà, pourquoi. Je les protège, je les laisse décider et en échange, elles filent doux et me rapportent de l'argent.
— C'est une bonne affaire, apprécia l'un des soldats.
— Je trouve aussi.
— Mais... elles sont assez belles pour ne pas se contenter de...
— De petits légionnaires ? continua Astarté. C'est vrai, c'est pour cela que nous nous rendons à Ancyre. En attendant, vous étiez appétissants, lança-t-elle en se passant suggestivement la langue sur les lèvres.
— On se voit dans deux jours, alors ? demanda un légionnaire.
— Dans deux jours, confirma Astarté.
Les légionnaires les saluèrent, passèrent reprendre les affaires qu'ils avaient laissées dans les cellules, payèrent les trois femmes et repartirent.
— Tu as manqué ta vocation, Astarté, observa Aeshma.
— Ne m'insulte pas, Aeshma. Je suis esclave, c'est moi qui aurais travaillé dans ses bouges à la place des pauvres filles qui s'y vendent et qui sont payées de coups par leurs patrons. Je n'ai jamais voulu servir personne. Pourquoi crois-tu que j'ai accepté de devenir gladiatrice ?
— Pour les même raisons que moi, lui répondit Aeshma.
— Exactement, confirma Astarté. Pour le reste, ces gars n'étaient pas trop dégoûtants, toi-même tu sembles avoir apprécié.
— Ouais, concéda la jeune Parthe.
— Et comme moi, tu en as marre quand même. Parce que trois fois de suite, pff ! Ils ne sont pas méchants, mais je n'ai pas envie de les trouver trop sympathiques.
— Après demain, on tue tout le monde et on rentre, la rassura Aeshma.
— On s'est bien marrées quand même. C'était sympa ces dix jours.
— Je ne pars pas avec n'importe qui, maugréa Aeshma.
— Merci du compliment. C'était aussi sympa avec Atalante ?
Aeshma lui lança un regard noir.
— Pourquoi tu ne l'as pas emmenée avec toi pour cette mission ?
— C'est Téos qui vous a choisies toi et Marpessa. J'ai seulement choisi Typhon, Saucia et Rigas. Et puis, sans rire, tu vois Atalante se prostituer ?
— Non, c'est vrai. En tout cas, tu as fait de bons choix, surtout pour Saucia. Je me demande comment Téos a pu accepté qu'elle vienne avec nous. Saucia... soupira d'aise Astarté.
— Que ne ferais-je pour toi ?
— Tu ne l'as pas choisie pour moi, rétorqua la Dace. Tu l'as choisie parce que tu savais que tu n'aurais pas envie de t'en débarrasser après trois jours passés en sa compagnie.
Aeshma grimaça. Astarté la connaissait bien.
— Téos m'a choisie avec Marpessa pour les mêmes raisons, s'esclaffa-t-elle. Ça et parce qu'il sait qu'on se bat bien, qu'on lui est fidèles et qu'on est jolies !
Aeshma leva les yeux au ciel, mais Astarté avait raison. La jeune Dace faisait partie de l'élite de la familia, c'était une excellente mirmillon, Marpessa combattait sous l'armatura thrace, elle ne valait pas Aeshma, mais savait se montrer efficace. Sabina eût dû lui être préférée, mais elle exaspérait Aeshma avec ses bavardages incessants. Atalante aussi surpassait Marpessa et de très loin, mais elle n'aurait jamais accepté de se glisser, ne serait-ce que pour quelques jours, dans la peau d'une prostituée. La grande rétiaire était incapable de se confronter à ce qu'elle considérait comme son pire cauchemar.
.
Deux jours plus tard, quatre premiers légionnaires moururent égorgés sous les poignards des trois gladiatrices.
Les clients d'Astarté s'étaient vanté de leur exploits auprès de leurs camarades. Ils avaient, avec force détails, célébré le plaisir qu'ils avaient retirer à se partager une fille et d'en jouir ensemble. Deux légionnaires alléchés par leur discours, avaient voulu bénéficier eux-aussi des aptitudes d'Astarté à satisfaire deux hommes en même temps.
Ils s'étaient présentés à quatre au campement des gladiatrices et ils tombèrent les premiers, sans un cri, sans avoir même esquissé un geste pour se défendre. Il ne resta plus que les trois hommes et le principal restés au campement. Aeshma et Astarté s'y présentèrent bras dessus-dessous à moitié nues, feignant une ivresse joyeuse. Les trois légionnaires attendaient impatiemment leur tour, car si personne, pas même son adjoint, n'avait cru judicieux de prévenir le tribun, les autres s'étaient tous passés le mot.
Ils se levèrent mi-affolés, mi-séduits, par l'arrivée inopinée des deux jeunes femmes impudiquement dénudées. Ils se précipitèrent vers elles, étouffèrent des rires joyeux tout en s'efforçant de rester assez discrets pour ne pas réveiller leur officier. Astarté et Aeshma dégainèrent d'un même geste leurs poignards et les enfoncèrent dans le ventre des deux premiers. Le troisième donna l'alerte et s'enfuit récupérer ses armes.
— Prends-le, Astarté, l'enjoignit Aeshma. Je m'occupe du principal.
L'officier jaillit de sa tente, le glaive à la main et il s'arma d'un scutum posé contre des lances.
— Crassus ! cria-t-il en direction du légionnaire survivant.
— Attaque ! Attaque ! cria le soldat engagé contre Astarté.
Aeshma repéra le principal, son glaive. Elle courut au feu de camp, ramassa un glaive abandonné et un scutum, et se tourna vers le sous-officier. La lutte s'engagea. Le scutum était un peu grand pour Aeshma, mais il était léger. Ils tournèrent l'un autour de l'autre. Aeshma bloqua le scutum du principal, il attaqua avec son glaive, elle sauta en arrière et contre-attaqua avec son scutum.
Valens recula prudemment.
— Qui es-tu ? Que veux-tu ? demanda-t-il.
Aeshma ne répondit pas. Elle attaqua. Son glaive trouva sa cible, trancha la chair. Valens râla et recula encore. La thrace s'était brusquement accroupie et l'avait touché à la jambe. Un coup de maître.
Une femme, à moitié nue, qui maniait habilement le glaive et le scutum. Une gladiatrice. Comme la deuxième femme qui venait de clouer Crassus au sol. Où étaient les autres ? Il contra une nouvelle attaque et balaya furieusement son adversaire d'un revers de scutum. Aeshma accusa le coup et se découvrit. Une vive douleur lui déchira le haut du torse et le sang se mit à couler le long de sa poitrine.
— Tu veux de l'aide, Aeshma ? demanda négligemment Astarté.
— Quand je serai morte, je te passe la main, répliqua la jeune Parthe.
Aeshma... répéta silencieusement Valens pour lui-même. La gladiatrice dont Marcia lui rabattait les oreilles de ses exploits depuis début juillet ! L'une des deux gladiatrices recueillies au Grand Domaine par Julia Metella Valeria. Celle qui avait combattu le dos en sang au banquet du propréteur. Aeshma, la femme qui avait sauvé la vie de sa fille.
Pourquoi l'attaquait-elle ? Certainement parce qu'elle avait été engagée pour le faire. Kaeso Valens relia cette attaque à la mort du courrier de la légion Fulminata. Deux événements qui servaient un même objectif. Le courrier n'était pas mort à la suite d'une mauvaise rencontre avec des brigands, il était mort assassiné parce qu'il transportait une tablette destinée à l'Empereur Vespasien, la tablette que lui, Valens, avait rédigée.
Aulus Flavius. Il savait, et il écartait tout ce qui pouvait nuire à sa réputation.
Mais pourquoi elle ? Pourquoi la femme qu'admirait tant sa fille ? La femme à qui il devait une vie ? Les dieux se montraient cruels. Qu'avait-il fait pour être obligé de se battre contre cette femme ?
Il se redressa et essaya de parler, mais Aeshma le pressa dangereusement, elle avait visiblement le désir d'en finir rapidement. Elle disparut soudain. Elle s'était laissée tomber à terre et elle balaya les jambes du tribun. Il n'avait pas vu venir l'attaque et se retrouva au sol. Aeshma posa un pied sur la main du tribun encore engagée dans la poignée de son scutum et pesa de tout son poids dessus, empêchant Valens de se protéger avec. Puis elle trancha dans les chairs du bras qui tenait le glaive, les tendons. Le tribun ne pouvait plus manier son arme.
Marcia n'avait pas méjugé la gladiatrice. Il avait combattu les tribus sauvages de Bretagne, les juifs fanatiques de Judée, il avait parfois frôlé la mort, mais il l'avait toujours tenue en échec. Jusqu'à ce jour.
— Aeshma, l'appela-t-il. Les l...
Il n'eut pas le temps de finir, Aeshma jeta son scutum, récupéra son poignard dans son dos et le plongea dans le sternum de l'homme à terre, il mourrait vite, le cœur transpercé.
— Mar... Ma... merci, râla l'homme avant de mourir.
Aeshma se releva, les sourcils froncés. Elle se retourna vers Astarté.
— Tu as entendu ?
— Mmm ? Quoi ?
— Il m'a dit merci.
— Il devait en avoir marre de la vie, suggéra philosophiquement Astarté. Dis, on peut leur faire les poches et ramasser l'argent ? On pourra se payer un peu de bon de temps en rentrant.
— Il faut ramasser leurs armes aussi, et tout leur équipement. On les enterrera un peu plus loin.
— D'accord. Oh, et c'était un joli combat, la félicita Astarté. Ce gars savait se battre.
— Oui, c'est vrai, approuva Aeshma en regardant sa blessure.
Marpessa et Typhon les aidèrent à nettoyer le campement et ils retirèrent aux légionnaires les rares bijoux qu'ils portaient. Deux colliers de verreries et un de pierres ambrées pour les soldats, un en or ouvragé décoré d'un nœud d'Arès sur le principal. Il portait aussi une bague. Une bague en or. Typhon l'examina avec soin avant de déclarer :
— Il faudra l'enterrer avec les armes.
— Pourquoi ? demanda Marpessa en s'approchant pour la regarder. Elle est belle, on pourrait la vendre et se partager le prix de sa vente.
— Je ne crois pas que ce serait une bonne idée, c'est un sceau.
— Un sceau ? s'étonna Astarté. Mais je croyais que seuls les chevaliers et les aristocrates, enfin, les gens importants en portaient.
— Ce qui veut dire que notre principal, n'en était pas un, conclut Typhon.
— Donne-moi ça, ordonna Aeshma.
Elle s'approcha du feu et détailla l'entaille gravée sur la pierre sertie : une fleur encadrée à droite par un casque et à gauche par une épée en pâle. Un symbole guerrier. La gravure était finement exécutée et la pierre rouge, probablement un grenat, brillait à la lueur des flammes. Typhon avait raison. Ce gars-là n'était pas un simple principal. Aeshma glissa la bague dans une poche aménagée dans sa ceinture. Téos lui avait demandé de lui rapporter la bague. Son client l'exigeait comme preuve que le contrat avait bien été honoré.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Tirones (sing. tiron) : nom que l'ont donnait aux jeunes recrues dans la légion.
***
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