Chapitre XVIII : Les loups gris
Berival s'apprêtait à supporter le choc. Il écarta les jambes, assura le glaive dans sa main. Il regrettait l'absence de bouclier, il lui aurait été utile. À défaut, il avait enroulé des peaux de chèvres autour de son avant-bras gauche.
Il le vit soudain arriver. Il courait ventre-à-terre. Il distingua une cavalière. Tout se déroulait comme la domina et Tibalt l'avaient prévu. Sauf que... Berival n'avait jamais vu autant de bêtes sauvages ainsi foncer sur lui. Toute la meute ne semblait pourtant pas rassemblée. Et les loups arrivaient du sud-ouest.
Le forgeron se tenait en avant du campement organisé par les bergers. Ils avaient adossé aux pieds d'une paroi rocheuse leurs huttes et l'enclos à l'intérieur duquel ils rassemblaient les chèvres et les chevreaux le soir avant la traite. L'enclos couvrait un peu moins de dix scrupulums et les bergers l'avaient fermé de branchages mêlés à des ronces ou des épineux. La clôture était assez dense et épaisse pour que les chèvres ne pussent sauter par-dessus ou les escalader, mais ils estimaient qu'elle n'arrêterait pas les loups.
La main du forgeron se serra sur la garde de son glaive. Les loups dévalaient la colline, sautaient, bondissaient, zigzaguaient comme s'ils évitaient des attaques.
— J'ai assisté à beaucoup de chasses et j'ai rarement vu des archers aussi habiles, déclara avec admiration la jeune femme qui se tenait à côté de lui.
— Tu as déjà combattu des fauves ou des bêtes sauvages ?
— Non, jamais. C'est une grande première. Et toi ?
— J'ai toujours vécu dans des forges, les animaux n'aiment pas beaucoup le feu. Tu es sûre qu'elles tirent ?
— Elles sont deux.
La jeune femme lui désigna du doigt les deux archères. L'une se tenait presque au sommet de la colline, l'autre galopait un peu plus bas sur sa gauche.
— Regarde, elle se prépare à tirer. Voilà ! Là ! s'écria Atalante en désignant un point plus bas sur la colline.
Berival eut le temps de voir un loup culbuter. Mais la meute ralentit soudain sa course folle. Les cavalières se tenaient au-dessus d'elle et les loups ne pouvaient remonter sans plus encore s'exposer à leurs flèches.
Ils se retrouveraient en position de faiblesse s'ils fuyaient vers le haut de la colline en ordre dispersé, en position de force s'ils retrouvaient leur cohésion et attaquaient le campement.
Le couple de dominants ne se trouvait pas avec le groupe. Un gros mâle prit le commandement. C'était sa chance. La meute après s'être rassasiée se séparerait en plusieurs groupes distincts comme elle l'avait été avant que les quatre meutes affamées ne se rencontrassent et que leurs quatre guides, conscients que peut être leur survie en dépendait s'ils descendaient dans des régions tenues par des humains, ne décidassent de se regrouper en une seule meute, qu'ils se défiassent et que trois d'entre eux succombassent. Quand le moment de la séparation serait venu, il prendrait le contrôle d'une des meutes, laisserait les autres à qui voudrait. Il leur laisserait même le soin de sélectionner les loups qu'ils voudraient s'attacher. Il se contenterait des autres. Il deviendrait le dominant, il prendrait une femelle et s'assurerait avec elle d'une belle descendance. Il appela les loups au calme, courut de l'un à l'autre, les rameuta. Ils balaieraient les bergers.
— Ils ont changé de stratégie, s'alarma Atalante.
— À quoi tu vois ça ?
— C'est mon métier.
Elle se retourna vers le campement :
— Ils attaquent ! hurla-t-elle.
***
Atalante avait rejoint le campement après être passée par les vergers.
Elle était venue les mains vides la première fois qu'elle s'était rendue chez les bergers, ce qu'elle avait ressenti comme un inacceptable manquement aux règles de l'hospitalité. De retour à la villa, elle avait demandé aux ouvriers agricoles si elle pouvait apporter aux bergers de quoi améliorer leur ordinaire fait d'oignons, d'olives, de fromage, de gruau et de galettes grossières. Ils l'avaient reçue avec beaucoup de gentillesse, ils l'avaient invitée à partager leur repas, et Atalante, si elle revenait les voir, même si c'était pour répondre à une invitation qu'elle savait sincère, ne voulait pas revenir sans présents.
Les bergers ne l'avaient pas seulement accueillie comme l'une des leurs, comme une égarée sur les chemins des collines, mais aussi comme une gladiatrice. L'annonce de la présence de deux gladiatrices s'était répandue aussi vite que peut se répandre la peste lors d'une épidémie. Elle était parvenue aux oreilles du plus éloigné des bergers en à peine une journée.
Hanneh, la cuisinière à qui Atalante avait plusieurs fois proposé son aide pour trier les lentilles ou éplucher les légumes, lui promit de lui réserver chaque jour une grosse miche de pain. Elle avait aussi pris la liberté de demander à Severus si la jeune gladiatrice pouvait cueillir des fruits pour les apporter aux bergers. Severus avait donné son accord. Hanneh avait déclaré à Atalante que les fruits feraient plaisir à ces gens isolés dans la montagne. Ils ramassaient des baies, on trouvait quelques amandiers et quelques grenadiers sauvages, mais rarement du raisin, des pêches, ou tout autre fruit cultivé, gorgé d'eau, sucré et si beau à regarder.
Depuis, quand elle partait rejoindre les bergers, elle passait par la cuisine, ramassait la miche, puis se rendait aux vergers récolter des fruits, parfois même des légumes. Voilà pourquoi Tibalt ne l'avait pas rencontrée en se rendant à la villa.
***
Elle était arrivée au campement alors en pleine effervescence. Les bergers, à grands cris, rassemblaient les bêtes et les parquaient dans leur enclos. C'était une guerrière. La tension qui régnait, l'énervement, le nombre inhabituel de bergers réunis, lui fit soupçonner un problème. Dès qu'ils la virent, les bergers l'appelèrent à l'aide. Les chevreaux bêlaient misérablement et couraient dans tous les sens. Atalante s'enquit de ce qui causait une si grande agitation. On lui raconta les loups, les animaux égorgés lors de deux attaques.
— Ils rôdent. Asclepios s'est fait attaquer en descendant ses chèvres, lui expliqua un berger répondant au nom de Dolon..
— Il a été blessé ?
— Il est mort. Tibalt est allé chercher du renfort à la villa. Il ramènera des hommes et des armes. J'espère seulement que les loups n'attaqueront pas avant.
— Vous n'avez pas d'armes ? s'étonna Atalante.
— Des bâtons, deux lances et des poignards.
— C'est déjà pas mal. Je me bats avec ce genre d'armes sur le sable.
— Tu t'es déjà battue contre des loups ?
— Non.
— Ils sont forts et rapides, mais ce n'est pas ça le plus dangereux. Ils se battent en groupe. Ils sont coordonnés.
— Donc, d'autant plus dangereux qu'ils sont nombreux, fit Atalante.
— Oui, confirma le berger. Et ils sont, cette fois, très nombreux.
— Tu t'es souvent battu contre les loups ?
— Non, ils nous évitent en général et les meutes ne regroupent qu'une douzaine d'individus. Cette fois, ils sont beaucoup plus. Tibalt pense qu'ils sont plus d'une cinquantaine.
— Pourquoi ?
— Il y a eu des feux, ils sont descendus, ils ont faim. C'est bien que tu sois venue.
Il n'était pas le seul à le penser. Les bergers avaient tous chaleureusement accueilli la jeune femme, c'était une gladiatrice et elle savait mieux manier le bâton et le poignard qu'aucun d'entre eux. Elle les avait d'abord aidés à rentrer les bêtes, puis elle avait organisé la défense du campement.
Elle avait découragé les bergers à vouloir placer des guetteurs. Ils se retrouveraient isolés, loin des autres et risqueraient leur vie contre peu de bénéfice. Le campement était idéalement situé. Ils pouvaient s'adosser à la falaise sans s'exposer à un contournement. Tant que le jour perdurait, ils verraient arriver les loups s'ils attaquaient des deux collines qui se dressaient face au campement. Un passage étroit les séparait l'une de l'autre et il était peu probable que les loups l'empruntassent.
Le seul point faible de leur position se trouvait au sud. Le campement se prolongeait sur une sorte de plateau à cet endroit-là et au bout de celui-ci, une prairie parsemée de buissons descendait en pente plus ou moins douce sur un peu plus d'un demi-mille. Les bergers auraient l'avantage de la position, mais il leur serait plus difficile de voir les loups arriver.
Les bergers étaient peu nombreux, mais leurs femmes et leurs enfants les accompagnaient. Les petits, incapables de se battre, furent mis à l'abri dans une hutte. Une femme et une jeune fille restèrent à l'intérieur de la hutte pour s'occuper d'eux. Six autres femmes et huit enfants reçurent des bâtons et se virent chargés d'assurer la défense rapprochée de l'enclos et des huttes.
Atalante fit ensuite allumer des feux. Un grand au-devant des huttes et quatre autres plus petit disposés en demi-cercle autour du campement. Ils brûleraient doucement jusqu'à ce que le jour baissât. Des réserves de bois furent entassées près des foyers. Les bergers rapportèrent des buissons d'épineux, déterrèrent des pieds de câpriers datant de la saison précédente et en firent des tas à part. S'ils avaient soudain besoin de grandes flammes, ils les jetteraient dans le feu.
Tout le monde travailla très vite. Atalante forma des équipes de deux. Quatre équipes. Les bergers n'étaient que huit. Elle leur conseilla aussi de placer de la nourriture et de quoi boire à proximité de leur position.
.
Quand il atteignit le campement, Severus, comme les bergers avant lui, se réjouit de la présence de la jeune femme. Tibalt lui sourit et la salua avec beaucoup de déférence :
— Atalante, que les dieux soient remerciés de ta venue.
— C'est mon dernier soir.
— Parmi nous, seulement, plaisanta Tibalt.
— Pour cette fois-ci, acquiesça la jeune Syrienne.
Les yeux du berger firent le tour du campement.
— Mmm, c'est toi qui a pris ces dispositions ?
— Oui.
— On pourrait peut-être te laisser le soin de placer les hommes que j'ai ramené avec moi. Qu'en dis-tu, Severus ?
Du haut de son cheval, Severus remarqua le troupeau à l'abri dans l'enclos, la disposition des feux et des hommes, celle des femmes et des enfants autour de la hutte. Il demanda si ces derniers protégeaient les petits. Atalante confirma et Severus se rallia à l'avis de Tibalt. La gladiatrice n'était pas un centurion, mais elle savait visiblement comment organiser une défense. Il la vit promener son regard sur les renforts. Chercher quelque chose ou plutôt quelqu'un. Il lui apprit que les dominas, Marcia et Aeshma serviraient de rabatteuses.
— C'est dangereux, remarqua Atalante.
— Les dominas sont d'excellentes cavalières et elles sont armées. Ta camarade est avec Marcia Atilia.
— Elles vont rabattre toute la meute sur nous ?
— Oui, notre tâche consistera à éliminer tous les loups.
— Combien d'hommes avez-vous ramené ?
— Quatorze, quinze avec Temon.
— Nous serons vingt-cinq. Un contre deux.
— Tu oublies de compter les quatre cavalières.
— Encore faut-il qu'elles nous rejoignent.
— Tant qu'il fait jour, ce ne sera pas nécessaire.
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Atalante envoya tout d'abord Serena avec les femmes et lui enjoignit de voir avec elles s'il n'y avait pas de soins à dispenser, puis elle renforça les équipes de bergers.
Six équipes de quatre. Deux sur les bords du plateau, trois en face des collines et une en retrait qui servirait de soutien volant. Atalante aurait aimé avoir plus d'hommes en soutien, mais elle avait préféré mettre deux équipes au sud, uniquement concentrées sur ce qui pouvait en surgir. Elle ne voulait pas d'une équipe qui surveillât deux directions opposées.
Severus, à cheval, ferait partie de l'équipe de soutien avec elle. Elle sélectionna deux bergers qu'elle savait alertes et prompts à se déplacer très vite. Elle plaça Berival au nord ouest presque face à l'entrée du défilé. Le forgeron supporterait le choc d'une attaque brutale si les loups se mettaient en tête de passer entre les deux collines. Elle distribua ensuite les armes.
Elle cacha son inquiétude. Cinquante loups, vingt-quatre hommes, des armes qu'elle jugea de mauvaise qualité.
Vingt-quatre hommes. Et à qui pouvait-elle vraiment faire confiance ? Elle, Berival et les huit bergers soutiendraient le choc, mais les autres ? Il y avait quelques hommes employés à garder le domaine, peut-être deux ou trois soldats dans le lot, mais les autres étaient de simples ouvriers agricoles. Ils n'avaient sans doute jamais combattu de bêtes sauvages. Atalante avait veillé à équilibrer les équipes, mais si la nuit tombait, si l'attaque se révélait massive et sauvage, les paysans quel que fût leur courage encouraient la peur panique et ce serait la débandade.
Un hurlement jaillit, puis un autre, et encore un autre. Du nord. De l'ouest. Peut-être n'aurait-elle pas dû placer huit hommes au sud. La prudence avait guidé son choix. La prudence assurait bien souvent la victoire sur le sable, la prudence et une certaine audace. Elle enjoignit Severus à jouer son rôle d'intendant. À affermir les cœurs et les esprits des hommes qu'il connaissait et qu'il dirigeait. D'user de son autorité.
— S'ils fuient, tout sera perdu. Chaque homme qui fuira, sera un homme mort et entraînera la chute des autres, le prévint-elle.
Severus hocha la tête, un peu étonné de l'ascendant que la jeune gladiatrice semblait avoir sur tout le monde, de l'obéissance et du respect dont elle bénéficiait aussi bien auprès des hommes de la villa que des bergers. Comment une gladiatrice pouvait-elle être ainsi acceptée par des gens qui vivaient dans un monde aussi différent de celui dans lequel elle évoluait ?
Il savait qu'elle passait du temps à la cuisine, qu'elle était venue voir les bergers à plusieurs reprises. Il ne l'avait pas beaucoup vue depuis qu'elle était arrivée, pas plus que sa camarade. Il admirait les gladiateurs quand ils combattaient dans l'arène. Il admirait leur courage face aux blessures et à la mort, mais en dehors de l'amphithéâtre, il les jugeait arrogants, vains et brutaux. Ils procuraient du plaisir, des frissons, mais ils ne produisaient rien. Ils ne créaient rien. Berival façonnait des outils et des pièces d'ornement, les bergers du fromage, de la laine et ils prenaient soin de leurs animaux, les paysans faisaient naître les récoltes et lui, Severus, s'assurait que chacun s'acquittât au mieux de sa tâche. Il prenait autant soin du domaine que des gens qui y travaillaient. La domina avait, à son arrivée, institué des règles qui lui avaient paru étranges et puis, au regard des résultats, il avait adopté ses méthodes de gestion. Les gens travaillaient bien, le domaine prospérait et les problèmes de discipline étaient presque inexistants.
Les gladiateurs étaient stériles. Ils se mouvaient entre deux mondes : celui de l'argent et de la reconnaissance, et celui de la réprobation. C'étaient des marginaux mondains, remplis de morgue envers ceux qui n'appartenaient pas à leur caste. Atalante et Aeshma étaient gladiatrices, c'étaient des femmes et des esclaves.
Et pourtant, des bergers aux dominas, tout le monde les appréciait. L'annonce de leur présence au domaine avait provoqué beaucoup de curiosité et d'excitation, mais celles-ci s'étaient tues. La rétiaire avait ses entrées à la cuisine et chez les bergers. Serena adorait la thrace et les dominas passaient plus de temps qu'il n'était permis à des aristocrates respectables d'en passer en compagnie de deux réprouvées, aussi belles et sympathiques qu'elles pussent l'être. Il ne remit cependant pas en cause les ordres de la grande rétiaire. Les hurlements s'intensifièrent et de désagréables frissons coururent le long de son échine.
— Tous en alerte ! hurla Atalante.
Les loups apparurent au sommet de la colline située la plus au nord du campement, ils commencèrent à la dévaler en ordre dispersé. Atalante courut rejoindre Berival et son groupe. Elle aperçut les rabatteuses, deux. Des archères. Douées, très douées.
***
Elles en avaient aperçu un, puis deux. De grands loups gris. Aeshma malgré ses nombreux voyages n'en avait jamais vu. Marcia plusieurs fois. Vivants ou morts. Ceux qu'elles pistaient n'avaient pas vraiment l'air d'avoir manqué de nourriture. Marcia s'attendait à les trouver efflanqués, il n'en était rien. Elles avancèrent au pas, cherchant d'autres bêtes. Du mouvement attira leur regard un peu haut.
— Il y en a un groupe ici, déclara Marcia. On commence avec eux ?
— D'accord. On va monter en effectuant un mouvement de cisaille.
— On trace de grandes croix, c'est ça ?
— Oui. Une fois en haut, vous pourrez commencer à tirer.
La jeune fille hocha la tête et elles se mirent en mouvement en poussant des hurlements.
Les loups étaient nombreux. De grands corps gris se mirent à courir. Petit à petit, les deux cavalières les firent fluer vers le sommet de la colline.
Un gros loup se dressa soudain au sommet et hurla. Marcia sentit la peur s'insinuer en elle. Le chef de meute. Il ralliait ses compagnons. Il préparait une attaque. Elle arrêta son cheval, coinça les rênes sous l'arçon avant, passa son arc par-dessus son épaule et encocha une flèche. Elle attendit, les yeux fixés sur le dominant. Les loups se rassemblèrent autour de leur chef. Marcia déglutit difficilement et espéra qu'Aeshma, voyant qu'elle restait immobile, la rejoindrait rapidement. Elle n'osait pas détourner son regard ou tenter de grands gestes, et elle résista à l'envie de tourner bride et de redescendre la colline au grand galop. Elle risquait de chuter et si les loups se lançaient à sa suite, ils la rattraperaient et elle ne pourrait pas se défendre.
Le silence tomba. Puis tout à coup, le chef de meute se mit à grogner, les oreilles couchées, le poil hérissé, la gueule grande ouverte. Tous les autres l'imitèrent.
Maintenant.
Ils se ruèrent en avant. Marcia ferma les yeux un bref instant, inspira profondément et banda son arc. Mais ils étaient encore trop loin pour qu'elle pût décrocher sa flèche.
— Diane, protège-moi, murmura-t-elle.
Ils étaient trop nombreux, une quinzaine, une vingtaine. Jamais elle n'eût cru que des loups s'attaquassent ainsi à des humains. Elle en aurait quatre, cinq, mais les autres ?
Sa première flèche vola, brisa l'élan d'un petit loup qui jappa de douleur et roula sur le sol. Elle s'empara d'une nouvelle flèche, banda son arc, tira. Trop de précipitation. La flèche disparut dans les broussailles. Une troisième. Nouveau jappement. Vite, vite. Une quatrième.
— Aeshma, j'ai besoin de toi, murmura Marcia.
Un cri sauvage, des sabots qui frappaient la terre, des jappements de peur. Aeshma. Marcia, respira plus librement, décrocha sa quatrième flèche, atteignit son but.
.
Aeshma venait d'atteindre le sommet par la gauche, quand elle aperçut les loups se regrouper, puis attaquer. Marcia se tenait en contre-bas, immobile. Offerte comme une brebis sur l'autel de Zeus ou de Baal. Aeshma jura, puis elle la vit bander son arc. Cette gamine lui plaisait, décida la Parthe. Elle donna des talons. Marcia ne pourrait jamais tuer tous les loups lancés contre elle. Elle allait se faire emporter.
La gladiatrice arriva de biais, les loups la sentirent, mais n'incurvèrent pas leur attaque. Marcia décocha deux nouvelles flèches, si Aeshma n'intervenait pas maintenant, il serait trop tard.
Les premiers loups dépassèrent la jeune fille, puis se retournèrent vers elle en glapissant furieusement. La monture de Marcia s'affola, tourna dans un sens, puis dans un autre. Marcia reprit précipitamment les rênes, le cheval était prêt à s'emballer. Un loup lui mordit un postérieur. Terrorisé, l'animal se cabra brusquement, puis il rua. Marcia compensa le premier mouvement. Pas le deuxième. Elle passa par-dessus l'encolure, elle se retint à la crinière, mais ne put éviter la chute et se retrouva allongée sur le dos. Les loups sautèrent en arrière. Grondements, grognements, jappements, glapissements, le bruit la submergea. Elle tendit un bras pour se protéger et hurla de douleur.
Aeshma lança son cheval dans le tas, semant la panique parmi la meute. Les loups refluèrent. La gladiatrice sauta à terre, brisa le cou du loup attaché à Marcia. Le chef de meute rappela ses loups. Aeshma n'attendit pas, elle attaqua. Le glaive à droite, le poignard à gauche. L'un pour frapper, l'autre pour se protéger. Elle se garda d'avancer trop en avant, mais elle pourfendit trois loups. Quatre. Les prédateurs firent une pause. Elle descendit sur ses jambes, les deux bras écartés, armes pointées vers l'avant et poussa des cris farouches, provoquant les loups, cherchant à les intimider, à les soumettre.
Ils reculèrent.
— Marcia ! cria Aeshma.
La jeune fille se releva sur son séant. Aeshma recula sans quitter les loups des yeux et présenta son avant bras à la jeune fille. Marcia s'accrocha dessus et avec l'aide de la gladiatrice se remit sur ses pieds. Un loup s'approcha, Aeshma grogna. Il recula, la queue entre les pattes.
— Marcia, rattrapez mon cheval.
L'animal était miraculeusement resté à quelques pas d'elles. Peut-être avait-il senti qu'il serait en sécurité auprès de sa cavalière qui grognait aussi terriblement qu'un chien sauvage ou qu'un loup. La jeune fille prit les rênes et lui flatta le chanfrein. Aeshma recula, examina du coin de l'œil la morsure dont souffrait Marcia.
— Confectionnez-vous un bandage avec n'importe quoi. Tenez, prenez mon couteau et taillez-vous ça dans ma tunique. Vite, Marcia, la pressa Aeshma.
Elle continua à tenir les loups en respect, mais l'effet de surprise ne durerait pas. Marcia s'enroula le bandage de fortune autour du bras et rendit son poignard à la gladiatrice. Elle ramassa son arc, mais il ne lui servirait plus. Son carquois était resté accroché à l'arçon de son cheval.
— Marcia, montez sur le cheval et filez.
— Et toi ?
— Je reste ici, ils ne vous poursuivront pas s'ils se battent avec moi.
— Ils sont trop nombreux, Aeshma. Tu ne pourras pas t'en débarrasser, viens avec moi, la supplia Marcia.
— Non.
— Aeshma !
— Nous sommes trop lourdes, le cheval ne pourra nous monter toutes les deux.
— Tu ne vas pas rester ici !
— Pars, Marcia !
— Non.
— J'ai promis à Julia Metella de vous protéger, ne me faites pas manquer à ma parole. Passez la colline et rejoignez le campement des bergers. Vous avez bien fait de ne pas tourner bride, ça vous a sauvé la vie.
— Mais...
— Marcia, gronda Aeshma.
— Je...
— Filez, je ne suis pas encore morte.
— Tu n'as pas fini de me donner des leçons.
— Je vous en donnerai d'autres, mentit la jeune Parthe.
La jeune fille sauta en selle. Aeshma donna une claque sur la croupe de l'animal.
— Ne vous retournez pas.
— À tout de suite.
Marcia lança son cheval. Aeshma se lança en avant.
Son dernier combat n'aurait même pas de témoins. Au moins, il n'y aurait rien de honteux à mourir ce soir.
***
— Tue ! hurla Berival en abattant son glaive.
— Garde ta gauche ! cria Atalante.
Le loup glapit et s'aplatit, le crâne fendu. Atalante s'interposa entre le forgeron et la gueule d'une louve, elle n'avait pas beaucoup d'espace. Elle présenta la hampe de la lance. La louve bondit et referma ses crocs dessus. Les bras de la gladiatrice absorbèrent une partie du choc, mais la jeune femme était en mouvement au moment de l'attaque. Elle se retrouva déséquilibrée et partit en arrière, bousculant Berival, qui s'attaquait à un autre loup.
La jeune gladiatrice bascula sur le dos, la gueule de la louve à quelques centimètres de son visage. Mais là ne se situait pas le plus grand danger.
Elle capta un mouvement près de ses jambes. Elle lança un pied, les clous de ses grossières carbatinas* de paysan s'écrasèrent sur le museau d'un animal, elle réarma, relança, tout en se gardant de la louve qui, installée sur sa poitrine, réduisait, de ses griffes meurtrières, sa tunique en lambeaux.
D'autres grondements retentirent. Berival jura. Atalante avait eu raison. Elle avait interdit aux groupes de se dissoudre. Le premier assaut avait été supporté par les deux groupes du nord. Les loups en avait lancé un autre du côté sud. Ces loups étaient des démons. La grande rétiaire avait envoyé Severus et un berger apporter leur soutien aux groupes du sud et elle était partie porter assistance avec le berger restant aux groupes du nord. Les loups s'étaient réorganisés après s'être laissés surprendre par les deux dominas. Leur attaque avait été foudroyante. Dans le groupe de Berival, deux hommes avaient été égorgés et deux autres avaient fui. Atalante s'était retrouvée seule avec le forgeron. Un peu plus loin, le deuxième groupe tenait mieux.
Berival tenta de se frayer un chemin vers la jeune femme à terre. Mais il se retrouva bloqué par quatre loups. Atalante n'arrivait pas à se débarrasser de la louve enragée qui lui labourait la poitrine. Elle allait se faire saigner réalisa-t-il, affolé. Un loup referma sa gueule sur l'un des pieds de la gladiatrice, ses crocs ne traversèrent pas le cuir épais de la sandale, mais il se mit à le secouer dans tous les sens.
Atalante avait, comme quand elle se battait dans l'arène, son poignard coincé contre la hampe de sa lance, mais elle n'osait pas la lâcher. Elle doutait d'être assez rapide face à la louve, et si elle se montrait trop lente, elle se ferait égorger. Elle battait des jambes, du moins de celle qui lui restait. À défaut de se faire trancher la jugulaire, si un loup lui ouvrait la fémorale, elle se viderait tout aussi bien de son sang.
Atalante prit soudain conscience de ce que devaient ressentir les condamnées aux bêtes, ceux qui aux meridiani se trouvaient jetés sans armes en pâture aux lions, aux panthères, aux ours et aux loups. Au moins,elle, succomberait son poignard à la main et elle se battrait jusqu'à la fin.
Une dernière pensée ? Pour qui ? Pour sa famille qui devait avoir fait son deuil de la jeune fille disparue avec son troupeau, devenue, pensaient-ils, prostituée quelque part dans un bordel de l'Empire ? Pour son petit frère Sohek ? Quelle bonne idée il avait eue, ce jour-là, de ne pas venir avec elle. Huit ans. Il ne devait même plus se souvenir de sa grande sœur. Tous ces gens qu'elle avait plus ou moins aimés, son promis même, appartenaient à une autre vie. Atalante avait eu deux vies. À qui pouvait-elle dédier une dernière pensée dans sa vie actuelle ? Qui aimait-elle assez pour pouvoir partir le cœur plus léger ? Le visage de la jeune Parthe s'imposa à elle. Aeshma. Shamiram. Atalante combattrait jusqu'à la mort, parce que c'était ce qu'aurait voulu cette tête de mule de Shamiram.
La grande Syrienne revit l'étincelle qui brillait parfois dans les yeux de la petite thrace quand elle était heureuse. Atalante l'avait parfois surprise quand elles avaient ensemble disputé un beau combat. Quand Atalante avait quitté le sable sur une belle victoire.
Atalante entretenait de bonnes relations avec la plupart des membres de sa familia gladiatorienne, avec la plupart des gladiatrices et des gladiateurs, mais seule Shamiram et Astarté avaient éveillé en elle des sentiments plus profonds. Elle avait renoncé à Astarté. Pas à Aeshma.
Elle avait toujours éprouvé de l'affection pour la petite Parthe, une affection qui s'était renforcée au cours des huit années qu'elles avaient partagées au sein de la familia. Aeshma l'avait toujours plus ou moins ignorée, même si Atalante savait que la thrace l'appréciait. Mais ces dix derniers jours avaient orienté différemment leur relation. Aeshma s'était beaucoup moins montrée sur la défensive. Elle avait laissé Atalante se rapprocher d'elle. Et même si elle le regrettait peut-être, elle ne reculerait plus. Atalante ferait tout pour qu'elle ne s'y essayât pas. Enfin, elle aurait tout fait pour, si elle ne s'était pas trouvée ce soir à se battre contre une furieuse meute de loups. Au moins, elle ne mourrait pas seule.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Carbatina : terme générique pour désigner les chaussures fabriquées dans une seule pièce de cuir (côtés, tige, semelle.). Les bords étaient découpés en forme de boucles dans lesquelles on passait des lacets. Modèle de sandales le plus ancien, porté plus tard par les paysans jusque vers l'an mille en Europe. Parfois encore portées au XX siècle dans certaines peuplades.
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