Chapitre XVI : La chevauchée
Aeshma bascula la tête en arrière, le vent s'engouffra dans ses cheveux. Ils étaient retenus par un lien de cuir, mais certains s'étaient échappés et volaient autour de son visage. Elle aimait cette sensation, la brise, le vent qui lui fouettait la face, lui ébouriffaient les cheveux.
Fermer les yeux, respirer, sentir, s'emplir les narines et l'esprit des senteurs de la plaine, des forêts, des montagnes, ou quand elle voyageait sur la mer, des relents de sel, d'algues, de poissons,d'iode. Son bonheur devenait complet quand les embruns l'assaillaient, que la pluie lui cinglait le visage. Un profond sentiment de liberté l'envahissait, son esprit s'envolait exempt de toute contrainte et son cœur se gonflait plus encore que ses poumons. Aeshma se sentait grandir, atteindre la face cachée de la création. Sa meilleure face.
Un cri de joie sauvage jaillit de ses poumons. Marcia lui fit écho. Elle rattrapa la thrace, grignota son avance doigt par doigt. Aeshma la surveillait du coin de l'œil, elle serra un peu plus les cuisses sur les flancs de sa monture, regagna les quelques coudées qu'elle avait perdues. À sa gauche, une ombre lui voila un instant le soleil. Le puissant cheval noir de Gaïa venait de la dépasser emportant sans efforts le poids léger de la domina. Aeshma avait évalué que, malgré un bon demi-pied de différence de taille, elles devaient peser le même poids. Le cheval, sa légèreté : la course n'était pas égale. La Parthe n'était pas montée depuis huit ans, elle ne connaissait pas son cheval et celui-ci ne partageait certainement pas les qualités de celui de la domina.Comment pouvait-elle vaincre ? Restait la jeune fille, mais celle-ci s'avérait aussi une cavalière expérimentée. La gladiatrice se pencha un peu plus en avant, colla les coudes contre son buste.
L'arrivée de leur course était marquée par un petit buron de pierre qui servait aux pâtres durant les nuits trop pluvieuses ou trop froides. Marcia avait elle-même proposé le but de leur course. Elle seule connaissait bien le domaine, le buron était visible de très loin, ainsi Gaïa et surtout Aeshma qui ne s'était jamais rendue au domaine, ne seraient pas désavantagées.
Une bonne partie de la fin de la course se faisait en pente plus ou moins douce. Les trois cavalières avaient presque entièrement négligé les chemins. Au point de départ, le buron était visible, mais une dépression le leur avait très vite cachée.
Aeshma avait, durant le chemin qui les avaient menées de la villa à l'endroit que Marcia avait choisi pour le départ de la course, testé son cheval. C'était un large entier pommelé au galop lourd et long. Elle avait senti les regards de Marcia et de Gaïa, quand elle avait sauté en selle. Celui heureux de la jeune fille qui avait bondi de joie en comprenant qu'Aeshma se joindrait à leur course, curieux et attentif de Gaïa. Aeshma avait dû retrouver ses réflexes, récupérer son assiette. Quand Gaïa avait donné le signal de départ, quand elles s'étaient élancées, le cœur d'Aeshma avait cogné durement dans sa poitrine. Un cri lui avait échappé et la monture entre ses cuisses s'était accordée à son désir de filer aussi vite que le vent. La terre avait jailli sous les sabots du pommelé. Marcia et Gaïa d'un commun accord tacite l'avaient laissée partir devant.
— Tu crois qu'elle se montrera une concurrente dangereuse ? avait demandé Gaïa à la jeune fille.
— Oui, avait répondu Marcia en appréciant la posture de la gladiatrice. Mais je ne la laisserai certainement pas gagner.
— Elle ne gagnera pas, Marcia, avait affirmé Gaïa en pressant les flancs de Tempestas de ses deux talons.
Le grand cheval noir était parti comme une flèche.
— Ce sera moi ! avait-elle hurlé.
Marcia avait juré et s'était lancé à sa poursuite. Elle avait l'avantage, elle connaissait bien le terrain et elle y avait déjà disputé une course avec Julia. Les pièges étaient peu nombreux, elle savait surtout où il n'y en avait pas, quel buisson, quel muret, elle pouvait sauter sans risquer derrière, de tomber dans un trou ou de se heurter à des buissons épineux.
.
Aeshma hésita plusieurs fois, retint son pommelé, préféra contourner des obstacles plutôt que de les franchir d'un bond, de se les voir refuser et de risquer une chute. Elle perdit du temps. Mais en terrain plane... Elle jeta un coup d'œil devant elle. Elle ne rattraperait pas la domina, lancée à fond de train. La course se jouait entre elle et Marcia. La jeune fille revint à sa hauteur, leurs regards se croisèrent et un sourire de défi plissa les yeux rieurs de Marcia. Aeshma lança un cri d'encouragement à son pommelé. Elle refusait d'arriver la dernière.
Gaïa tira sur ses rênes. Elle avait gagné. Elle fit faire volte-face à Tempestas, lui flatta l'encolure et le félicita de sa performance. Sa sœur savait acheter et dresser ses chevaux. Celui-ci offrait de réelles sensations d'allégresse. Elle se redressa. La gladiatrice et Marcia se disputaient la deuxième place comme si de celle-ci leur vie en dépendait. Gaïa n'était pas sûre que l'une aurait le dessus sur l'autre, par contre, si elles ne ralentissaient pas l'allure, elles allaient...
Les réflexions de Gaïa n'aboutirent pas. Marcia dépassa le buron dans un nuage de poussière, un cri et avec la soudaineté d'un éclair. Aeshma sur sa gauche, arriva droit sur Gaïa, elle tira sur les rênes, mais son pommelé aperçut une tortue. L'animal avançait pataudement. Son mouvement surprit le cheval et il sauta. Un bond qui le mena à quelques pieds du grand cheval noir. Gaïa n'eut pas le temps de réagir.
Aeshma vit le danger. Elle pesa de tout son poids et de toutes ses forces sur l'animal. Le pommelé effectua un quart de tour, mais emporté par son élan, il percuta Tempestas. Flanc contre flanc. La Parthe se trouva violemment propulsée sur Gaïa. Celle-ci la reçut dans ses bras et elles basculèrent ensemble. Les deux chevaux avaient rebondi l'un sur l'autre et heureusement libéré les jambes des deux jeunes femmes. La chute n'en fut pas moins dure pour autant. Par réflexe, Aeshma referma ses bras sur Gaïa. Elle lui enserra la tête et la colla contre son épaule. Elles s'écrasèrent par terre, attachées l'une à l'autre. Marcia revenue sur ses pas les retrouva allongées, immobiles et enlacées.
— Gaïa ! cria-t-elle affolée.
La chute avait sonnées les deux cavalières. Aeshma ouvrit les yeux et grimaça de douleur. Gaïa leva le nez et se retrouva avec celui-ci enfoui dans le cou de la gladiatrice. Elle respira son odeur. La petite thrace sentait le savon d'Alep, mais pas seulement. Elle essaya de bouger, mais la gladiatrice la tenait fermement contre elle. Elle l'entendit gémir. Elle savait que la jeune femme avait dû se blesser, mais elle ne put s'empêcher de plaisanter.
— Si tu désirais autant que ça me tenir dans tes bras, tu aurais pu choisir une manière moins douloureuse d'arriver à tes fins.
— Hein ? Ah... Euh, désolée, domina, balbutia Aeshma.
Elle libéra Gaïa de son emprise. Marcia sauta à bas de son cheval et vint s'accroupir auprès des deux jeunes femmes.
— Vous êtes blessées ?
Gaïa avait une épaule douloureuse et la pierraille lui avait meurtri la hanche et le haut de la cuisse. Aeshma avait protégé sa tête et l'avait sauvée de traumatismes plus graves. Elle lui avait peut-être même sauvé la vie. Elle s'assit et se retourna vers la petite thrace. Celle-ci avait roulé sur le ventre.
— Ça va ? demanda-t-elle.
— Oui, domina, râla Aeshma.
— Tu t'es fait mal ?
— C'est juste le dos.
— Et ta tête ?
— Non, ça va, domina.
— Lève-toi. Tu peux ?
— Oui, domina.
Aeshma se mit d'abord à quatre pattes, puis se releva sur un genou. Elle secoua la tête en grimaçant. Elle tituba et d'un même mouvement, Marcia et Gaïa la soutinrent.
— Vas-y doucement, lui conseilla Gaïa.
— Domina, je...
— Ne dis rien.
Gaïa lui attrapa le menton et lui tourna doucement la tête sur le côté. Elle portait une profonde entaille au front, au-dessus de la tempe. Elle se plaça ensuite dans son dos.
— Enlève ta tunique.
— Mais...
— Obéis.
Aeshma défit sa ceinture et attrapa le bas de sa tunique. Gaïa l'aida. La jeune Parthe se retrouva en feminalia et en mamilliare. Elle en avait trouvé une dans le coffre de sa chambre et l'avait passé par dessus un strophium de lin. Le cuir maintenait beaucoup mieux la poitrine, surtout si on devait monter à cheval. Marcia laissa échapper un cri. Gaïa fronça les sourcils. La chute avait été rude et le dos sensible de la petite thrace saignait en divers endroits.
— Ça ira, domina, tenta de les rassurer Aeshma.
—Tu saignes, lui dit Marcia.
— Mais c'est bon, je n'ai pas trop mal.
Gaïa s'approcha de son cheval et décrocha un petit paquetage attaché à l'arçon arrière. Elle s'accroupit et le déroula. Il contenait de quoi leur assurer un en-cas au cours de leur promenade : une gourde de posca, du fromage, du lard fumé, des olives, du pain et un couteau. Elle découpa une longue bande de tissu dans le linge qui enveloppait les provisions. Elle voulut savoir s'il y avait une source ou un cours d'eau qui courait à proximité. Marcia l'informa que le point d'eau le plus proche était à un peu plus de trois milles*.
— C'est trop loin, nous irons après, déclara Gaïa. Aeshma, qu'est-ce que je fais pour ton dos ?
— C'est vraiment moche ?
— Ça saigne, mais c'est propre. Par contre, tu saignes vraiment au front.
— Il y a quoi dans la gourde ?
— De la posca.
— Nettoyez-moi avec ça et...
— J'ai préparé un bandage.
— Ouais, c'est bien. Merci, domina.
Gaïa versa de la posca sur le linge et nettoya délicatement la plaie de la jeune gladiatrice qui resta impassible durant toute la durée de l'opération. Elle lui confectionna ensuite un bandage avec la bande de tissu qu'elle avait découpée.
— Euh... Domina. Vous... vous vous êtes fait mal ?
— Des contusions, je pense.
— Où ?
— L'épaule et la hanche surtout.
— Je peux voir ?
— Tu veux que je me déshabille ? susurra Gaïa d'un air badin.
— Euh...
— Marcia, il est comment ton point d'eau ?
— C'est une petite rivière.
— On peut s'y baigner ?
— Oui, l'eau y est claire et à certains endroits, il y a presque trois pieds de profondeur.
— Bon, allons-y alors. Aeshma, ça ira ?
— Oui, bien sûr, assura la petite thrace. Euh, Domina ?
— Oui ?
— Je... je ne voulais pas... Je ne comprends pas pourquoi... C'était dangereux et vous auriez pu... Euh... Vous allez où ? dit-elle soudain.
Gaïa ne l'écoutait pas. Elle lui avait tourné le dos. Elle marchait un peu plus loin les yeux fixés sur le sol. Elle erra quelques instants, poussa soudain un cri de triomphe, se baissa et se retourna en brandissant une grosse tortue à bout de bras.
— Voilà la coupable, Aeshma ! Tu n'as rien à te reprocher.
Elle reposa la tortue sur le sol et prit un air songeur en revenant vers Marcia et Aeshma.
— Je n'ai peut-être rien non plus, à reprocher à cette vilaine tortue.
Elle jeta un regard enjôleur à la gladiatrice.
— Elle t'a jetée dans mes bras, ou elle m'a jetée dans les tiens, je ne sais pas trop. Peu de personnes peuvent se vanter d'avoir été gentiment serrés dans les bras d'un gladiateur.
— Ça arrive plus souvent que vous ne le croyez, rétorqua vertement Aeshma.
— Peut-être pour s'adonner aux plaisirs d'Aphrodite et je ne doute pas de tes compétences dans ce domaine. Mais cela arrive certainement beaucoup moins souvent d'être sauvé par les bras protecteurs d'un gladiateur, déclara Gaïa en souriant benoîtement.
Marcia tiqua. Elle se retint de se pincer pour vérifier qu'elle ne dormait pas. Elle rêvait ou bien Gaïa lançait-elle des piques à la gladiatrice ? Elle flirtait ? Pour s'amuser ou était-elle plus sérieuse ? Les gens avaient-ils été si mauvaise langue qu'elle l'avait jugé ou bien avaient-ils deviné les intentions de la jeune sœur de Julia ? La thrace semblait hésiter quant à la réaction qu'elle se devait d'avoir. Peut-être n'était-elle pas toute à fait remise de leur accident. Leur chute avait été violente et même si Gaïa persiflait, ses déclarations contenaient une part de vérité. Quand Marcia les avait découvertes à terre enlacées, elle avait remarqué qu'Aeshma avait amorti la chute de Gaïa. Elle ne l'avait peut-être pas fait intentionnellement, mais cela ne changeait rien au résultat.
— Marcia, n'ai-je pas raison ? la prit Gaïa à témoin.
— Si. Tu lui as sauvé la vie, répondit la jeune fille en se tournant vers la gladiatrice.
— Mais n'importe quoi... se défendit Aeshma.
— Ne sois pas insolente, la remit à sa place Gaïa. De toute façon, même si tu ne m'as pas sauvé la vie, tu m'as évité d'être plus sérieusement blessée.
— Mais...
— Ne sois pas de mauvaise foi, non plus, la coupa Gaïa. Sois honnête.
Aeshma haussa les épaules.
— Je vois que nous sommes d'accord. Allons à la rivière. Tu nous guides, Marcia ?
Les trois cavalières remontèrent sur leurs chevaux et repartirent doucement au pas. Elles mirent pied à terre trois-quarts d'heures plus tard. Elles se déshabillèrent et se baignèrent. Aeshma ne descendit pas tout de suite dans l'eau. Elle resta sur la berge et remarqua les hématomes se former sur le corps de Gaïa, les gonflements se préciser. Elle commença à élaborer un diagnostic et à prévoir les soins qui, une fois de retour à la villa, soulageraient la jeune femme. Elle releva la tête après s'être attardée sur sa hanche et croisa le regard moqueur de la domina. Elle détourna les yeux et s'avança dans l'eau.
— Viens ici, Aeshma. Je vais te laver le dos.
Aeshma ne bougea pas, Gaïa s'approcha, l'attrapa par le bras et la tira vers l'endroit le plus profond. Elle lui enjoignit de s'asseoir et se plaça dans son dos. Elle utilisa ses mains comme d'un récipient et usa de ses paumes comme d'une éponge. Délicatement. L'eau fraîche soulagea Aeshma et elle se détendit peu à peu. Les deux mains de Gaïa se posèrent soudain lourdement sur ses épaules et le souffle de la domina caressa son oreille droite.
— Tu regardais quoi tout à l'heure ? lui chuchota-t-elle à l'oreille.
— ...
— Je te plais ?
Tout l'effet du bain disparut. Aeshma se crispa. Attendant une punition.
— Tu me trouves comment ?
— ...
— Tu es obligée de répondre, exigea Gaïa d'un ton coupant.
— En bonne santé, mais il vous faudra des soins.
Gaïa sourit en coin, cette gladiatrice était vraiment drôle. Ses mains quittèrent ses épaules et descendirent, caressantes, sur les bras de la jeune Parthe.
— Tu n'es pas mal non plus, murmura-t-elle.
— ...
— On va manger ? proposa soudain Gaïa.
Marcia s'était elle aussi assise dans l'eau. Gaïa plongea sa main dans l'eau et l'éclaboussa. La jeune fille cria et se mit à arroser la jeune femme. Aeshma se reçut de l'eau dans la figure, elle grogna et battit en retraite sur la berge. Gaïa et Marcia s'étaient lancées dans une bataille d'eau. Aeshma en profita pour aller récupérer les vivres sur la selle de Gaïa. Elle étendit le linge et posa dessus ce qu'elle y avait trouvé enroulé dedans. Elle découpa ensuite le pain en tranche et le lard en lamelle. Quand elle eut fini, elle prit la gourde de posca, retourna à la rivière, plongea la gourde dans l'eau et la cala avec des pierres contre la berge. Gaïa et Marcia se couraient après et Aeshma se souvint que la dernière fois qu'elle avait ainsi vu des gens s'amuser aussi joyeusement remontait à son enfance et que les gens en question étaient des gamins âgés entre cinq et dix ans. Marcia devait être âgée d'une quinzaine d'années, mais la domina...
Elle se comportait comme une gamine. Gaïa se mit à rire follement, elle crocheta une jambe à Marcia qui trébucha, et lui sauta dessus. Elle la maintint à genoux une main posée à la base de son cou et l'arrosait copieusement à l'aide de son autre main. La jeune fille crachait de l'eau et arrivait à peine à respirer. Elle demanda grâce et Gaïa la relâcha en se vantant d'être la meilleure.
— Si Aeshma me donne des cours, vous ne me battrez pas aussi facilement.
— Aeshma ! l'interpella Gaïa de la rivière. Tu vas lui donner des cours ?
— Euh...
— Oui, de lutte et de pancrace, précisa Marcia.
— Oh ! Et je pourrais en profiter ? demanda Gaïa.
— Euh...
— Tu es à moi pour encore trois jours, je te demanderais peut-être un entraînement particulier. Tu manies bien le poignard ?
— Oui, domina.
— Tu m'apprendrais à bien m'en servir ?
— Oui, domina. Du moins, à vous débrouiller.
— Parfait.
Marcia et Gaïa ressortirent de l'eau bras dessus-dessous. De vraies gamines, confirmaient leur attitude et leurs mines réjouies à Aeshma. C'était assez inquiétant, de la part de la domina. Celle-ci s'extasia sur le repas improvisé et noya Aeshma sous les compliments, lui assurant qu'elle ne se serait jamais attendue à ce qu'un gladiateur se montra si attentionné.
— Serviable, oui. Il y est, dans certaines circonstances, bien obligé, mais attentionné ? Ce n'est pas du tout la même chose. Je ne t'ai pas demandé de me protéger ni de nous préparer si gentiment un petit déjeuner sur l'herbe et tu l'as fait. Où est la gourde ? Je l'ai perdue ? s'inquiéta-t-elle.
Aeshma se leva en silence et alla la chercher dans la rivière. La joie de Gaïa monta d'un cran et, malheureusement pour Aeshma, sa tendance à la taquinerie aussi.
— Quand je le disais... souffla Gaïa sur un ton malicieux. Tu sais, Aeshma, tu as une très mauvaise réputation à la villa.
Aeshma se rembrunit.
— Oh, ton honneur n'est pas mis en doute. Les gens redoutent simplement ta mauvaise humeur et te craignent. Ils t'imaginent aussi vindicative et agressive que sur le sable. Atalante est très appréciée. Pourtant, question gentillesse, tu n'as rien à lui envier. Les gens se trompent sur ton compte. Pas tous, mais la plupart.
Aeshma respirait lourdement, en colère. En colère contre elle-même. Elle avait été tellement heureuse de monter ce matin. Mais ce séjour s'ingéniait à donner des coups de pieds dans son monde si bien agencé.
Elle avait laissé Atalante croire qu'elle était proche d'elle, Serena... et puis elle, la domina. Elle pouvait toujours se battre avec Atalante si la Syrienne l'embêtait trop, éviter ou chasser Serena si sa présence et son admiration mal dissimulée l'insupportait. Mais la domina ? Elle se trouvait sans recours face à elle.
— Allez, Aeshma, lui dit gentiment Gaïa. Chasse tes idées sombres et viens t'asseoir avec nous.
Gaïa orienta la conversation sur les chevaux et y intégra aussi bien Marcia qu'Aeshma. Elles partagèrent leurs connaissances et leurs aventures. Aeshma aimait les chevaux autant que Marcia. Elles n'aimaient pas seulement les monter, elles aimaient s'en occuper, elles aimaient leurs spécificités et elles se lancèrent dans une grande discussion. Aeshma ne parlait pas beaucoup, mais elle répondait aux questions et elles avaient gardé de vifs souvenirs de son enfance. Gaïa aimait la compétition, le pouvoir, mais elle les écouta, captivée par la passion qu'elle distinguait chez ses deux invitées.
— Aeshma, comment gardes-tu autant de souvenirs ? s'étonna tout à coup Marcia.
— J'ai une bonne mémoire.
— Oui, mais...
— J'ai appris beaucoup de choses quand j'étais petite.
— Et tu te récites ce que tu sais régulièrement, n'est-ce pas ? demanda Gaïa.
Aeshma tourna vivement la tête. Comment savait-elle ?
— Oui, domina.
Une lueur d'estime et de respect brilla dans le regard de Gaïa.
— Tu es restée fidèle à ton passé, murmura Gaïa.
— C'est juste que...
— ... tu ne veux pas oublier, continua Gaïa pour la jeune Parthe.
— Oui, c'est ça.
Ce que ne savait pas Gaïa, c'est que si Aeshma ne voulait pas oublier, si elle entretenait précieusement tout ce qu'elle avait pu apprendre et vivre dans son enfance, si elle gardait de celle-ci une âme sombre et un cœur blessé, elle avait depuis longtemps fait le deuil de son passé. Aeshma savait que son père était mort, que sa mère comme son frère et sa sœur avaient été emmenés en captivité et qu'elle ne les reverrait jamais. Elle l'avait accepté comme une réalité, un fait qu'il ne servait à rien de nier. Elle vivait dans le présent. Elle ne croyait pas avoir un futur, parce qu'elle était enfermée dans sa condition d'esclave et à jamais attachée au métier de gladiatrice tant qu'elle aurait la force de se battre. Qu'elle mourrait peut-être, mais qu'elle mourrait selon un rituel établi. Et puis, même s'il n'était pas respecté, quand elle avait à douze ans, elle avait choisi de dire oui à Téos. Son oui ne comportait aucune restriction. Elle avait tout accepté.
Aeshma était introvertie, sombre. C'était une solitaire, parce qu'elle avait choisi de s'isoler, de ne pas aimer, mais elle ne portait en elle aucune haine. Sa vie avait été brisée et elle s'en était reconstruite une autre. Une vie peut-être imparfaite, mais réelle. Gaïa vivait prisonnière de son passé. Elle n'avait rien accepté. Elle était douée d'une personnalité joyeuse et dotée d'un esprit brillant et entreprenant, mais contrairement à Aeshma, elle était habitée par la haine. Aeshma portait les chaînes de l'esclavage, Gaïa portait celles de la haine et du ressentiment.
Gaïa pensa à ce moment comprendre la gladiatrice. Partager avec elle une expérience commune.
Un monde les séparait. D'autant plus que Gaïa, n'appréhendait pas de la même manière qu'Aeshma ce qui différenciait l'esclave de l'homme ou de la femme libre. Aeshma avait été façonnée par sa familia gladiatorienne, elle était née libre et elle mesurait pleinement tout ce qui la séparait maintenant de cette liberté. On le lui avait inculqué, à force de discipline, de punitions et parfois d'humiliations. Gaïa régnait sur les autres et qu'ils soient libres ou esclaves ne changeait rien à ses yeux.
Ni l'une ni l'autre ne s'était comprises. Mais sur les bords de la petite rivière, en compagnie de la jeune Marcia, Gaïa se sentit éprouver un élan d'affection envers la petite thrace, alors que son côté, Aeshma réfléchissait sombrement à ce qu'il conviendrait qu'elle fît durant les trois jours qui lui restaient à passer au service de la domina.
Au plaisir et au déplaisir qu'elle en tirerait. Elle observa un instant Gaïa qui bavardait avec Marcia. Mouais, elle n'en tirerait peut-être pas franchement du déplaisir, même si elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver un certain malaise à cette idée.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration :
Cupidon précédant une femme sur un cheval (peut-être Vénus, le cheval n'est pas très normal !), mosaïque romaine, Ostie.
Les unités de longueurs romaines :
1 doigt (digitus) = 1, 85 cm
1 pied (padicus) = 29,41 cm
1 coudée (cubitus) = 44, 19 cm
1 mille romain (milliarium) = 1 473,38 m.
La rivière où se baignent les trois cavalières, se trouve donc, à un peu plus de quatre kilomètres quatre-cents du buron qui marquait le lieu d'arrivée de la course.
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