Chapitre XL : La leçon de Capoue.


Les plus vieilles arènes du monde, les plus grandes du monde, le berceau de la gladiature. La familia de Téos se sentait gonflée d'orgueil à l'idée de bientôt fouler le sable d'un si célèbre amphithéâtre.

Téos avait obtenu sans trop de peine le droit de faire combattre ses gladiateurs. Les munéraires avaient organisé les jeux depuis plus d'un an. La mort de Vespasien et l'avènement de Titus les avaient pris de court. Ils pouvaient difficilement ignorer ces événements et les jeux prévus pour servir leurs propres intérêts et servir leur popularité, deviendraient l'occasion de s'attirer les faveurs du nouvel Empereur.

On avait rajouté : En l'honneur de l'Imperator Titus Caesar sur les affiches peintes dans toute la ville et la proposition de Téos fût chaleureusement accueillie. Les exploits de ses gladiatrices à Pompéi étaient parvenues jusqu'à Capoue et Téos regretta ne pas avoir emmené plus de femmes avec lui. Il n'aurait pas pu présenter Aeshma et Atalante, mais Marcia, Sabina, Galini, Penthésilée, Xantha et Enyo auraient assuré le spectacle. Il regretta aussi d'avoir laissé Piscès et Jason à Pompéi. Il se consola avec la somme faramineuse qu'il avait obtenue pour les prestations de ses gladiateurs. Il était venu pour demander une faveur, mais l'empressement qu'avaient montré les munéraires à l'annonce de sa venue, l'enthousiasme qu'ils avaient manifesté en apprenant qu'il était le laniste des gladiatrices, lui avait fait réviser son attitude. Trois meliores l'accompagnaient. Ajax et Lucanus chez les hommes, Astarté chez les femmes. Lysippé et Margarita appartenaient au second palus, Marpessa progressait sans cesse, Velox et Gallus savaient se montrer vifs, Euryale visait le premier palus et Dyomède se débrouillerait toujours. Aucun d'entre eux ne lui ferait honte.

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Lucanus bavardait, aussi volubile qu'à son habitude.

On va se battre sur le sable qu'a foulé Spartacus, s'émerveillait-il. Il était comme toi, Astarté, un Thrace sauvage et intelligent.

Merci du compliment, mais j'aimerais finir un peu mieux que lui.

Il est mort héroïquement ! protesta Lucanus. Il a tout eu, les honneurs, l'amour, la gloire...

Mouais... fit Astarté sans grand enthousiasme.

Bon, d'accord, tu as déjà tout ça, tu peux te montrer blasée, mais moi...

Comment ça, j'ai tout ça ? demanda Astarté sur le qui-vive.

Tu es une meliora, tu as connu la gloire plus souvent qu'à ton tour dans l'arène et tu as su t'attacher l'amour d'un cœur dévoué.

N'importe quoi ! protesta Astarté.

Pff, ne mens pas. Pas à moi. Les autres sont des imbéciles, pas moi. Je t'envie trop pour ne pas l'avoir remarqué.

Quoi ?! s'exclama Astarté furieuse.

Lucanus aimait Marcia ? Mais... Aeshma lui avait parlé de Sabina, non ?

Eh... Ne va pas croire je ne sais quoi, bougonna Lucanus. Je n'ai pas de vues sur l'objet de tes pensées. C'est drôle d'ailleurs, dit-il en la regardant l'air pensif. C'est facile de tomber amoureux de toi et je sais de quoi je parle.

Tu...

Non, rit-t-il. Mais sans rire, Astarté, c'est tellement génial avec toi...

Lucanus...

Bah, tu sais très bien de quoi tu es capable. Tu n'acceptes pas qu'on parle de ses nuits avec toi, mais tu n'es pas toujours derrière le dos de tout le monde.

...

On ne tarit pas d'éloges à ton sujet. Le plus drôle, c'est qu'il ne vaut mieux pas plaisanter à ton propos sur ce sujet, même quand tu n'es pas là. Tes amants veillent autant sur la discrétion de leurs ébats en ta compagnie que toi.

Tu racontes n'importe quoi, se renfrogna Astarté.

J'en fais partie, je te signale. Si tu m'as oublié, je serai vexé, sourit-il goguenard. Bref, le plus incroyable à mes yeux, ce n'est pas qu'on t'aime, c'est que toi, tu t'intéresses vraiment à quelqu'un.

Astarté se pinça les lèvres.

Tu as de la chance, soupira tristement Lucanus.

Je n'en suis pas si sûre. Si j'étais toi, je serai heureux d'avoir une amie comme Sabina. Même si tu l'aimes, il n'y a rien entre vous et c'est mieux ainsi. Elle peut t'écouter pendant des heures, te parler pendant des heures. Profite-en, Lucanus. Tu peux vivre au grand jour avec elle. Se cacher quand tu aimes quelqu'un, c'est nul.

C'est pour cela que tu continues à aller avec d'autres ?

Oui, mais a priori, ça n'a pas servi à grand-chose.

Personne ne sait, essaya de la rassurer Lucanus.

Trop de monde le sait déjà, répliqua sombrement la jeune Dace.

Lucanus se tut. Il aimait Sabina depuis longtemps. Il ne s'en était pas rendu compte au début. Sabina était une bonne camarade. Ils s'étaient découverts un amour commun pour les conversations, mais Astarté aussi aimait discuter, tout comme Diodoros, Gyllipos ou Chloé la petite masseuse. Il n'avait pas remarqué qu'il préférait Sabina aux autres, qu'il préférait Sabina à Astarté. Il n'avait pourtant jamais partagé la couche de Sabina alors qu'il avait plusieurs fois partagé celle d'Astarté. Et puis, un jour, il avait compris. Grâce à Astarté.

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La Dace reposait nue et détendue sur lui, il lui caressait le dos et elle se frottait de temps en temps la joue contre sa poitrine, comme un chat. Il se sentait bien, passer une nuit avec la jeune Dace était toujours un moment de pur contentement et quand elle l'entreprenait, il répondait immédiatement et avec empressement à ses avances. Astarté était la promesse d'une nuit sans sommeil, peuplée de plaisir, de jouissance bruts et renouvelées sans fin.

Le corps d'Astarté irradiait d'une chaleur bienfaisante et puis, soudain, il avait senti ses entrailles se nouer et les larmes lui monter aux yeux. Il avait réalisé qu'il adorait être là, couché sur le dos, à caresser distraitement une femme nue abandonnée sur lui. Il goûtait avec délice la douceur, la tendresse, la complicité et la félicité de s'être ébattu avec elle pendant des heures. La détresse l'avait assailli quand il avait réalisé qu'il eût voulu tenir Sabina entre ses bras, qu'il crevait d'envie de partager avec elle, ce qu'il partageait avec Astarté, ce qu'il avait partagé avec Astarté. La caresser, l'embrasser, sentir son corps glisser contre le sien, être en elle, jouir en elle, se perdre dans ses yeux. Il avait pleuré. Astarté dormait et elle n'en avait rien su. Ils avaient parfois recouché ensemble, il était difficile de résister à Astarté, mais à chaque fois, il avait mesuré l'étendu de son malheur. Et il avait pleuré. Sabina ne l'aimait pas.

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Lucanus se leva, il allait combattre.

Tu sais, moi aussi, j'ai menti et... je t'ai menti.

Pourquoi ? Parce que tu acceptais de coucher avec moi et que tu t'imaginais tenir Sabina dans tes bras ? sourit Astarté.

Ben...

On avait tous les deux ce qu'on voulait, non ? Et si j'ai envie... grimaça Astarté.

Lucanus rit avec bonhomie. Il la salua de la tête et partit. Il était appairé à un julianius*. Un secutor. Il allait montrer au public de Capoue ce que valait un secutor d'Orient. Le julianius l'avait toisé durant la pompa. Lucanus allait lui faire ravaler son arrogance.

Astarté, comme l'avait justement prévu Aeshma, était appairée à Margarita. Elle n'égalerait jamais Atalante et Marcia pouvait déjà lui donner quelques leçons, mais la rétiaire avait de l'expérience et Astarté ne commettait jamais l'erreur de sous-estimer ses adversaires.

Sa sagesse et sa prudence lui donnèrent encore une fois raison. Galvanisées par ce haut-lieu mythique de la gladiature qu'était l'amphithéâtre de Capoue, Margarita se montra dangereuse et inspirée. Elle toucha Astarté à la cuisse gauche, faillit lui planter son trident dans le pied et ne parut aucunement gênée de s'être fait trancher les chairs juste sous les côtes après s'être pris un grand coup de scutum en pleine tête.

Astarté redoubla de prudence et elle fit bien. Margarita lança son filet avec une dextérité que lui aurait enviée Atalante et plus encore Marcia. Les mailles se prirent dans le cimier du casque d'Astarté. La jeune Dace se débattit un instant, Margarita en profita pour attaquer et Astarté ne dût son salut qu'au peu de liberté de mouvement qu'elle avait gardé pour manier son scutum et se protéger derrière. Elle réussit à faire passer le filet par-dessus sa tête, mais il resta accroché à son casque et elle continua ainsi le combat. Décidée à arrêter les frais. Son scutum servit d'arme offensive, son glaive de leurre.

Margarita recula peu à peu sous la violence des attaques. Quand elle paraît le glaive d'Astarté, son scutum l'atteignait aux flancs ou à la figure. Elle se fatigua, à moitié sonnée, para une nouvelle fois le glaive à l'aide de son trident, tourna un peu trop sur elle-même sur sa gauche. Astarté rassembla toute sa force, tout son poids derrière son scutum et frappa. Le bord inférieur du scutum atteignit la tête de la rétiaire. Elle partit en arrière. Astarté la poursuivit et lui rentra dedans si violemment que l'umbo de son scutum brisa net deux côtes. Margarita cria. Astarté reprit sa garde. La rétiaire avait la figure en sang et elle maintenait un de ses poings plaqué contre ses côtes brisées. Elle se remit cependant en garde.

Astarté sourit sous son casque. Margarita avait perdu, mais elle ne renonçait pas, la jeune Dace appréciait. Elle avança d'un pas, le trident pointa vers elle. Il lui suffirait d'un bon coup de scutum. L'arbitre avait prévu l'attaque. La mirmillon attaquerait avec son scutum et la rétiaire s'écroulait inconsciente à terre. Une fin de combat dont on lui tiendrait rigueur. Il tendit sa baguette, s'assurant que derrière les grilles de son casque, Astarté le vît bien. La jeune Dace se redressa aussitôt et baissa sa garde. Margarita planta la hampe de son trident en terre et s'appuya discrètement dessus. L'arbitre désigna Astarté vainqueur. Les musiciens entonnèrent une marche victorieuse tandis que les gladiatrices partaient se placer devant la tribune d'honneur. Margarita s'agenouilla et posa son trident à côté d'elle. La foule riait et plaisantait car Astarté traînait toujours derrière elle comme une cape, le filet accroché sur son casque.

Le pêcheur a perdu, mais le poisson a quand même été pêché, lança un homme dans le public.

Sa plaisanterie fit rire ses voisins aux éclats et fut reprise dans tout l'amphithéâtre. L'arbitre demanda leur sentence aux munéraires et le mot missio fusa de toute part. Les gladiatrices valaient extrêmement chères et la rétiaire avait largement mérité d'être épargnée.

Astarté aida Margarita à se relever et elles quittèrent le sable de l'arène sous les hourras et les rires facétieux du public ravi de leur performance.

Je t'ai attrapée, grimaça Margarita quand Astarté enleva enfin son casque.

Mouais, tu as fait fort sur ce coup, approuva Astarté.

Peut-être qu'un jour, je t'aurais vraiment.

Ne compte pas trop là-dessus, Margarita.

Me payer une meliora, au moins une fois dans ma vie... Pour Atalante, c'est raté, mais il me reste toi, Sabina et Aeshma.

Bon courage !

L'espoir fait vivre ! Astarté ? dit soudain la gladiatrice. Tu peux m'accompagner jusqu'aux cellules ?

Tu te sens faible tout à coup ? la taquina Astarté.

Ton fichu scutum. T'es qu'une brute.

La jeune Dace le prit comme un compliment. Elle confia son équipement aux valets et passa un bras sous celui de Margarita.

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Marpessa avait gagné contre Lysippé. Lucanus avait balayé le julianius et le public, déçu qu'un gladiateur impérial se fît battre par un gladiateur venu de Lycie-Pamphylie, exigea à grand cris la jugula du perdant. Les autres gladiateurs avaient fait honneur à la familia et aucun n'était sorti par la porta libitina, pas même Velox qui, de l'avis de Téos, avait eu plus de chance que de réussite.

Ils rentrèrent au ludus et s'abandonnèrent aux mains d'Atticus pour les soins, des valets pour les bains, de Saucia et de Gyllipos pour les massages. Astarté était ravie de sa journée. Pourtant, la mélancolie s'empara d'elle au dîner et elle ne participa pas aussi joyeusement que les autres à leur victoire. Téos leur avaient acheté du vin et fait livrer un repas digne des plus grands triomphes. Lucanus poussa Marpessa qui était assise à côté de la Dace et s'installa à côté d'elle. Il remplit les gobelets et tapa sur celui d'Astarté.

Aux gens qu'on aime.

Astarté sourit.

Aux gens qu'on aime, répéta-t-elle.

Et à ceux qu'on n'aime pas, mais qui sont de bons camarades

Ah, ouais ?

Mmm, ils nous mettent un peu de baume au cœur.

Ne compte pas sur moi pour ce soir.

Même pas pour jouer et boire en bonne compagnie ?

Si, pour ça, je suis partante.

Elle cessa alors de se morfondre et profita de la soirée. Elle rentra seule et s'efforça de garder les yeux grand ouverts pour ne pas manquer sa cellule et y arriver sans se prendre les pieds dans les jambes d'un gladiateur qui avait un peu trop généreusement fêté sa victoire sur le sable. Elle avait résisté au désir de ramener Lucanus, Gallus ou Marpessa avec elle. L'alcool activait son désir et elle l'aurait bien satisfait dans les bras d'un homme ou d'une femme qu'elle trouvait sympathique. Mais un fond de mélancolie perdurait et quand elle s'était aperçue qu'inconsciemment son regard cherchait dans la pénombre du réfectoire à croiser les yeux bleus de Marcia alors qu'elle savait pertinemment qu'il ne les trouverait pas, elle avait renoncé à son idée de conclure sa soirée par une chaude étreinte. Elle n'en tirerait pas le plaisir qu'elle en escomptait. Elle préférait encore être seule que partager sa solitude avec quelqu'un en compagnie de qui elle n'aurait pas vraiment envie de s'ébattre.

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Un coup violent sur sa porte, la lumière qui rentrait à flot et lui agressait les yeux, une voix impérieuse.

Astarté ! aboya Téos. Va te laver, veille à être épilée soigneusement et passe-toi ensuite une tunique propre. Demande aussi à Saucia de te coiffer.

Euh...

Tu m'as entendu ?

Oui, dominus. Bain, épilation, tunique propre et peigne.

Je t'attends dans une heure.

Téos ne prit même pas le soin de fermer la porte. Astarté ronchonna, se frotta les yeux, se leva, enfila sa tunique de la veille, fouilla dans son paquetage à la recherche d'une tunique propre. Elle en avait trois. Une en toile grossière pour les entraînements, une en lin blanc et une plus jolie teinte en bleu avec des liserés or. Téos devait l'avoir louée pour un banquet. Elle aimait s'habiller en blanc, mais le vin coulait abondamment au cours des banquets et les aristocrates adoraient dans leur ivresse verser leur gobelet sur les corps habillés ou dénudés des esclaves qui servaient leurs plaisirs. Elle rangea la tunique d'entraînement et la tunique blanche, sortit la bleue, des sous-vêtements, prit sa ceinture et partit prendre son bain. Elle y retrouva Lucanus à qui Téos avait demandé de se conformer au même rituel. Ils bavardèrent et l'arrivée d'Atticus ne les perturba pas outre mesure. Le médecin vérifia leurs blessures et demanda à Astarté de surveiller attentivement sa cuisse.

Bah, tu seras toujours là, pour veiller sur moi, medicus.

J'aimerais en être certain, Astarté.

La jeune Dace fronça les sourcils, mais Lucanus lui posa une question et elle replongea dans leur conversation. Ensuite, elle alla voir Saucia dans sa cellule. La jeune femme l'entraîna dehors pour bénéficier d'une meilleure lumière. Astarté apprit de sa bouche que Téos projetait de quitter Capoue le lendemain matin. La jeune Dace se sentit bêtement heureuse. Quitter Capoue, c'était partir retrouver Marcia. Elle avait réfléchi une bonne partie de la nuit à ce qu'elle devrait faire. Elle n'était pas très sûre de pouvoir résister à son attirance pour la jeune auctorata, d'ailleurs à peine avait-elle dit qu'elle arrêtait à Aeshma qu'elle était déjà retombée entre ses bras, mais à Sidé ce serait différent. Atalante et Aeshma l'aideraient à dépasser ses sentiments exacerbés envers Marcia. Elle n'avait pas envie de se montrer cruelle et méchante, elle aimait Marcia, mais elle espérait apaiser sa passion, elle espérait que Marcia comprendrait et qu'elles deviendraient de bonnes camarades. Marcia aimait Aeshma. Il fallait qu'Astarté construisît avec elle une relation semblable à celle que la jeune fille partageait avec Aeshma. De l'estime et de la confiance. Pas de sexe. Jamais. Astarté ne résisterait pas. Marcia rejoindrait Aeshma et Chloé sur la liste estampillée Pas touche. Mais Marcia resterait toujours à part. Un trésor qu'Astarté enfermerait dans son cœur à double tour. Avec tout ce qui la bouleversait chez elle, tout ce qui lui faisait renoncer à sa prudence, tout ce qui lui retournait l'esprit et les sens. Tout ce qui la rendait heureuse. Astarté se sentait toujours euphorique quand elle se trouvait en sa compagnie.

Atalante et Aeshma veilleraient. Marcia ne souffrirait pas. Dans quatre ans, la jeune fille quitterait la familia, elle se marierait, elle aurait la vie qu'elle méritait. Astarté garderait à jamais d'elle, un souvenir ému et tendre. Ouais ! s'encouragea-t-elle. Tout se passerait bien.

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Téos convoqua la familia dans la cour du ludus, à l'écart des autres gladiateurs. Il demanda à ses dix gladiateurs de se mettre en rang, deux par deux. Les valets, Saucia, Atticus et les gardes se tinrent en retrait. Le laniste était accompagné de trois hommes et deux gladiateurs étrangers. Lysippé, Euryale et Gallus reconnurent dans deux des trois hommes, un laniste et un doctor appartenant au ludus impérial de Capoue.

Je vous présente Hélios et Pikridis, déclara Téos en désignant de la main les deux gladiateurs. Ils rejoignent aujourd'hui notre familia. Hélios combat sous l'armatura des hoplomaques, Pikridis sous celle des secutors.

Téos se tourna vers les deux hommes.

Allez vous mettre en rang avec les autres.

Il inspecta ses gladiateurs et une expression sournoise se peignit sur les traits son visage. Lucanus commença à redouter un coup tordu. Un coup soigneusement mis en scène. Il passa rapidement en revue ce qui était susceptible d'avoir poussé Téos à punir un ou plusieurs de ses gladiateurs. Qui avait mal combattu ? Qui avait violé les règles de la discipline ?

Velox.

Téos lui avait vertement reproché un combat médiocre. Il allait s'en débarrasser. Les autres ne risquaient rien, Téos les avait même félicités pour les performances sur le sable et Marpessa, à sa grande joie, avait reçu l'assurance d'intégrer le second palus en rentrant à Sidé. Mais pourquoi une telle mise en scène pour un gladiateur si peu important ? Velox n'était pas médiocre, mais le vendre n'aurait rien d'une leçon exemplaire dont Téos aimait tant gratifier sa familia quand il était contrarié. À moins que...

Lucanus, Astarté, avancez !

Lucanus pâlit. Astarté avança d'un pas ferme. Le secutor jeta un coup d'œil à la jeune Dace. Une expression douce et confiante errait sur son visage. Elle n'avait pas compris.

Déshabillez-vous, ordonna Téos. Entièrement.

Les deux gladiateurs débouclèrent leur ceinture, passèrent leur tunique par-dessus la tête. Ils défirent leur subligaculum et Astarté déroula son strophium. Elle le déposa sur sa tunique et se campa ensuite bien droite sur ses jambes. Atticus se mordit les lèvres. Saucia admira une fois encore les corps des deux gladiateurs qui se tenaient nus devant eux. Lucanus était gentil. Il n'était pas très grand, il était plutôt râblé qu'élancé et Astarté le dominait d'une demi-tête. La Dace avait ces épaules étonnement larges pour une femme, ces clavicules proéminentes qui donnaient toujours l'envie de passer un doigt caressant dessus. Elle était mince et athlétique. Un corps parfait pour combattre dans les armaturas lourdes. Forte, sans être pesante. Tonique. Astarté avait le teint hâlé et Lucanus paraissait maladivement pâle à ses côtés, mais Saucia aimait les yeux gris et rieurs de Lucanus et elle avait, elle aussi, succombé au regard doré de la jeune Dace. La tristesse serra le cœur de la masseuse. Ils étaient si beaux. Atticus pensait la même chose, même si son appréciation était plus médicale et moins sentimentale que celle de Saucia.

Tournez sur vous-même.

Astarté retomba soudain sur terre. Déshabillez-vous. Tournez-vous. Elle avait déjà entendu ces injonctions. Plusieurs fois. Toujours dans les mêmes circonstances.

Alors ? demanda Téos aux deux étrangers.

Les blessures sont-elles graves ?

Atticus !

Non, l'homme souffre de blessures bénignes, intervint le médecin. Pour la femme, seule la blessure à la cuisse mérite d'être surveillée, mais dans une semaine, il n'y paraîtra plus rien.

Astarté lança un regard au médecin, il détourna les yeux. Il ne savait pas ce que Téos reprochait à Lucanus, mais il venait de comprendre pour la jeune Dace. Il savait maintenant pourquoi Aeshma avait bravé son autorité pour aller parler à la jeune femme, pourquoi elle avait laissé Astarté dormir sur elle. Pour une fois, Aeshma s'était montré attentionnée autrement qu'en donnant des soins. Malheureusement. Il eût préféré qu'elle n'eût jamais à le faire.

Le laniste et le doctor de Capoue s'approchèrent des deux gladiateurs et les inspectèrent avec une grande attention. Ils hochèrent la tête convaincus par la qualité de la marchandise. Ils les avaient vus combattre et ne remettaient donc pas en cause leurs qualités martiales. Ils étaient maintenant convaincus que les deux gladiateurs étaient en parfaite santé.

Marché conclu, déclara le laniste. J'avoue que je suis étonné que tu te sépares de deux gladiateurs si brillants.

Trop de sentimentalisme affaiblit même le meilleur des gladiateurs, expliqua doctement Téos. Je vous cède deux de mes meliores pour en garder deux autres de faiblesses inadéquates et parce que si ces deux-là restaient chez moi, dans peu de temps, ils ne vaudraient pas mieux que des novices. Dans votre familia, ils continueront une carrière de meliores.

Mmm, des amoureux, conclut narquoisement le laniste de Capoue. Je leur ferai vite oublier dans la fureur des entraînements, l'objet de leur désir.

Non, non, non.

Astarté vivait un cauchemar éveillé. Elle avait travaillé toutes ses années pour ne plus jamais revivre cela. Être vendue comme un âne, comme une amphore de garum. Elle s'entraînait durement, elle se battait toujours avec courage et panache, elle se pliait à la discipline du ludus sans protester, elle obéissait à qui on attendait qu'elle obéît et elle se retrouvait encore une fois vendue ?

Vous intégrez un ludus impérial. Vous êtes la fierté de ma familia. Marcia et Sabina seront tout particulièrement fières d'apprendre que vous avez été vendus à une glorieuse familia, ajouta fielleusement Téos en regardant les autres gladiateurs au garde-à-vous devant lui.

Un message pour tous les gladiateurs. Marpessa déglutit difficilement. La promotion d'Astarté et de Lucanus cachait une punition et une mise en garde. Une punition envers les deux gladiateurs, mais aussi envers tous ceux qui les aimaient. Une mise en garde pour tous les autres. Personne n'était à l'abri. Téos venait de se débarrasser de deux de ses meliores. Lucanus était très aimé, Astarté très respectée. Ils faisaient partie de l'élite de la familia. Une bonne leçon de discipline.

Astarté sentit son monde se fissurer. Elle avait été vendue. Et puis, elle réalisa autre chose. Elle ne reverrait plus jamais Marcia.

Ni Marcia, ni les autres. Sept années venaient d'être balayées d'un simple revers de main, d'être effacées à jamais.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Gladiateur julianus : Gladiateur propriété de l'Empereur. Les juliani appartenaient au ludus personnel de Jules César qui a perduré après sa mort. Sans le faire disparaître, Néron a lui-même créé une école personnelle de gladiateurs qui se seront appelés les néroniani.



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