Chapitre XIX : Contre la meute
Julia et Gaïa ne se quittaient pas du regard. L'une savait très exactement où se trouvait l'autre, et l'autre sentait presque magiquement la présence de sa sœur dans son dos si elle s'y trouvait.
La première partie de leur chevauchée s'était déroulée sans anicroches. Elles avaient facilement débusqué les loups et les avaient repoussés vers le sommet de la colline la plus au nord.
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Julia montait une jument aussi imposante que l'était Tempestas. Bruna avait les sabots monstrueusement larges, recouverts d'une épaisse touffe de crins qui tombaient de l'extrémité de ses antérieurs et de ses postérieurs. Sa robe brune, presque noire lui avait valu son nom. La jument n'acceptait d'être montée que par Julia. Julia la gardait à Patara où elle avait loué un petit enclos à son intention. Elle passait la voir presque tous les jours et s'amusait à la monter pour le plaisir, même si elle ne sortait pas de l'enclos. Mais Bruna se montrait si ombrageuse que, quand la jeune femme s'absentait, on envoyait la jument au Grand Domaine et on la lâchait dans une prairie clôturée.
La taille imposante des deux chevaux, la dextérité et les cris des deux jeunes femmes provoquèrent la débandade parmi les loups et elles atteignirent sans peine au sommet de la colline. Sans s'arrêter, elles avaient, comme Marcia l'avait fait, coincé leurs rênes sous l'arçon de leur selle. Elles pouvaient guider leur cheval en exerçant de simples pressions du genou et du talon. Julia les avait ainsi dressés elle-même après qu'ils eussent été débourrés par un professionnel.
Caïus Metellus Varillia leur avait appris à monter ainsi. À la manière des Scythes et des Parthes
— On ne mène pas sa monture avec les mains, mais avec les cuisses. Les centaures ne sont pas issus de la mythologie, ce sont juste de véritables cavaliers. Les archers montés parthes sont des centaures. Vous ne serez jamais de bonnes cavalières si vous ne savez pas monter sans utiliser vos mains, avait-il souvent coutume de répéter à ses filles.
Il les faisait monter les mains croisées sur la poitrine. L'exercice avait pour objectif de fortifier les muscles de leurs cuisses. Un cavalier devait tenir fermement sa monture entre ses jambes, savoir le guider par la seule pression qu'il exerçait sur ses flancs. De bons muscles lui assuraient surtout de rester en selle. Il avait engagé un Parthe pour leur servir de maître d'équitation et quand les jeunes filles s'étaient passionnées pour le tir à l'arc, cet apprentissage leur avait permis d'espérer tirer à dos de cheval. D'abord à l'arrêt, puis au pas, et enfin au galop, qu'il fût rassemblé, en petites foulées ou allongé, en grandes foulées.
Elles s'armèrent alors.
Elles parcouraient la colline sur presque toute sa largeur et descendaient petit à petit. Après avoir basculés sur l'autre versant, les loups se mirent à courir en ordre dispersé et cela leur compliqua la tâche. Les cibles étaient agitées de mouvements erratiques et beaucoup de flèches se perdirent. Et puis, les loups, à l'appel de l'un d'entre eux, se regroupèrent et se réorganisèrent. Elles ne chassèrent plus des individus, mais une meute organisée.
Si ce changement d'attitude inquiéta les défenseurs du campement, il se révéla un atout pour les deux archères. Les cibles devinrent moins imprévisibles. Elles purent tirer avec beaucoup plus de réussite et elles n'eurent plus à s'occuper des loups affolés qui remontaient vers elles.
Les loups ne fuyaient plus. Ils attaquaient.
Gaïa à la droite de sa sœur vit le groupe de Berival se disloquer. Un homme, puis un autre, tomber et se faire égorger, deux autres fuir, la grande gladiatrice et le forgeron se retrouver seuls face à une dizaine de loups. Julia s'était portée au secours du groupe le plus au nord constitué de cinq hommes bien organisés.
Gaïa vit Atalante perdre pieds, la grande louve la clouer au sol, les autres qui l'attaquaient, la vaine tentative de Berival pour lui porter secours. La jeune femme ne tiendrait pas. Gaïa arrêta Tempestas, encocha une flèche, banda son arc. Un tir à ne pas manquer. Elle mit en garde le grand cheval noir :
— Immobile, s'il te plaît, immobile, murmura-t-elle d'une voix douce.
Le cheval souffla et se cala sur ses jambes. La jeune femme expira profondément, puis elle inspira et bloqua sa respiration. Elle ne se trouvait pas à une trop grande distance, mais si sa flèche manquait son but, si elle ripait sur un os de sa cible, elle se ficherait en terre ou transpercerait la femme à qu'elle avait voulu sauver. Elle décrocha sa flèche, ne regarda même pas si elle avait atteint son but, en encocha une nouvelle, enjoignit Tempestas à repartir et tira à nouveau sur les loups qui assaillaient Atalante.
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La louve enragée glapit soudain, elle eut un soubresaut, grogna, secoua la gueule avec fureur, inondant de bave le visage d'Atalante et puis soudain, ses yeux se voilèrent et elle s'affaissa sur la grande rétiaire. D'un mouvement de bras, Atalante repoussa l'animal sur le côté, dégagea la hampe de sa lance de sa gueule et frappa de la pointe en fer le loup qui s'apprêtait à lui dévorer la cuisse. La lance lui traversa la gorge. Elle dégagea le fer aussitôt et s'attaqua à la bête qui s'excitait sur son pied. L'animal la lâcha soudain et s'enfuit, une flèche plantée dans l'arrière-train. La jeune Syrienne roula sur le ventre et se releva sur un genou.
Une ombre, elle plongea en avant, le loup bondit plus loin, revint à la charge. Cette fois-ci, Atalante l'avait vu venir, elle assura sa lance et le loup s'empala dessus. Elle se remit debout, posa le pied sur l'animal et désengagea l'arme. Un nouveau loup roula dans la poussière.
Ses yeux s'attardèrent un instant sur la grande louve qui l'avait mise à terre. Les meilleurs archers qu'elle n'eût jamais croisés. Elle se rapprocha de Berival et brisa le cercle qui menaçait de se refermer sur lui. Les loups se retrouvèrent confrontés à un triple adversaire. Si Marcia avait été présente, elle aurait assisté à une véritable démonstration martiale de la part de son entraineur. Atalante utilisait la lance au maximum de ses possibilités. Attaques de pointe, coupes, retournement, différents types de moulinets mortels. Selon les réactions de ses adversaires, elle passait de l'une à l'autre technique. Elle perturbait les loups, brisait leur élan, déviait leurs attaques. Berival profitait de la confusion que faisait naître Atalante parmi les loups pour tuer. Gaïa de ses traits précis contribuait un peu plus à la débâcle. Elle était intouchable. Chaque loup qui reculait pour mieux attaquer, se retrouvait isolé et lui servait de cible.
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Julia avait adopté la même stratégie. Le groupe qui défendait l'extrême nord du camp n'avait pas flanché. Il avait perdu un homme, mais les quatre autres opposèrent une résistance farouche. Les loups ne se dispersèrent pas. Aucun ne tenta de se faufiler entre les hommes pour trouver plus loin une proie, parce que s'ils voulaient gagner, s'ils voulaient manger et se repaître de la chair des chevreaux et des chèvres qui bêlaient terrifiés à l'abri de leur enclos, ils devaient d'abord tuer leurs gardiens. Il y aurait peut-être des pertes, mais ceux qui survivraient à l'attaque mangeraient à leur faim. S'ils s'éparpillaient, s'ils oubliaient les lois qui assuraient la cohésion de la meute, ils mourraient.
Les loups se battirent avec férocité jusqu'à ce qu'ils réalisassent qu'ils n'auraient pas le dessus. Il leur fallait revoir leur stratégie, établir la jonction avec un autre groupe, se rassembler et attaquer de nouveau. Le chef de groupe se mit à hurler, à aboyer. On lui répondit de loin. Le chef de meute et sa louve. Là-haut, quelque part sur les flancs de la colline la plus au sud. Le dominant battait le rappel. Les loups décrochèrent brusquement.
Les défenseurs se battaient et tout à coup, ils se retrouvèrent seuls. Plus de grognements, de grondements, plus de crocs, de bave, de griffes. Ils restèrent hébétés, les bras engourdis. Le sang leur coulait le long des bras ou des jambes, ils n'en étaient même plus conscients. Julia se rapprocha au grand galop et leur hurla de garder leur position. Ils la saluèrent d'un signe de tête. La plupart d'entre eux lui devaient la vie, ils le réaliseraient plus tard et s'ils le savaient déjà, ils attendraient d'avoir récupéré leurs esprits pour, s'ils l'osaient, venir la remercier. Ou peut-être, ne se féliciteraient-ils seulement d'avoir un maître qui assumait sans faillir son rôle de protecteur.
Avant de repartir, Julia vérifia son carquois. Elle ne tergiversa pas. Mieux valait perdre un peu de temps que de se retrouver à court de flèches. Elle galopa au milieu des hommes, cria le mot flèches et sauta à terre. Les cinq hommes l'aidèrent à regarnir son carquois. Certaines flèches n'étaient pas récupérables, les hampes étaient brisées ou les empennages trop abîmés, mais Julia en récupéra une bonne douzaine, en assez bon état pour pouvoir encore être tirées avec précision. Un homme de la villa se précipita pour l'aider à se remettre en selle. Elle reconnut le jeune Temon.
— Vous vous êtes bien battu, le félicita-t-elle.
— Merci, domina.
Il croisa ses mains devant lui, elle posa son genou et prit son élan. Temon donna une impulsion. À peine en selle, Julia repartit au galop, remontant de biais la colline en direction de Gaïa, mais surtout à la poursuite des loups qui venaient de s'échapper. Berival et Atalante se battaient toujours. Gaïa s'était arrêtée et ne tirait plus qu'à coup sûr. Julia vint se placer à ses côtés.
— Tu as vu les loups ?
— Ils sont passés devant moi. Certains ont rejoint ceux qui attaquent en bas, les autres ont continué plus loin et je ne m'en suis pas préoccupée.
— Tu as bien fait, le chef de meute les a appelés. Finis ici, tu verras bien ensuite ce qu'il conviendra de faire. Il te reste assez de flèches ?
— Une dizaine, c'est pourquoi que je ne tire plus qu'à coup sûr.
— Je vais t'en donner.
Julia contourna Gaïa et regarnit son carquois.
— Je te retrouve après, Gaïa. Fais attention à toi.
— Tu m'as donné Tempestas, Julia.
— Oui, c'est un cheval courageux.
— Il est génial, tu veux dire.
— À tout à l'heure !
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Marcia tira sur ses rênes. De l'aide, il lui fallait de l'aide. Pourquoi avait-elle laissé Aeshma ? Pourquoi l'avait-elle écoutée, abandonnée ? Des grognements et un pas de course. Un tremblement parcourut les membres du pommelé d'Aeshma. Les loups ne l'avaient pas lâchée. Combien étaient-ils ? Deux, trois ? Elle n'en savait rien, ils rampaient d'un buisson à un autre, se dissimulaient dans chaque repli du terrain. Typhon avait été mordu au postérieur gauche, il avait eu peur et le grondement des loups qui le suivaient avait entretenu cette peur. Le cheval, isolé, ne surmontait pas sa terreur et sa cavalière n'y était pas étrangère. Marcia n'avait pas vraiment peur des loups, elle avait peur pour la gladiatrice qu'elle avait laissée seule. Elle était fébrile, suait et sa monture le sentait.
Julia. Elle suivit la jeune femme des yeux. Elle se précipitait vers le sud du plateau. Marcia vit des hommes aux prises avec des loups, Severus galoper d'un côté, puis de l'autre. La jeune fille tourna la tête. Gaïa.
Un grondement sourd et furieux, une course rapide, une ombre sur son côté droit, un bond. Marcia piqua les flancs du pommelé, il rua, le loup évita les sabots. Marcia releva le pied, la mâchoire puissante se referma sur du vide.
— Yaaaaaaaaaaaaah ! hurla-t-elle.
Le pommelé s'arracha du sol. Paniqué, il dévala la colline au grand galop, manqua de s'emballer, navigua au bord de l'affolement et de l'aveuglement. Seul l'étau des jambes refermées sur ses flancs lui garda un semblant de contrôle. Et puis là, devant, il reconnut Tempestas, il y avait des hommes, ils représentaient une sécurité.
Sans relâcher son attention, Gaïa avait baissé son arc. Berival et Atalante affrontaient trois loups, mais le combat ne s'éterniserait pas.
— Gaïa ! cria Marcia.
La jeune femme se retourna. Elle aperçut trois loups qui filaient dans le sillage de la jeune fille. Elle releva son arc. Un premier loup couina et roula sur le côté. Puis un deuxième. Le troisième disparut. Gaïa fronça les sourcils et elle sentit soudain ses entrailles se contracter. Elle ouvrit la bouche comme si l'air lui manquait et qu'elle tentait vainement d'en trouver. Marcia ne montait plus Lesta, la petite jument baie, mais le gris pommelé que Julia avait attribué à Aeshma, Typhon. Elle n'eut pas le temps d'interroger Marcia. La jeune fille, fébrile, bouleversée, à deux doigts de fondre en larmes, lui narra sans ordre, l'attaque, sa chute, le secours d'Aeshma, son ordre de partir, sa lâcheté, ses remords, sa peur, les loups qui la pistaient, la morsure de Typhon, son affolement.
— Gaïa, ils étaient trop nombreux, elle va mourir, elle ne pourra pas les contenir.
— Tu restes ici, Marcia. Protège Atalante et Berival, ensuite va récupérer des flèches et porte assistance à Julia. Fais-toi escorter par la gladiatrice.
— Mais Aeshma ?
— Elle n'est pas encore morte. Cette fille a survécu à cinq ans d'arène et quarante-trois combats, elle ne va pas se faire dévorer par les loups.
— Gaïa...
— En tout cas, je ne le permettrai pas.
— Je viens avec vous !
— Non, Typhon est blessé. Il est en sueur et il a peur. Tu ne me seras d'aucune utilité. Je te ramènerai ta gladiatrice.
Gaïa cria en direction d'Atalante, la jeune Syrienne se détourna un instant du combat qu'elle menait. Gaïa lui désigna Marcia de la main. La rétiaire cria pour signifier qu'elle avait compris. Enfin, pas tout. En voyant Gaïa et Julia opérer ensemble, elle en avait conclu que Marcia et Aeshma faisaient équipe, assez fière que les dominas lui eussent confié la vie de leur jeune invitée.
Où était Aeshma ? Pourquoi, la domina lui transférait elle la protection de la jeune fille ? Le cheval. Un pommelé à la robe claire. Celui d'Aeshma. Elle vit Gaïa tourner bride et filer au grand galop, couchée sur l'encolure de son grand cheval noir. Aeshma courait un danger. Atalante ne pourrait pas lui porter secours. Elle espéra que le désir qui s'affichait parfois avec tant d'évidence sur le visage de la domina, fût doublé d'autre chose que la simple envie de profiter du corps de la petite thrace. Qu'une affection véritable habitât le cœur de Gaïa, parce que si Aeshma se retrouvait, comme elle le soupçonnait, cernée par les loups, il faudrait plus que du courage et de l'habileté pour la dégager et affronter la meute.
Atalante n'aurait pas hésité à mettre sa vie en danger pour Aeshma, à la sacrifier s'il fallait. Elle réalisa qu'elle avait parcouru bien plus de chemin qu'elle n'avait eu l'intention d'en parcourir avec la petite Parthe. Elle l'avait toujours appréciée certes, mais là... Serait-elle vraiment prête à mourir pour elle ?
Huit ans d'entraînement ne lui avaient rien appris. Pourquoi lui avoir avoué qu'elle lui rappelait Sohek ? En formulant cette vérité, elle l'avait rendue réelle et elle ne pourrait jamais revenir en arrière. Ce jour-là, Aeshma avait cessé d'être une partenaire, d'être une sœur d'arme, une sœur d'infortune. Et oui, Atalante le savait, elle donnerait sa vie pour Aeshma. Pour Shamiram. La domina ferait-elle de même ? Elles n'étaient que des esclaves, des gladiatrices, même si les deux sœurs s'étaient montrées curieusement amicales envers elles.
Atlante retourna brusquement la hampe de sa lance et elle brisa la mâchoire du loup qui lui faisait face. Elle retourna une fois encore sa lance et enfonça la pointe de fer dans le poitrail de l'animal. Elle leva les yeux, Gaïa atteignait le sommet de la colline. Elle disparut derrière.
— S'il vous plaît, ramenez-la-moi, domina.
Elle cligna des yeux pour en chasser les larmes et aida Berival à tuer leurs deux derniers assaillants. Elle fit signe à Marcia de les rejoindre et ramassa avec l'aide du forgeron autant de flèches qu'elle put en trouver. Ils les tendirent ensuite à la jeune domina. Atalante vit l'émotion sur le visage de Marcia, son anxiété. Elle ne posa aucune question. Appela un homme qui avait appartenu à l'équipe de soutien pour qu'il assurât avec Berival la surveillance de leur position et enjoignait Marcia à la suivre.
Elle la conduisit au centre du campement. Toute la périphérie était à portée de tir. Normalement. Elle demanda confirmation à la jeune fille. Elle vérifia ensuite qu'elle n'était pas blessée, Marcia lui montra son avant-bras et lui parla de son cheval. Atalante appela Serena. La jeune esclave accourut. Marcia voulut mettre pied à terre. Atalante l'en dissuada, elle devait se tenir sur ses gardes, prête à décrocher une flèche au moment même où cela s'avérerait nécessaire, rester en hauteur. Atalante s'empara de la bride du pommelé et lui caressa doucement le chanfrein tout le temps que Serena s'occupât à soigner la jeune domina et son cheval.
La jeune esclave défit le bandage de Marcia, passa délicatement une main sur le postérieur du cheval et partit chercher en courant ce dont elle avait besoin pour soigner la jeune fille et l'animal. La morsure dont souffrait Marcia était profonde. Serena la lava avec de l'eau et du savon que lui avait apporté la femme d'un berger. Elle recouvrit la plaie de miel et refit précautionneusement le bandage. Les soins étaient superficiels, elle y pallierait plus tard. Aeshma y pallierait plus tard, pensa-t-elle avec une pointe d'émotion.
Elle passa au cheval et s'agenouilla près de lui. Le cheval pommelé. Le pommelé que montait Aeshma. Elle se pinça les lèvres. Pourquoi Aeshma n'accompagnait-elle pas la jeune domina ? Où était-elle ? Les questions lui brûlaient les lèvres, mais elle avait trop peur des réponses qu'on lui donnerait si elle s'inquiétait de savoir pourquoi la jeune domina avait changé de monture. Elle donna au cheval les mêmes soins qu'avaient reçu sa cavalière, fixa le bandage et se releva. Elle regarda Marcia, ses traits tirés et inquiets, reporta son attention sur la grande rétiaire. Leurs regards se croisèrent, mais Atalante, la si calme Atalante, détourna précipitamment les yeux de la jeune esclave.
— Retourne auprès des femmes, Serena, dit Atalante. Occupe-toi des blessés, d'autres vont arriver, le combat n'est pas terminé.
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Aeshma avait toujours pensé qu'il ne pouvait y avoir de combats plus dangereux que ceux qui la mettaient aux prises avec un adversaire plus aguerri, plus fort et plus rapide qu'elle alors qu'elle aurait pas été au meilleur de sa forme.
Elle ne foulait jamais le sable sans s'être astreinte, la semaine qui précédait sa performance, à un régime très strict : manger peu, mais bien, ne pas boire d'alcool, sinon de la posca légère, ne pas s'enivrer, bien dormir et à la rigueur, se détendre au lit pour évacuer des tensions parasites. Elle n'appréciait pas les chasses et pensaient que les bestiaires n'avaient aucun mérite à combattre des animaux et qu'ils usurpaient le titre de gladiateur. La jeune femme jugeait qu'ils s'apparentaient plus à des bouchers qu'à autre chose. D'ailleurs, c'était à eux que revenait la tâche, ignominieuse à ses yeux, d'achever les condamnés qui agonisaient sur le sable quand ils n'avaient pas succombé sous les crocs des fauves ou les glaives de quelques faux gladiateurs maladroits.
Elle révisa très vite cette certitude. Une meute de loup se montrait aussi dangereuse qu'un groupe de gladiateurs s'attaquant ensemble à un adversaire isolé. Elle s'était déplacée depuis le départ de Marcia, cherchant un buisson, un arbre ou un rocher auquel s'adosser. Elle avait dû batailler, esquiver. Elle avait même plongé plusieurs fois, roulé par-dessus un ou plusieurs loups pour leur échapper. Elle s'était blessée, mais elle n'avait pas été mordue. Pas encore. Son glaive avait déjà pourfendu trois loups.
À chaque fois, alors que les adversaires se jaugeaient, un loup s'était brusquement détaché du groupe et avait bondi, comme s'il voulait tenter sa chance, montrer aux autres de quoi il était capable, sa force, son courage. Aeshma avait brisé les rêves de domination de chaque loup qui s'était cru supérieur à elle.
Ils grondaient, grognaient, découvraient leurs crocs aiguisés. Presque à leur hauteur, elle faisait de même. Tôt ou tard, ils arrêteraient de la considérer comme un défi personnel à relever. Ils attaqueraient ensemble et elle succomberait.
Le chef de meute les avait quittés et elle devait à son départ d'être encore en vie, mais cela ne durerait pas. Elle avança d'un pas en grognant, armes tendues devant elle. Les loups reculèrent. L'un d'eux gronda plus fort, elle lui fit face, s'avança vers lui. Il ne bougea pas, glapit plus fort, avec plus de hargne. Il s'avança à son tour. Aeshma perçut un mouvement sur sa gauche, un autre devant elle. Elle recula. La meute avait enfin trouvé un chef. Un regain d'énergie fondit sur le groupe et les loups retrouvèrent leur cohésion. Combien étaient-ils ? Plus d'une vingtaine quand ils avaient attaqué Marcia. Certains étaient partis à la suite de la jeune fille, d'autres avaient décroché avec le chef de meute. Une dizaine étaient restés. Huit lui faisaient encore face.
Un couinement. Sept. Aeshma n'eut pas le temps de comprendre ce qu'il venait de se passer, les loups attaquèrent. L'ultime combat s'engagea. Fureur, rage, hurlements, grognements sauvages, corps humain ou animal qui bondissait, se tendait, se mêlait l'un aux autres. Aeshma qui criait, les loups qui hurlaient, le martèlement des sabots. Le loup qui la renversait, la gueule qui la menaçait, le coup de poignard, le sang qui lui obscurcissait la vue, la voix qui l'appelait.
— Aeshma, ta main !
La jeune Parthe distingua une ombre immense et noire, une tâche claire.
— Aeshma ! claqua la voix.
Une tâche claire. Plus proche. Elle planta son poignard dans la gorge d'un loup, l'abandonna, attrapa la main tendue. Elle se retrouva vivement tirée vers le haut, accompagna instinctivement le mouvement et se retrouva en selle, coincée entre un corps et l'arçon arrière de la selle.
— Accroche-toi bien !
Le cheval se cabra. Aeshma referma son bras libre autour de la taille du cavalier. De la cavalière, au vu de la finesse de celle-ci et des cheveux qui lui volèrent au visage. Un cri pressant. Le nom de Tempestas. La domina. Gaïa. Une folle galopade.
***
— Ne vous occupez de rien, personne ne vous approchera, déclara Atalante à la jeune Marcia.
Cette fois, toute la meute semblait s'être entendue pour raser le campement. Ils attaquèrent de l'extrême ouest du plateau et de la colline sud. Le chef de meute était venu. Berival sonna le rappel et le groupe le plus au nord abandonna son poste pour venir renforcer les équipes du sud. Ce fut la mêlée. Les chèvres et les chevreaux, affolés par les cris des loups et leur odeur, bêlaient pathétiquement. Des enfants pleuraient dans la hutte, tandis que d'autres restaient muets de peur. Les femmes s'étaient armées de bâtons et attendaient fermement l'assaut. Elles firent bien, les défenseurs laissèrent passer des loups. Ils traversèrent souplement et rapidement le campement, un premier se jeta à la gorge d'une jeune fille, son cri se transforma en horrible râle, le loup tira et lui arrachât la gorge. Les femmes foncèrent en criant. Deux autres loups vinrent supporter leur congénère. Les bâtons volaient, mais deux femmes tombèrent encore, un loup mourut sous les coups de quatre femmes, mais les deux autres, continuèrent d'attaquer. Serena n'avait rien d'une guerrière et elle se reprocha amèrement de s'être attachée à ne voir en Aeshma que la guérisseuse et d'avoir négligé la gladiatrice. Le loup grognait furieusement devant elle. Elle savait à peine tenir un bâton entre ses mains. Marcia avait vu l'attaque. Atalante aussi, mais elle ne pouvait pas quitter la jeune fille, la situation était devenue trop confuse pour qu'elle commît l'erreur de penser que rien n'arriverait à la petite domina si elle la laissait ne serait-ce qu'un court instant. Marcia hésitait à décocher sa flèche de peur de blesser une des femmes. Enfin, une fenêtre s'offrit à elle. Elle décocha. Touché. Les coups se mirent à pleuvoir. Serena se retrouva seule.
— Serena !
Temon bondit entre elle et un loup. Il pressa l'animal à grands coups de glaive. Des moulinets impressionnants même s'ils n'avaient rien de martial. Le loup eut tort de résister, le tranchant l'atteignit à la truffe. Il hurla et s'enfuit. Offrit une cible parfaite aux traits de Marcia et mourut transpercé par deux fois. Temon se retourna vers Serena.
— Serena, tu vas bien ?
— Temon, euh... oui, mais euh...
— Je ne te laisserai jamais mourir, Serena, lui lança-t-il avec ferveur.
— Ah...euh.
— Je vais rester avec vous.
Les femmes le remercièrent et amenèrent deux blessées. Serena oublia sa frayeur et, les mains encore tremblantes, se pencha sur ses patientes.
***
La fuite, le corps collé dans son dos, le bras qui l'enlaçait, la joue posée sur son omoplate, les loups qui tentaient de lui couper la route, d'affoler Tempestas.
— Ne me lâche pas, Tempestas. File, mon grand, vole, l'encouragea Gaïa.
En vue du camp, les loups toujours sur les talons, Gaïa lâcha la bride à son grand cheval noir. Il n'y avait peut-être que lui pour les sortir vivantes de ce mauvais pas. Elle ne savait même pas si la gladiatrice était blessée, elle l'avait découverte encerclée parles loups. Son cœur avait bondi de l'avoir retrouvée vivante et si la situation n'avait pas été aussi dramatique, elle se serait ébaudie du tableau digne des meilleures œuvres de chevalet à sujet mythologique. Une Amazone à la chasse, un Orion ou un Héraclès féminin, les femmes dont lui avait parlé le père de Marcia, ces guerrières catuvellauniennes de Bretagne. Elle avait tiré, mais les loups s'étaient rués sur Aeshma, elle l'avait vue tomber, disparaître. Elle n'avait pas réfléchi et avait lancé Tempestas dans la mêlée.
Tempestas arriva si vite au campement que des hommes hurlèrent, il en bouscula deux qui partirent au sol cul par-dessus tête. Il fonça vers le centre, vers les huttes. Gaïa reprit les rênes, resserra les cuisses et arrêta l'animal à la hauteur de Marcia qui tirait trait sur trait.
Atalante faillit bondir de joie. Aeshma était vivante. La domina l'avait ramenée. Gaïa pouvait lui demander n'importe quoi, elle lui serait à jamais redevable d'avoir sauvé la vie de la jeune Parthe.
— Atalante ! la mit soudain en garde Marcia.
— Aesh ! appela Atalante.
Les poursuivants avaient profité de la brèche creusée par Tempestas pour s'introduire dans le campement à sa suite. Atalante s'élança. Elle devait maintenir les loups à distance pour que Marcia pût tirer. Aeshma se laissa glisser de la selle et rejoignit la jeune Syrienne en courant.
— Aeshma ! la rappela Gaïa.
La jeune femme se retourna, Gaïa resta un moment immobile en découvrant son visage en sang, ses cheveux poissés. Elle la rattrapa, dégaina le poignard qu'elle portait à la ceinture et le lui tendit.
— Merci, souffla Aeshma.
Gaïa se fendit d'un petit sourire et se lança dans la bagarre. L'ultime assaut, l'ultime combat. Berival et Tibalt rejoignirent les deux gladiatrices, Julia et Gaïa tournaient autour des combattants, décrochant des traits mortels. Severus lançait follement son cheval sur les loups, brisant les groupes, les isolant les uns des autres. Un massacre. Le chef de meute hurla. Julia le repéra, galopa jusqu'à sa sœur, lui montra la bête, Gaïa découvrit ses dents et elles s'élancèrent chacune de leur côté, partageant pourtant le même objectif, chassant le même gibier.
Il fuyait d'un côté, l'une d'entre elles le repoussait de l'autre. Il s'esquivait, elles le débusquaient. Elles l'amenèrent à l'endroit qu'elles avaient choisi d'un commun accord tacite, grâce à cette capacité qu'elles avaient de s'écouter et de se comprendre sans que des mots ne fussent échangés. Fatigué, le loup courait moins vite. Il infléchit sa course, ralentit, repartit, s'immobilisa et soudain, le chef de meute disparut. Il ne resta plus qu'un pauvre loup acculé et vaincu. Il baissa la tête, sa queue tomba entre ses jambes. Les deux jeunes femmes venaient de le soumettre.
Mais aucun loup ne devait s'échapper. Elles bandèrent leurs arcs en même temps. Julia tira, puis Gaïa. Puis encore Julia. La jeune femmes'approcha ensuite sous la protection vigilante de sa jeune sœur. Elle encocha une nouvelle flèche et tira à bout portant. Le loup émit un dernier soupir. Julia mit pied à terre et récupéra trois flèches sur les quatre qu'elles avaient tirées. Elle remonta en selle et elles restèrent sur les hauteurs, éliminant tous les loups qui tentaient de s'échapper. Cinq ou six réussirent à passer entre leurs traits, mais ils ne reviendraient pas.
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Une dizaine de loups gisaient aux pieds des deux gladiatrices, de Berival et de Tibalt. Un rire fusa un peu plus loin.
— On a gagné ! cria un berger. Ils s'enfuient et les dominas leur font la peau !
Tout le monde se tourna en direction des collines. Les deux dominas chevauchaient, arcs à la main.
— Des amazones, souffla Tibalt avec admiration. Nos dominas sont des Amazones.
Atalante et Aeshma se tournèrent l'une vers l'autre, un grand sourire aux lèvres. Celui d'Atalante mourut instantanément.
— Aesh ! s'écria-t-elle en se précipitant sur elle.
Elle la prit par les épaules et se mit à l'ausculter, ses mains commencèrent à courir sur le corps de la jeune Parthe.
— Ata ! râla celle-ci en se dégageant brutalement. Qu'est-ce que tu fous?
— Tu es pleine de sang.
— J'ai saigné un loup. Je n'ai rien, je ne me suis même pas fait mordre.
— Tu es sûre ?
— Non, je suis en train de me vider mon sang et tu pourras m'enterrer à la première veille.
— Quoi ?!
— Mais t'es trop débile, Ata. Je t'ai dit que je n'avais rien, ronchonna Aeshma. Tu ferais mieux de te faire soigner toi-même, encore une chance que tu aies porté une mamilliare sous ta tunique, elle t'a protégée.
— Ma tunique est fichue, c'est vrai, dit Atalante en regardant son torse. Tu crois que je vais garder des cicatrices ?
— Pff... souffla Aeshma qui trouvait sa question futile et non-avenue
— On se bat torse nu !
— À part tes adversaires et tes amants, je ne vois pas qui, dans l'arène, se trouve assez proche de toi pour pouvoir distinguer une cicatrice.
— L'arbitre et les musiciens, suggéra Atalante.
— Ah, ouais ? Tu as des vues sur eux ?
— Tu es vraiment désagréable.
— Bof, tu cherches, parce que, c'est plutôt bien vu les cicatrices, ça donne l'air d'un dur.
— Mouais... fit Atalante pas vraiment convaincue. Évidemment, toi, plus tu as l'air...
— Aeshma ! cria Marcia qui venait enfin de passer son arc en travers de ses épaules.
La gladiatrice soupira. Marcia poussa son cheval jusqu'à elle et glissade sa selle. Et, sans qu'Aeshma ne s'y attendît, sous l'œil heureux d'Atalante, la jeune fille lui sauta dans les bras et la serra contre elle. La Parthe en resta les bras ballants.
— J'ai eu tellement peur, murmura Marcia la tête enfouie dans son cou.
— Ah... euh...
La jeune fille la libéra et recula d'un pas.
— Tu m'as sauvé la vie.
— J'ai fait ce que j'avais à faire.
— Tu m'as quand même sauvé la vie.
— Aeshma ! cria une voix derrière la gladiatrice.
Mais ce n'était pas vrai, qu'est-ce qu'ils lui voulaient tous ? Qui était-ce cette fois-ci ? Serena. La jeune esclave arrivait encourant.
— Aeshma... j'ai... nous... Oh ! dit-elle d'un air catastrophé. Par tous les dieux ! Tu es blessée !
— Non, je ne suis pas blessée, je vais bien, ce n'est pas mon sang, râla la jeune Parthe. Qu'est-ce que tu veux, Serena ?
— J'ai besoin de toi, certains hommes portent de graves morsures, pour celles plus superficielles, les bergers et moi pouvons nous en occuper, mais je préférerais que ce soit toi qui t'occupes des autres.
— Vas-y, Aesh, l'encouragea Atalante. Je te ferai parvenir les autres blessés.
— Tu plaisantes, Ata ? Tu viens avec moi te faire soigner. Le reste attendra.
— Mais...
— Discute pas, grogna Aeshma d'un ton sans réplique.
.
Ils déplorèrent huit morts et quatre blessés graves. Quelques blessés plus légers comme l'était Marcia ou Atalante. Aeshma enjoignit tous ceux qui avaient été mordus de tenir leurs plaies très propres et de les surveiller. On ne savait pas si les loups ne portaient pas de maladies.
Les dominas rejoignirent le camp les dernières. La nuit tombait, couvrant les collines d'ombres grises, teintant le ciel d'une palette de couleurs qui allait du jaune à l'indigo. Il fut décidé, après avoir pris conseil auprès d'Aeshma et Serena, de manger et de dormir sur place. Les hommes entassèrent les loups morts dans un coin. Julia enverrait des ouvriers pour aider les bergers à les écorcher. Elle en promit un quart aux bergers, un quart à ceux qui étaient venus de la villa, un quart aux gladiatrices, le dernier quart lui reviendrait. Aeshma n'était pas présente lors de cette promesse, mais Atalante protesta avec véhémence, aussi bien en son nom qu'en celui de la thrace.
Severus demanda la parole.
— Tu mérites tout autant que les autres de toucher ta part du butin. C'est toi qui as organisé la défense du campement. Tu as tenu avec Berival face à la première attaque et ensuite, tu as assuré la protection de Marcia Atilia. Ta camarade s'occupe de nos blessées, pourquoi repartiriez-vous les mains vides ?
— Aeshma m'a sauvé la vie, déclara Marcia avec émotion. Et toi, tu m'as protégée.
— Vous pourrez faire tanner des peaux pour vous et vous en faire des manteaux pour l'hiver ou bien les vendre, intervint Julia. Ce sont des marchandises appréciées. Si vous ne voulez pas vous embarrasser de transactions, je vous en donnerais le prix correspondant.
— Mais...
— Ne discute pas, lui intima Julia. Tu m'offenserais si vous refusiez. Et pas seulement moi, mais aussi tous ceux qui ont combattu à vos côtés aujourd'hui.
Des murmures s'élevèrent et Atalante se rangea aux arguments de la domina.
On fit un inventaire des vivres disponibles, Julia assura aux bergers qu'elle leur en enverrait le lendemain matin. Les femmes vidèrent leurs réserves et se mirent à préparer le dîner. Il n'aurait rien d'un festin, mais il restaurerait les forces de ceux qui s'étaient battus. Julia attendait plus de ce dîner qu'un simple repas. Il donnerait l'occasion à chacun, d'être assis à côté de celui qui avait partagé la même peur, le même courage. Les bergers étaient des marginaux, souvent méprisés par ceux qui ne partageaient pas leur vie. Severus était un homme craint, parfois peu aimé. Elle était une femme, la domina, lointaine et crainte elle aussi. Les gladiatrices étaient des réprouvées, des étrangères, tout comme sa sœur venue d'Alexandrie. Marcia était la fille d'un tribun. Mais tous avaient fraternisé le temps d'une bataille. Ils s'étaient tous retrouvés tributaires les uns des autres. Le moment qu'ils partageraient autour du repas effacerait un temps les différences, une harmonie naîtrait au milieu des collines et, même si tout rentrerait dans l'ordre le lendemain matin, des liens auraient été irrémédiablement tissés.
Le dîner tint ses promesses. Il s'avéra copieux. Severus avait pensé en partant, à emporter du lard, de la farine, des lentilles, des oignons, du pain et des fruits. Les bergers fournirent du fromage en abondance, de grossières galettes de millet, et les chèvres mortes dont la viande n'avait pas encore été gâtée par une trop longue attente, furent découpées en morceaux et mis à griller. Toutes les réserves de posca abreuvèrent parfois plus que de raison, les hommes et les femmes. Elle piquait sous la langue et l'acidité faisait naître des grimaces et des aigreurs d'estomac, mais nul ne s'en plaignit vraiment.
Les outres passaient de mains en mains. Des vœux et des grâces fusaient. Les bergers et les gens de la villa s'étaient d'abord tenus silencieux, peu habitués à se retrouver en compagnie de Severus ou de leur domina. L'intendant tout comme Julia, Gaïa et Marcia s'assirent en silence, sans ostentation. Atalante contribua curieusement à détendre l'atmosphère. Elle excellait à faire griller la viande sur le feu. Elle appela Aeshma à son aide puis, tandis que la thrace prenait en main les grillades, elle se mit à gérer le service avec autant d'efficacité qu'elle avait géré la défense du campement. Severus révisa son jugement sur les deux jeunes gladiatrices. Il les regarda enfin comme des jeunes femmes et non plus comme des gladiatrices déclassées et méprisables. Atalante servit elle-même Marcia, Severus et les deux dominas, mais aussi Tibalt, Dolon et Serena. Et elle discuta avec presque tout le monde.
Marcia invita Aeshma à s'asseoir à côté d'elle pour manger et même si la gladiatrice se levait souvent et passa plus de temps près du feu qu'assise, sa place était réservée auprès de la jeune fille. La petite thrace l'avait toujours intéressée. Elle aimait beaucoup Atalante, mais elle n'oublierait jamais le geste d'Aeshma ni la peur qui l'avait saisie à l'idée qu'elle mourût et qu'elle ne pût ensuite jamais la remercier.
Gaïa n'avait pas moins été troublée par cette journée, par la peur qui l'avait elle aussi glacée quand elle avait craint pour la vie de la jeune gladiatrice. Une peur viscérale. En rentrant au camp, elle s'était rendue auprès des blessés pour y retrouver Julia. Mais elle s'était arrêtée en chemin. Aeshma soignait un homme, agenouillé par terre et elle l'observa longtemps, détaillant sa silhouette, les gestes de ses mains, les expressions de son visage. La contrariété, la concentration, la réflexion et parfois un sourire à peine esquissé. Elle repensa au moment où elle l'avait trouvée cernée par les loups. Elle n'avait pas eu le temps de s'appesantir, mais l'image sauvage de la jeune femme tenant tête aux loups s'était imprimée dans son esprit. Un côté animal, sensuel, dangereux. Et là... Elle soignait ? Julia vint la distraire de ses pensées. Pour la replonger aussitôt dedans.
— Que s'est-il passé avec Aeshma et Marcia ? demanda Julia.
Gaïa lui raconta. Des étoiles brillèrent dans ses yeux, sa voix s'anima. Julia la serra contre elle et sur la pointe des pieds, lui plaqua un baiser sur la joue.
— Je suis contente qu'Atalante et Aeshma aient été avec nous, se félicita-t-elle. Elles ont peut-être contribué à sauver la journée. Tu vois, tu n'avais pas à t'inquiéter, la thrace a répondu à tes attentes.
Gaïa se tourna vivement vers sa sœur. Elle leva un sourcil interrogateur. Julia lui renvoya sourire.
— Elle mérite ton... attention.
Julia avait évité de prononcer le mot affection, c'était peut-être encore un peu tôt et peut-être aussi dangereux. Les deux jeunes gladiatrices partaient demain. Il ne servait à rien de troubler l'esprit de Gaïa. Julia était simplement heureuse que sa jeune sœur, ne serait-ce que quelques heures, se fut tournée vers d'autres personnes qu'elle ou elle-même.
.
Aeshma sentait le regard de Gaïa pesé sur elle. Elle n'avait pas remercié la domina d'être venue la chercher. Elle avait attendu le bon moment. Il n'était jamais venu ou elle ne l'avait pas vu passer et à présent, elle se trouvait grossière et stupide. Il y avait trop de monde autour du feu pour qu'elle osât l'aborder maintenant. Après, il serait trop tard. Elle attendit. Peu à peu, tout le monde se retira. La nuit était chaude et le feu brûlant. Les bergers, leurs femmes et leurs enfants comme les gens de la villa, préférèrent dormir loin des braises. Les bergers près de leurs huttes, les gens de la villa près d'un petit feu qu'ils avaient allumé un peu plus loin pour s'assurer d'avoir de la lumière. On discuta de l'utilité de laisser des veilleurs. Mais les loups ne reviendraient pas si plusieurs feux brûlaient. Il valait mieux se reposer. Julia et Marcia partirent ensemble, presque les dernières. Atalante attendait Aeshma. Elle remarqua Gaïa assise en face de la jeune Parthe et s'éclipsa.
Gaïa et Aeshma restèrent seules.
Le silence s'éternisa. Gaïa semblait plongée dans ses pensées et absente à tout ce qui l'entourait. Aeshma contractait et décontractait nerveusement les muscles de ses cuisses. Qu'est-ce qu'elle attendait ? Elle était idiote, la domina était enfin seule, elle pouvait peut-être en profiter pour enfin la remercier comme elle le méritait. Elle se décida enfin, se leva et s'avança vers elle.
— Domina ?
Gaïa leva la tête. Aeshma pesta contre sa bêtise, elle était debout, la domina assise. Cela n'allait pas du tout.
— Aeshma.
— Je... je voulais vous remercier, domina.
— Pour... ?
— Euh... pour m'avoir secourue.
— Ah...
— Euh...
— Tu n'as pas besoin de me remercier, je n'ai fait que ce que j'avais à faire.
Gaïa se fendit d'une grimace.
— Mais... continua-t-elle soudain.
Le changement de ton alerta Aeshma. La domina lui avait répondu sérieusement, mais son ton venait brusquement de changer. La restriction chargée de sous-entendu, le ton séducteur annonçaient un défi à relever. La jeune Parthe attendit la suite.
— ... si tu veux vraiment, continua Gaïa sur le même ton. Tu pourrais trouver une manière plus particulière de me remercier.
Aeshma resta de marbre. Elle avait très bien compris.
Du moins, elle croyait avoir compris.
***
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