Chapitre XIII : Double-faces
Gaïa grimaça et retint un gémissement. Rien ne l'avait préparée à se faire pétrir comme une masse informe de pâte à pain.
Non seulement pétrie, mais tordue et étirée dans tous les sens. Les pieds, les jambes, les cuisses, les fessiers, les bras, les épaules, le dos, le cou, la tête. Même ses mains avaient eu droit à l'attention de la thrace. Celle-ci était à présent installée à cheval sur elle et ses paumes de main remontaient de ses reins à la base de son cou. La jeune gladiatrice ajoutait son poids à la force de ses bras et Gaïa pensa que si elle lui infligeait ce traitement pendant dix jours, elle gagnerait les quelques doigts qui lui manquaient pour atteindre une taille de six pieds.
La thrace l'avait sagement suivie en quittant la forge. Gaïa l'avait conduite aux bains. Elle savait que Julia s'y trouvait et tandis qu'elle la rejoignait, Aeshma avait été abandonnée aux mains et à l'attention de Serena. Elle avait demandé à la thrace de l'attendre, propre et prête à prendre soin de son corps endolori dans la salle de soins. La gladiatrice avait hoché la tête. Son visage n'exprimait rien et un quart d'heure plus tard, elle attendait Gaïa vêtue d'un pagne et d'un strophium propre, pieds nus, les cheveux attachés et remontés sur le haut de sa tête. Elle avait étendu un linge sur l'une des banquettes et placé dessus un petit coussin. Deux flacons, un strigile, des instruments de massages et des serviettes pliées avaient été préparés sur la deuxième banquette. Gaïa en s'introduisant dans la pièce, avait congédié Serena et spécifié qu'elle ne voulait pas être dérangée. Elle avait négligemment laissé tomber le drap dans lequel elle était drapée et s'était assise sur la banquette.
— Sur le dos ou sur le ventre ?
— Sur le dos.
Elle s'était allongée, les bras croisés derrière sa tête.
Aeshma l'avait regardée, pas très sûre de ce qu'attendait vraiment la domina.
— Je suis venue à cheval, expliqua celle-ci. En fait, j'ai chevauché au grand galop à travers les champs et les vergers. Je me sens percluse et j'ai promis à mon invitée de nouvelles courses. J'aimerais être capable de tenir ma promesse.
— Mmm.
Aeshma lui avait offert un massage complet de gladiateur.
Depuis son intégration dans la familia de Téos, la jeune gladiatrice était passée si souvent entre les mains des masseurs de la familia, qu'elle avait fini par connaître le moindre de leurs gestes, l'effet qu'avaient sur ses muscles, sur son squelette, ses tendons, ses tensions, chaque manipulation, chaque doigt, chaque mouvement. Daoud avait été le seul à bénéficier de ses attentions et du savoir-faire qu'elle avait peu à peu acquis. Elle était jeune quand elle s'était occupée de lui, mais elle s'était entraînée sur lui pendant presque quatre ans, même si ses massages avaient été sommaires et qu'ils s'étaient souvent limités à ses jambes, ses bras, son cou et ses épaules. Personne n'avait jamais su qu'elle prenait ainsi soin de lui. Elle le massait la nuit, quand il souffrait trop. Il lui avait proposé à plusieurs reprises, de lui retourner la faveur, mais Aeshma avait toujours refusé. Passer entre les mains d'un masseur lui apportait soulagement et relâchement, et elle trouvait cela agréable et naturel. C'étaient des masseurs professionnels, Daoud ne l'était pas. Lui... elle avait confusément rejeté l'idée qu'avec lui, le massage eût pu être plus personnel, qu'elle eût peut-être ressenti autre chose qu'un simple délassement. Elle voyait Daoud comme un corps quand elle s'occupait de lui, une addition de muscles, de tendons, de peau et d'os, mais elle n'avait pas voulu que les mains attentives du garçon se posassent sur elle, pas très sûre de ne pas relier les mains à un corps, au jeune homme et à ses pensées. Pas très assurée de le considérer comme un simple masseur. Elle ne voulait pas qu'il lût son corps et que, peut être à travers celui-ci, il s'immisçât dans ses pensées, qu'il y découvrit des clefs à l'aide desquelles il entre ouvrirait des portes qu'Aeshma tenait jalousement fermées.
La domina...
Aeshma se plongea dans son activité et elle oublia tout de la personne en compagnie de laquelle elle se trouvait. Il n'y eut plus qu'un corps, des muscles durs qu'elle devait détendre, des os mal ajustés qu'elle devait remettre en place, des tensions qu'elle devait chasser. Elle avait préparé un flacon d'huile d'amande douce et un d'huile d'olive. Elle essaya les deux tour à tour testant leur effet sur les cuisses de la domina. Elle abandonna l'huile d'olive à l'odeur tenace et lui préféra l'huile d'amande douce dont elle apprécia la qualité. L'huile était presque inodore et pénétrait moins rapidement sous la peau. Le massage commença réellement quand la domina se retourna sur le ventre et qu'Aeshma déploya tous ses talents.
Gaïa tenta à plusieurs reprises de parler, mais à chaque fois, la gladiatrice pressa un muscle et ses paroles moururent sur ses lèvres pour se transformer en râle de douleur. Elle renonça à ses tentatives et s'abandonna définitivement aux mains expertes de lajeune femme.
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Une demie heure après, les mains d'Aeshma vinrent se reposer sur ses cuisses. La jeune Parthe se redressa et détailla le corps de la jeune femme étendue sous elle. Grande, mince, bien plus musclée qu'elle ne le laissait à penser.
Son dos se soulevait et s'abaissait doucement. Elle dormait. Aeshma sourit. Elle n'avait pas perdu la main. Elle se releva doucement, sans à-coup, pour ne pas la réveiller. Debout, elle examina l'estafilade que la domina portait au bras. Le bain, puis l'huile de massage, avaient lavé la peau, arrêté l'écoulement de sang. Elle passa à sa tête et se mordit l'intérieur de la joue. Un bleu était en train de se former autour de l'arcade sourcilière et le sang recommençait à couler. Elle palpa doucement la tempe, passa un doigt sur l'oreille et vérifia que le cuir chevelu était intact.
Julia observait la scène. Elle avait été un peu surprise de les trouver seules dans la pièce, moins de surprendre la gladiatrice à moitié nue, installée sur sa sœur, elle, complètement nue. Le genre de défi qu'aimait relever Gaïa. Elle devait avoir trouvé excitant de se confier sans défense à une tueuse. De lui faire confiance ou plutôt, de la défier de trahir sa confiance. Mais Gaïa avait-elle prévu de s'endormir ? S'était-elle sciemment laissée glisser vers le sommeil ? La thrace, surtout, méritait-elle sa confiance ? Aeshma lui tournait le dos et elle n'avait pas remarqué son arrivée silencieuse. Julia, ne lui dévoila pas sa présence et elle surveilla la fin de la séance, prête à intervenir.
Quand elle vit Aeshma recouvrir sa sœur d'un grand drap, puis d'une couverture, elle se détendit. Gaïa ne risquait rien.
— Tu l'as fait exprès ? demanda-t-elle à voix basse.
La thrace sursauta et se retourna. Elle fronça les sourcils, cherchant à savoir qui était la jeune femme qui venait de se manifester.
— Ma sœur, Gaïa, la désigna Julia du menton. Tu as fait exprès de l'endormir ?
Aeshma tourna son regard vers la jeune femme endormie.
— Oui, domina.
— Pourquoi ?
— Elle était tendue.
— Tu es douée.
Aeshma haussa les épaules.
— Je peux profiter de tes talents ?
La jeune Parthe ne répondit rien. Elle prit un nouveau drap dans un coffre, l'étendit sur la banquette libre après l'avoir débarrassée des objets qui l'encombraient, plia un autre drap pour en faire un coussin et se tourna vers la domina. Julia retira sa tunique, ses sous-vêtements, et s'avança.
— Installez-vous sur le ventre.
Julia s'exécuta.
— Ne m'endors pas, prévint-elle. J'ai du travail et je veux avoir les idées claires.
Aeshma grogna en guise d'acquiescement et s'installa à cheval sur Julia. Elle se montra plus douce et moins douce qu'avec la domina qui l'avait louée. Plus douce parce qu'elle lui épargna un massage vigoureux, les torsions et les pétrissages trop profonds, moins doux parce qu'elle la détendit sans chercher à l'endormir. Elle acheva son travail en tapotant tout son corps avec le dos de ses doigts. Le bruit réveilla Gaïa. Elle bougea. Sans s'arrêter, Aeshma l'incita d'un ton sans réplique à rester couchée.
— Tu comptes encore me martyriser ou m'emmener une nouvelle fois visiter les doux rivages de Morphée ? demanda Gaïa la voix voilée par le sommeil.
Aeshma ne connaissait pas Morphée. C'était peut-être mieux, la domina lui donnait l'impression de se moquer d'elle.
— Je dois vous soigner, dit-elle d'une voix sans timbre.
— Tu dors, Julia ? demanda Gaïa à sa sœur.
— Non, répondit Julia en ouvrant les yeux.
— Tu me voles mon bien ? plaisanta Gaïa.
— Tu ne l'aurais pas acquise si je ne te l'avais pas demandé. Et elle n'est pas à toi.
— C'est vrai, sourit Gaïa.
— En tout cas, tu n'as pas à regretter ta dépense.
Aeshma roula une dernière fois les omoplates de Julia sous la paume de ses mains et annonça qu'elle avait fini.
Elle libéra Julia de son poids, alla chercher sur une étagère ce qu'Atticus avait laissé à Serena pour la soigner, et se planta devant la banquette sur laquelle se trouvait allongée Gaïa. La domina la regarda, ses yeux descendirent sur les mains de la gladiatrice. A priori, la jeune femme n'avait pas fini de prendre soin de son corps.
— Je dois me retourner ? demanda-t-elle.
— Oui, ce serait mieux... domina.
Gaïa nota l'hésitation, sans arriver à déterminer si la thrace avait cherché à se montrer insolente ou si elle avait simplement réparé un oubli. Rien dans son expression ne confirmait l'une ou l'autre de ses suppositions. Elle passa sur le dos. Aeshma lui attrapa le menton et lui tourna doucement la tête sur le côté.
— Tu sais aussi soigner ? demanda Julia en s'approchant.
— Oui.
— Je préférerais appeler Serena, déclara Julia.
— Comme vous voulez, domina.
— Mais reste ici, demanda Gaïa sans chercher à contredire sa sœur et curieuse de savoir quelle serait la réaction de la petite esclave.
— Bien, domina, répondit la thrace en se reculant d'un pas.
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Serena ne sut d'abord comment réagir à la demande de Julia. Aeshma semblait indifférente à tout ce qui l'entourait, mais la jeune esclave n'osait pas opérer devant elle. Elle croisa le regard de Gaïa. La domina savait qu'Aeshma aurait pu la soigner, mais peut-être, pensa Serena, ne lui accordait-elle pas sa confiance. Non, c'était impossible. Gaïa Metella était allongée nue et exposée sur le dos, et sa sœur avait simplement enveloppé son corps dans un grand drap. Il n'y avait personne avec elles à part la gladiatrice. Celle-ci avait massé Gaïa comme la domina le lui avait demandé et Julia Valeria avait, semblait-il, profité de ces mêmes attentions.
Elle lut un encouragement et un avertissement dans les yeux de Gaïa Metella. Une incitation. Elle s'adressa alors à Julia. Elle se défendit de prendre soin de la jeune domina. Elle lui assura qu'Aeshma était très compétente et qu'elle avait sauvé Spurus. Julia exigea des détails que Serena s'empressa de lui donner. Une grande admiration transparaissait pour la thrace à travers son discours. Elle affirma que la jeune gladiatrice s'était formée auprès du médecin de sa familia et que celui-ci était un praticien extraordinaire. Elle vanta les soins qu'il avait dispensés à Aeshma. Gaïa souriait et Serena sut qu'elle avait répondu à ses attentes. Julia demanda à Aeshma de se retourner et d'ôter son strophium. Gaïa se leva et vint la rejoindre. Les plaies cicatrisaient et ne présentaient ni rougeurs inquiétantes ni signes d'infections. Les deux jeunes femmes apprécièrent. Julia releva cependant que la gladiatrice avait saigné récemment et voulut en savoir la raison. Serena se tut. Julia, puis Gaïa insistèrent.
— C'est de ma faute, intervint Aeshma. J'ai été punie de ma bêtise.
— Une bêtise ? Et peut-on savoir laquelle ? demanda Gaïa.
— Non.
Gaïa et Julia se regardèrent. L'amusement brillait dans le regard de Gaïa. La joie aussi que la petite thrace eût compris la leçon de l'autre soir, qu'elle se révélât la même personne qu'elle était sur le sable, qu'elle se montrât si surprenante, qu'elle possédât en elle tant de contrastes. Violente, mais capable par la seule caresse de ses mains de la plonger doucement dans un sommeil béat. Soumise, mais prête à braver l'autorité et les règles si elle le jugeait nécessaire. Brutale, mais assez délicate pour avoir su, d'après le témoignage de Serena, réduire une fracture, laver une plaie souillée et l'avoir ensuite recousue. Délicatesse qu'elle allait peut-être pouvoir tester.
Délicatesse qui se vérifia sans aucun doute possible quand Aeshma la soigna. La gladiatrice avait les mains calleuses, les doigts durs et puissants, mais doués d'une incroyable légèreté.
— Domina, lui dit Aeshma après avoir soigneusement lavé la plaie et appliqué un onguent tout au long de l'estafilade. Ce serait mieux si je posais deux points sur l'arcade sourcilière, mais...
— Mais ?
— On ne pourra pas vous enlever les points avant cinq jours et ce ne sera pas très joli.
— Tu t'inquiètes de ma beauté ? demanda facétieusement Gaïa.
— Non, mais... euh, balbutia Aeshma. Moi, ça m'est égal, mais je sais que les gens n'aiment pas ressembler à... euh...
— Si j'ai bien compris, reprit Gaïa la voix légère. Je suis condamnée à rester en ta compagnie pendant les cinq jours qui te restent à passer ici. Tu pouvais me demander de rester à tes côtés si c'est ce que tu désirais au lieu de me donner une tête de... euh... fit Gaïa en imitant Aeshma.
La Parthe s'assombrit. Elle regrettait de pas l'avoir étranglée pendant qu'elle dormait. Elle n'aurait jamais dû lui avouer qu'elle savait masser. Pourquoi n'avait-elle pas menti ? Elle avait répondu spontanément à la question de la domina et à présent, elle s'en mordait les doigts, parce que comme à chaque fois qu'elle s'était trouvée en sa présence, la domina se moquait d'elle. Julia, à la grande surprise d'Aeshma, vint à son aide.
— Recouds-là, s'il te plaît. Et ne prends pas ombrage de ses plaisanteries, elles ne sont pas cruelles. Ensuite, tu iras rejoindre ta camarade dehors. J'ai une jeune invitée qui rêve de te rencontrer.
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Dans un premier temps, le rêve de Marcia fut le cauchemar d'Aeshma. La gladiatrice connaissait quelques bavards, mais heureusement pour elle, ils la connaissaient aussi. Astarté, Sabina, Lucanus qui s'essayait à la nouvelle armatura des secutors, Chloé, le masseur Gyllipos, vomissaient tous des paroles comme les ivrognes le contenu de leur estomac. Ils ne s'arrêtaient jamais, profitaient de la moindre pause, de la moindre occasion pour s'épancher, raconter fadaises sur fadaises, mais tous devenaient silencieux face à la petite thrace. Elle se recouvrait d'une couche si épaisse d'hostilité et d'ennuis que les mots finissaient toujours par se briser et mourir dessus. Gyllipos s'était vu gratifié d'une injure violente et vicieuse qui le maintenait coi depuis, Sabina d'un coup de poing le jour où elle avait pris à la légère une menace et qu'elle avait cru à tort être une plaisanterie. Aeshma ne pouvait empêcher qu'on parlât en sa présence, mais personne ne lui parlait plus qu'il n'était nécessaire. Enfin, en général.
L'invitée des dominas ne la connaissait pas et la thrace ne pouvait ni l'injurier ni la frapper pour la faire taire. Elle n'était pas seulement bavarde, ce qu'Aeshma aurait encore pu supporter, elle posait sans cesse des questions auxquelles la gladiatrice se trouvait dans l'obligation de répondre, encouragée par Atalante qui précisait les questions de la jeune fille, qui les alimentait et prenait Aeshma à témoin à chaque fois qu'elle répondait à une question.
Atalante avait proposé à la jeune fille d'assister à leur séance d'entraînement. Aeshma avait protesté, invoquant sa fatigue et des douleurs. Atalante s'était moquée d'elle. Piquée au vif, Aeshma s'était levée et mise en garde. Les coups avaient plu. Aeshma s'était montrée brutale. Atalante avait d'abord manifesté de la surprise et de la contrariété, puis elle avait souri et Aeshma avait décidé de lui faire rentrer son sourire au fond de la gorge à grands coups poing dans les dents. Cette imbécile savait ce qui l'avait irritée.
Atalante se montra extrêmement prudente et très vive. Aeshma n'avait pas récupéré toute l'agilité, la souplesse et la puissance qui faisaient d'elle une adversaire redoutable, et si Atalante, au fur et à mesure que la frustration de la thrace grandissait, s'amusa beaucoup, elle ne commit pas l'erreur de la sous-estimer. Elles ne portaient pas vraiment leurs coups, ce qui ne voulait pas dire qu'elles ne risquaient aucune blessure. L'arrivée des dominas énerva un peu plus encore Aeshma. Elle fit quelques erreurs dont profita sans vergogne la jeune Syrienne, mais la thrace se reprit très vite. Atalante se retrouva une ou deux fois en difficulté, recula et puis, Aeshma lui balaya une jambe, la rétiaire trébucha et se reçut une gifle.
La Parthe lui jeta un regard moqueur. Une gifle ? Aeshma avait baissé sa garde, Atalante bougea un pied, mais ce fut un revers de main qui atteignit la thrace au visage. Elle accusa le coup, se redressa et leur entraînement, censé ménager Aeshma et se limiter à de amples mouvements fluides, à un travail sur les distances et à être plus technique qu'athlétique, vira à l'affrontement.
Serena qui se tenait dans l'assistance, arracha des mains la cruche de vin que tenait un serviteur et s'approcha pour remplir le gobelet de Gaïa.
— Domina... souffla Serena.
Le ton alerta la jeune femme.
— Serena ?
— S'il vous plaît, supplia la jeune esclave en regardant les deux gladiatrices qui s'étaient rudement empoignées par les épaules et cherchaient à trouver un point de déséquilibre qui entraînerait son adversaire au sol.
— Ça suffit ! commanda Gaïa. La démonstration a assez duré.
Les deux gladiatrices s'étaient immobilisées, mais elles se tenaient encore pliées en deux, les bras et le haut du corps soudés comme s'ils n'avaient fait qu'un, les regards rivés l'un dans l'autre. La colère grondait dans celui de la thrace, le défi dans celui de la rétiaire.
— Séparez-vous ! claqua durement la voix de Gaïa.
Atalante dédia une grimace affectueuse à la thrace. Mal lui en prit. Un violent coup de tête l'atteignit au front.
— Aesh, espèce de... fulmina-t-elle en se redressant.
Un corps se glissa entre elle et la jeune Parthe.
— Je vous ai sommées de vous séparer, gronda Gaïa.
— Je suis désolée, domina, fit humblement Atalante en se reculant.
Gaïa se tourna face à la thrace qu'elle n'avait ni sentie bouger ni entendue s'excuser. La gladiatrice n'était pas très grande, elle s'était ramassée sur elle-même et Gaïa la dominait de plus de vingt centimètres. La thrace regardait droit devant elle, prête à attaquer, à bondir, les yeux assombris par la colère. Gaïa se déhancha et croisa mollement les bras sur la poitrine. Aeshma leva doucement les yeux, leurs regards se croisèrent et Gaïa haussa un sourcil interrogateur. La thrace se redressa et tout son corps se détendit.
— Pour une gladiatrice, grinça Gaïa. Tu mets bien du temps à obéir à une injonction qui te demande de cesser le combat. Tu sais pourtant qu'ignorer l'ordre d'un arbitre peut conduire à la mort.
— Vous n'êtes pas un arbitre, observa Aeshma sourdement.
— Je suis la munéraire, j'ai droit de vie et de mort sur toi, rétorqua sèchement Gaïa.
— Vous n'avez pas de...
Aeshma se tut soudain et se laissa tomber à genoux.
— Je n'ai pas de poignard ? C'est ce que tu veux dire ? demanda Gaïa âprement. Oh, mais cela peut s'arranger. Serena, va chercher Berival et dis-lui de rapporter un poignard. Tranchant.
— O... oui, balbutia Serena.
— Gaïa ? s'inquiéta Julia.
— Elle m'appartient, non ?
— Fais comme tu veux, renonça Julia.
Elle détestait quand Gaïa s'adonnait à ce genre de jeu et elle n'était pas très sûre de ses réelles intentions. Elle pensait que la thrace lui plaisait, qu'elle l'intéressait, que Gaïa aimait chez elle cette propension à la rébellion. Mais parfois, Gaïa pouvait se montrer très dure et elle savait difficilement s'arrêter.
La vive réaction de Gaïa avait laissé Marcia muette de surprise. La rétiaire paraissait catastrophée, Gaïa emplie de colère froide, la thrace résolue à subir sans une plainte tout ce qu'on lui ferait subir, Julia inquiète et les autres personnes présentes extrêmement mal à l'aise.
Les deux gladiatrices s'étaient battues pour lui faire plaisir et Marcia, même si elle n'en avait eu cure au début et s'en était amusée ensuite, était parfaitement consciente que ses questions pressantes avaient mis la patience de la thrace à rude épreuve. Marcia trouvait la rétiaire sympathique et sans vraiment se concerter, elles s'étaient toutes les deux amusées à tester la patience d'Aeshma. Mais l'entraînement des deux gladiatrices avait tourné au règlement de compte, leurs taquineries avaient ulcéré la thrace et celle-ci s'était laissé emporter par la colère. Esclave, louée au bon plaisir de Gaïa, elle avait désobéi à un ordre direct et s'était même permise de lui répondre.
Un jeu innocent s'apprêtait à tourner au drame. Un jeu initié par Marcia. La jeune fille se mit à transpirer.
Berival arriva à grande enjambées. Son visage se décomposa quand il découvrit sa jeune apprentie à genoux devant Gaïa. Qu'avait-elle fait pour mériter ce qu'il pressentait comme une punition exemplaire ? Il connaissait Aeshma depuis à peine vingt-quatre heures, mais il avait apprécié sa grande modestie, son humilité, son désir d'apprendre, l'attention respectueuse qu'elle lui avait témoigné.
— Tu as apporté un couteau ? demanda froidement Gaïa
— Oui, domina.
— Un couteau à saigner ?
— On s'en sert pour saigner les porcs, domina.
— Oh... apprécia Gaïa. Pour égorger les porcs ? Ce sera parfait, donne-le-moi.
Aeshma saisit parfaitement le sous-entendu insultant et serra les mâchoires. Berival tendit l'arme à Gaïa.
— Que penses-tu de ton apprentie, forgeron ? demanda abruptement Gaïa qui avait surpris l'air inquiet et désolé de Berival.
— Euh... prit-il le temps de réfléchir. Elle est sérieuse, appliquée, elle sait écouter et elle est très douée, domina, répondit le forgeron avec ferveur.
— Rétiaire, dit-elle en se tournant vers Atalante. Que penses-tu de ta camarade ?
Atalante déglutit difficilement.
— J'attends !
— Elle est courageuse, opiniâtre, elle ne triche jamais. Elle est sombre, elle a un sale caractère, elle est parfois grossière, mais elle est honnête et euh... je la respecte beaucoup, comme adversaire et comme petite sœur.
— Vous êtes sœurs ?! s'exclama Gaïa visiblement surprise.
— Non, domina. Et elle ne partage pas ce sentiment avec moi, mais je la considère comme ma petite sœur.
— Elle t'a manqué de respect. Sa gifle était offensante.
— Elle le sait, je le lui ai fait payer, on est quittes.
— Serena ? claqua la voix de Gaïa.
— Je l'aime beaucoup, dit précipitamment la jeune esclave.
Gaïa lui jeta un regard noir.
— Euh... C'est une bonne soigneuse et elle a bon cœur, domina.
Aeshma allait tous les égorger, se promit-elle en se mordant la lèvre inférieure jusqu'au sang.
— Marcia, que penses-tu toi, de la petite thrace ?
— Elle est géniale et j'aimerais bien mieux la connaître.
Gaïa se mit à rire, Julia à la vouer silencieusement à tous les dieux infernaux qui existaient dans le monde civilisé comme dans le monde barbare.
Quand elle retrouva son sérieux, Gaïa fit glisser son couteau sous le menton d'Aeshma. La pointe s'enfonça d'un doigt sous la gorge de la gladiatrice à genoux, puis remonta sous le menton, fit pression jusqu'à ce que la thrace cédât et relevât la tête. Ses yeux plongèrent dans ceux de la domina. La lame vint se placer sur son cou. Un mouvement franc suffirait à lui trancher la jugulaire. Un mouvement que la domina ne ferait pas. Pas parce qu'elle n'en était pas capable, mais parce qu'Aeshma lisait dans son regard qu'elle n'en avait aucunement l'intention.
— Tu es très populaire, thrace. Il serait regrettable de priver tant d'admirateurs de ta personne.
Gaïa se pencha sur la jeune femme.
— Saurais-tu te rendre aussi populaire à mes yeux ? murmura Gaïa à son oreille.
— Je pensais l'avoir déjà fait, domina.
Gaïa se redressa et se fendit d'une moue d'enfant déçue.
— En partie peut-être, il te reste à faire tes preuves. Tu peux te relever.
Aeshma se remit sur ses pieds. Gaïa tendit la main et lui passa un pouce sur la joue. La Parthe frémit imperceptiblement et restreignit un mouvement de recul qui n'échappa pas à la jeune domina.
— De la terre, dit-elle gentiment.
La domina soufflait tour à tour le chaud et le froid. Elle la traitait comme sa chose ou l'enjoignait à se conduire comme si le gouffre qui séparait l'esclave de la domina n'existait pas. Elle la menaçait de mort, la torturait, mais s'abandonnait à ses mains sans que personne ne veillât à sa sécurité, ou lui essuyait, d'un geste doux complètement déplacé, de la terre qui lui maculait la joue. Aeshma n'arrivait pas à se placer par rapport à elle. Quand elle pensait bien agir, elle se retrouvait confronté à la colère de la domina. Quand elle se sentait plus à l'aise et se montrait plus naturelle et moins prudente, la domina la reprenait durement et Aeshma se retrouvait perdue. Sa seule défense résidait dans sa capacité à dissimuler ses pensées et ses émotions. Et si l'idée de la domina était de la pousser à bout, elle se ferait une joie de ne jamais lui donner aucune satisfaction de ce genre.
Gaïa lui souriait en coin, la tête penchée sur le côté. La petite thrace l'amusait, pire elle lui lançait un défi. Toute son attitude, qu'elle en fût consciente ou pas, suait le défi. Son calme, son indifférence, sa fierté de gladiatrice. Un simple masque que démentaient les paroles prononcées par sa camarade, par le forgeron, par la petite esclave. Ses traits durs, son regard froid et indifférent, son apparente absence d'émotion. Qu'avaient ils dit ?
Elle sait écouter. Petite sœur. Bon cœur. Je l'aime beaucoup. Elle est géniale.
La ferveur du forgeron, la tendresse de la rétiaire, l'admiration de Serena, l'enthousiasme de Marcia.
Un monstre d'indifférence stoïque n'appelait pas à de tels sentiments et à de telles déclarations. Un regard aussi intense ne pouvait être que la promesse d'un être qui ne se limitait pas à sa seule apparence, à son seul statut de héros sanguinaire et brutal, adulé par des foules, de héros cynique que la mort et les hommes indifféraient, que seul l'amour du sang, de la violence, de l'argent et de la gloire motivait.
Atalante n'était pas ainsi. Marcia, le jour précédent chez Julia, s'était montrée sage dans ses réflexions, et la thrace ne trompait que ceux qui se plaisaient à l'ignorer, à la mépriser ou à la vouloir conforme à leurs attentes.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration :
Femmes à la toilette, vase grec à figure rouge.
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