Chapitre XCIV : Gloire aux vainqueurs !


L'amazonachie avait duré plus d'une heure, mais les gladiatrices avaient pu s'aménager des temps de récupérations, même très court. Ils leur avaient permis de tenir la distance. Un duel interdisait ce genre de stratagème. Les combattants devaient se donner à cent pour cent tout le temps que durait l'affrontement. C'était pour cette raison que les combats excédaient rarement dix minutes, qu'on exigeait peu souvent deux manches, qu'exceptionnellement trois.

Cynthia résista, elle déploya tous ses talents face à Aeshma, elle puisa au plus profond d'elle-même l'énergie nécessaire pour se montrer digne des exigences du public, pour montrer à Astarté qu'elle avait mérité son titre de meliora, sa place au premier palus. Elle ne céderait jamais.

Les deux gladiatrices redoublaient d'efforts, enchaînaient les attaques, les contre-attaques. Rien ne semblait devoir les arrêter. Aucune volonté ne céda, mais elles arrivèrent bientôt aux limites de leurs possibilités.

Aeshma distingua à travers les grilles de son casque la poitrine de Cynthia, ses mouvements rapides, de plus en plus rapides. La Thrace haletait, au bord de la syncope. Gagner la course avait dit Atalante. Gagner et respirer.

Aeshma se lança, Atalante piquait toujours des pointes de vitesse à la fin des courses de fond, elle laissait tout le monde derrière elle, tellement loin derrière elle que c'en était ridicule. Très rares étaient ceux qui pouvaient s'accrocher. Ishtar, Sabina, Velox quand il était en vie, Marpessa, Galini qui aimait courir, Lucanus. Et elle. Aeshma voulait bien perdre contre Atalante, contre les autres aussi, pourquoi pas, mais pas se ridiculiser.

C'était maintenant la fin de la course. Elle accéléra soudain le rythme. Atalante derrière les grilles soupira de soulagement.

— Elle a gagné, déclara Astarté d'une voix neutre.

La grande Dace était impressionnée. Par la performance d'Aeshma. Par celle de Cynthia. Elle connaissait Aeshma, elle admirait la gladiatrice, ses qualités, elle reconnaissait en elle une véritable guerrière. Elle avait le courage et l'aura d'un véritable chef de guerre. Mais Cynthia ? Elle ne valait pas la petite Parthe et elle ne l'égalerait jamais, mais son obstination, sa volonté de se battre avec honneur rachetait à ses yeux la lâcheté à laquelle elle s'était si vilement abandonnée.

Le cœur de Cynthia l'abandonna, il tapait si fort et si vite qu'il ne servit bientôt plus qu'à lui obscurcir la vue et à lui vriller les tempes d'une douleur insupportable. Elle étouffait. Elle para encore une attaque. La Parthe recula pour mieux repartir. Il fallait briser son élan. Cynthia se lança en avant et ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle tomba à quatre pattes. Un violent coup de caligae à la tête l'envoya rouler sur le sable. Elle voulut se remettre debout, mais ses membres ne lui obéissaient plus. Elle ne voyait plus rien.

Aeshma la regardait s'étouffer comme un poisson hors de l'eau. Elle avait envie de la rejoindre sur le sol. Elle ferma les yeux et se concentra sur son souffle. Si elle ne se calmait pas, son cœur allait lui déchirer la poitrine.

— Respire, respire, respire, marmonnait-elle entre ses dents entre chaque inspiration.

Dans les coulisses, Astarté secoua la tête :

— J'adore cette fille, grimaça-t-elle.

Pourquoi n'as-tu jamais cherché à la mettre dans ton lit alors ? voulut savoir Atalante.

Parce que ce n'est pas elle que j'aurais eu dans mon lit et qu'elle m'aurait méprisée d'avoir espéré le contraire.

Et Chloé ?

Tu es bien curieuse.

Désolée, s'excusa Atalante.

Chloé est trop sensible, répondit cependant Astarté. Je ne voulais pas qu'elle ait des raisons de l'être plus encore.

Si Atalante avait été seule avec la Dace aux larges épaules, elle lui aurait gentiment caressé la joue et peut être l'aurait-elle aussi gentiment embrassée sur la joue. Elle n'en fit rien, mais elle savoura sa présence auprès d'elle. Elle avait eu tort de se reprocher ses nuits avec elle. Astarté n'avait jamais représenté un danger. Elle ne s'était jamais servi d'elle et d'une certaine manière, elle s'était montrée prudente et attentionnée.

— J'ai hâte qu'on porte notre bague, déclara la jeune Syrienne.

Notre bague ?

Mmm, celle du palus du sanglier.

Ouais, approuva Astarté comprenant le message. Moi aussi, je t'aime bien.

Devant la loge impériale, les gladiatrices avaient à la demande de l'Empereur retiré leurs casques. Cynthia avait réussi à se relever. Un servant de piste l'avait soutenue pour se rendre là où se tiendrait sa jugula. Si seulement elle savait ce qu'Astarté avait pensé de son combat. Elle donna son casque à un esclave et attendit le bon vouloir de l'Empereur. Elle avait espéré survivre aux jeux inauguraux, rentrer couverte de gloire et d'or à Capoue. Gagner sa liberté. Quitter ces villes puantes et retrouver le silence des grandes forêts de Thrace. Baiser qui elle voulait, quand elle voulait, et élever ses enfants. Des tas de beaux enfants qui ne seraient qu'à elle, qu'elle formerait au métier des armes et qui sauraient se défendre contre les ennemis qui voudraient les réduire en esclavage. Ils vivraient libres et fiers. Mais elle allait mourir. Son chemin s'arrêtait ici.

L'arbitre principal leva la tête vers l'Empereur. Il n'avait pas à donner son verdict. Juste à transmettre la décision du munéraire aux gladiatrices. Il s'attendait à ce que Titus laissât encore décider le public. La thrace vaincue ne méritait pas la jugula. Aucun gladiateur qui avait combattu sans faiblir durant cinq manches ne méritait la jugula. Le public se moquait des mérites des gladiateurs. La Gladiatrice Bleue pouvait préparer sa sica.

Mais l'affrontement réservait encore une surprise. Aeshma avait conquis le cœur des invités privilégiés de l'Empereur et ceux-ci louaient à grands cris son adversaire pour lui avoir si admirablement servi de faire valoir. La Gladiatrice Bleue les avait charmés par l'étendue de ses qualités athlétiques, martiales et physiques. La démonstration n'eût pas été si belle si la juliana de Capoue ne lui avait pas opposé une résistance acharnée.

Marcus Sisenna s'était levé et se penchait par-dessus la rambarde pour mieux reluquer la victorieuse Gladiatrice Bleue. Il la voyait encore subir les assauts de son cousin et de ses amis, et l'excitation le gagnait. Aulus Flavius connaissait son laniste ? Dieux ! Il faudrait lui arracher la faveur de réinviter cette fille chez lui. Mais il la garderait cette fois pour son seul bénéfice et celui de quelques favoris triés sur le volet. Il fantasmait déjà. Si la main de sa sœur n'avait pas été posée sur la sienne, Gaïa se serait peut-être levée pour envoyer le sénateur se fracasser la tête la première aux pieds de l'objet de ses fantasmes.

Titus avait envie de s'amuser et de contenter ses invités. Les décisions si attendues du public l'ennuyaient. La Gladiatrice Bleue lui plaisait. C'était son dernier combat, elle avait tout donné, il désirait lui rendre hommage à sa façon. Il se leva, l'amphithéâtre plongea dans le silence. Le public retint son souffle, prêt à hurler la jugula à pleins poumons.

Gladiatrice Bleue, tu nous as offert un beau combat, clama-t-il d'une voix puissante. Tu as honoré de ta vaillance l'amphithéâtre de mon père. Pour te remercier, je te donne le droit de décider du sort de ton adversaire.

La foule resta muette de surprise.

— N'a-t-elle pas mérité cet honneur ?! cria-t-il à la foule.

Quel fin politique ! pensèrent Julia et Gaïa. Il suffisait de lui demander son avis pour que le public crût soudain qu'on s'inquiétait sincèrement de celui-ci.

Dans la bouche des spectateurs, les trois syllabes du nom de la Gladiatrice Bleue remplacèrent ceux de la sentence de mort. L'énergie qu'ils avaient gardée pour exiger la jugula se reporta sur la célébration de la gloire de la gladiatrice barbare.

L'Empereur les laissa exprimer leur joie, puis il leva la main pour les faire taire et fit signe aux gladiatrices que leur tour était venu.

Cynthia se retourna vers Aeshma.

— Tu diras à Astarté que je n'aurais pas dû. Je voulais ma liberté, mais rien n'excuse une trahison. Et... Merci, tu m'as offert un beau dernier combat.

Elle adressa un salut de la tête à son adversaire et s'agenouilla devant elle. Astarté tenait sa vengeance. Aeshma en serait l'exécutante. Elle allait laver la trahison dans le sang.

Comme ne l'avait pas fait Marcia.

Cynthia était une camarade d'Astarté, elle savait à quoi elle participait quand elle l'avait piégée. Elle méritait une punition. Mais elle n'était aussi qu'une exécutante. La liberté. On avait dû lui promettre la liberté. Un mirage, Cynthia serait morte, tuée lâchement. Empoisonnée ou garrottée dans un coin sombre. Elle regrettait. Elle était assez intelligente pour regretter son geste.

Tuer indifférait Aeshma, mais elle savait que l'acte n'avait rien d'anodin. La jugula n'avait rien d'un acte anodin. La vengeance l'était encore moins. Des actes destructeurs. Son démon protecteur servait le Destructeur. Aeshma incarnait la colère, la fureur et la violence. Marcia avait repoussé ces sentiments. Elle les avait éprouvés et combattus. Sa pupille avait servi la lumière et vaincu les ténèbres. Elle en était sortie grandie et elle avait sauvé Astarté et Aeshma. Leurs remords étaient sincères, leur affection aussi. Marcia avait pardonné. Plus que cela, elle les avait lavées de leur faute.

Elle posa ses yeux sur le crâne de la gladiatrice à genou devant elle. Elle valait plus que la dernière gladiatrice qu'elle avait égorgée lors de son précédent combat. Beaucoup moins que Marpessa.

Inconsciemment Aeshma aurait voulu que Marpessa fût la dernière gladiatrice qu'elle eût à égorger. Sa jugula avait été un geste d'amour, un geste généreux. Bouleversant. Aeshma avait ressenti un malaise diffus en égorgeant la gladiatrice neuf jours plus tôt.

Cynthia était une esclave, elle ne recouvrerait jamais sa liberté et, toute sa vie, elle porterait le poids de sa trahison. Elle regrettait. Elle avait appris une leçon qu'elle n'oublierait jamais.

La gladiatrice ne méritait pas la jugula et la femme méritait de s'amender. Si Aeshma la tuait, elle se montrerait injuste envers la gladiatrice et inutilement sévère envers la femme. Astarté approuverait.

Aeshma se pencha sur la Thrace.

— Tu as été lâche, lui dit-elle sourdement.

Je sais.

On ne trahit jamais un camarade.

Je sais.

N'oublie jamais cette leçon.

La jeune Parthe se redressa. Elle brandit sa sica et sa sentence résonna contre les murs de l'amphithéâtre.

— Missio !

Étrangement, sa décision plut au public qui exprima bruyamment son approbation.

Pour une fois, Aeshma chercha Gaïa des yeux. Elle avait du mal à la distinguer, mais elle la reconnut, ses yeux se fixèrent d'abord sur Julia qui la salua avec un sourire, puis sur ceux de Gaïa. Elle cherchait un appui, une reconnaissance. Elle trouva ce qu'elle cherchait dans leur présence, à travers leur sourire discret et leur léger hochement de tête. Les dominas savaient qui était Cynthia, ou elles l'avaient deviné, c'était sans importance. L'échange de regards entre la gladiatrice et les deux sœurs n'avait pas échappé à Claudius Pera

— Vous avez véritablement la faveur des plus belles gladiatrices de ces jeux, déclara-t-il avec une pointe d'envie dans la voix.

C'en est scandaleux, maugréa Marcus Flavius jaloux et contrarié. La bestiaire aux cheveux d'or, la grande rétiaire de Sidé, la Gladiatrice Bleue, qui donc encore fréquente votre maison ?

Marcia est une amie, répondit Julia d'un ton glacial. Je ne vous permettrais pas de remettre en cause son honneur.

Le sénateur ricana.

— Je t'engage vivement à garder tes réflexions de débauché pour toi, Marcus ! déclara soudain Titus d'un ton menaçant. Ces dames sont mes invités. Je ne tolérerais pas qu'on les insulte.

Le sénateur blêmit. Du blâme à l'exil, il n'y avait qu'un pas.

— Je vous présente mes sincères excuses, mesdames, s'empressa-t-il de dire d'un ton obséquieux.

Et tes courtoises salutations, on t'attend chez toi, Marcus, ajouta l'Empereur sans se retourner.

L'homme quitta la loge.

— Reviens demain, lui ordonna Titus avant qu'il ne disparaisse. Sobre.

Oui, Imperator. Ce sera un honneur, Imperator.

La familia Metella venait de marquer un point contre la familia Flavius. Les deux sœurs se retrouvèrent une nouvelle fois confortées dans l'idée que la balance penchait de leur côté. L'invitation à assister dans la loge impériale à la venatio de Marcia, puis au munus aujourd'hui, n'augurait rien de bon pour le procurateur de Lycie. Il se précipitait à toute vitesse vers un précipice auquel il n'échapperait pas.

Dans l'arène, les médecins étaient venus avec leurs aides récupérer leurs gladiatrices. Elles quittèrent le sable debout, mais leurs pieds touchaient à peine le sol. Cynthia perdit conscience avant même de franchir les grilles qui menaient aux coulisses et Aeshma ne reconnut personne. À peine se retrouva-t-elle allongée sur une table de soin, qu'elle se recroquevilla en chien de fusil, refusant tout soin, toute attention. Atticus ne s'en formalisa pas. Elle s'endormit ou sombra dans l'inconscience immédiatement. Maintenant, il pouvait s'occuper d'elle.


***


Atalante ressortit de son combat, sans son filet ni son trident, son subligaculum rouge de sang. Sur un pied de longueur, une grande estafilade s'étalait sur son flanc gauche. Un combat intense. Les secutors étaient bien plus difficiles à prendre au filet que les mirmillons. Le filet glissait sur leur casque profilé. Mais leur angle de vision, restreint à deux trous percés dans le métal qui leur recouvrait entièrement la tête avantageait une gladiatrice aussi mobile et tonique qu'Atalante. Le secutor étouffait sous son casque. Il devait attaquer fort et vite. Atalante avait d'abord lancé son filet, sa dextérité n'avait pas suffi. La fille lui avait échappé. Celle-ci avait ensuite bloqué les dents de son trident avec son glaive et le lui avait arraché des mains. Elle avait pensé sa victoire acquise. Une rétiaire, sans filet, sans trident, sans protection sinon sa manica et son galerus, armé d'un simple poignard, contre une solide secutor bardée de fer protégée par son scutum et armée d'un glaive, n'avait aucune chance.

On croyait le combat joué d'avance dans les coulisses. Les commentaires allèrent bon train. Astarté fronçait des sourcils, Penthésilée sentait le cœur lui manquer, quand Lysippé ricana à l'adresse des gladiatrices qui pensaient déjà la grande rétiaire à genoux.

— On voit que vous ne la connaissez pas, déclara-t-elle d'un ton suffisant.

Ses deux camarades retrouvèrent le sourire. Atalante fit honneur à la confiance que lui témoignait Lysippé. La juliana avait lancé son scutum et, sans que le public ne sût comment cela pouvait-être possible pour quelqu'un d'aussi grand que l'était Atalante, celle-ci passa dessous et se redressa de toute sa haute taille devant la secutor. Elle immobilisa le poignet armé du glaive et planta, par trois fois, son poignard dans la cuisse de son adversaire. Puis, elle passa son bras dans son dos et la maintint fermement serrée contre elle. La fille râla et fléchit sur ses genoux, Atalante l'empêcha de tomber. La secutor lâcha son glaive et leva les doigts vers le ciel en signe de défaite. Atalante la garda contre elle. Néphos laissa tomber son scutum. Atalante glissa sur son côté gauche sans cesser de la soutenir. L'Alexandrine put ainsi s'appuyer sur elle pour soulager sa jambe blessée.

On aurait dit deux camarades. Des sœurs d'armes qui se soutenaient après la bataille. Elles avaient combattu sans concession. Le subligaculum rougi de l'une et la mare sanglante qui commençait à s'étaler au pied de l'autre, ne laissait aucun doute sur la sincérité de leur engagement. Le public accorda la missio. On ne condamnait pas une sœur à égorger sa propre sœur. Atalante leva son poignard et un hurlement sauvage sorti de sa gorge. Un remerciement. Le public le comprit ainsi et elles sortirent sous les applaudissements. Astarté gratifia Atalante d'une tape amicale sur la joue alors qu'elles se croisèrent.

.

La Dace aux larges épaules s'amusa beaucoup. L'hoplomaque contre qui elle était appairée, tenta de lui opposer vélocité et rapidité, mais Astarté se déplaçait aussi vite et aussi légèrement qu'elle. Des passes d'armes rapides, des déplacements vifs, marquèrent la première partie du combat, puis vinrent les violents coups de scutum. Le maudit scutum sur lequel se brisaient les attaques de l'hoplomaque. Le maudit scutum qui transformait le casque de son adversaire en gong. Chaque coup fut bientôt suivi d'un écho.

Boum !

— Ouaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis ! appréciait la foule.

Et quand l'hoplomaque parait à l'aide de sa parma, son bras devenait inutilisable pendant deux à trois secondes. Elle avait touché la Dace plusieurs fois. Des piqûres de moustiques sur la peau d'un éléphant.

Boum !

— Ouaiiiiiiiiiiiiiis !

Esquiver, contrer, jusqu'à l'épuisement. Jusqu'à l'inconscience. L'hoplomaque commença à secouer la tête. Astarté lança une dernière fois son scutum. Elle entendit un cri et l'hoplomaque s'écroula. Aveugle, à genoux, elle tendit sa lance devant elle, se protégea la tête avec sa parma. Ses oreilles bourdonnaient, un voile rouge s'était abaissé sur ses yeux. Astarté s'avança. La baguette de l'arbitre l'arrêta. Elle avait gagné. Le public refusa la missio. L'hoplomaque n'était de toute façon plus en mesure de comprendre ce qui se passait autour d'elle. Épargnée, elle ne serait jamais retournée sur le sable.

.

Lysippé et Penthésilée clôturaient la journée. Les reines des Amazones se battraient ensemble contre deux rétiaires. Une façon de pimenter ce dernier combat entre femmes. Les rétiaires avaient convenu tout en se gardant des coups de s'attaquer tour à tour à chacune des deux reines. De les prendre en tenaille. Leur stratégie aurait pu s'avérer payante si elles n'avaient pas affronté Lysippé et Penthésilée. Elle s'avéra inefficace contre les deux secutors.

Elles ne leur laissèrent aucune chance. Elles se mouvaient avec une trop grande harmonie. Elles écrasèrent la première rétiaire entre leurs deux scutums. Lysippé avait négligé le trident qui lui avait déchiré la cuisse droite. La pointe qui l'avait transpercée n'avait pas brisé son élan. La rétiaire n'avait rien pu faire. Penthésilée l'avait assommée avec le pommeau de son glaive. Restait l'autre qui sautait comme un gardon. Les deux reines la forcèrent à reculer, l'empêchèrent de s'échapper, gardant l'une sa droite, l'autre sa gauche. La fille se retrouva acculée.

Penthésilée attaqua à droite, un coup de scutum dans les jambes, puis recula. Lysippé attaqua à gauche, dévia le trident, trancha sur la hanche, puis recula. Penthésilée revint à la charge. Son scutum atteint la rétiaire au visage, le sang gicla. Elle recula, Lysippé trancha une nouvelle fois et recula.

La fille glissa contre le mur et sa main se leva lentement tandis qu'elle tombait accroupie sur le sable. Les deux reines se reculèrent.

Personne n'était mort. Les filles de la familia sortaient toutes victorieuses de cette dernière semaine de jeux. Les reines des Amazones levèrent leurs glaives vers le ciel.

.

Un cri naquit dans le public, quelque part sur un gradin au milieu de la plèbe. Il fut repris par le gradin du dessus, il atteignit ceux des femmes, qui ne le reprirent pas, sauta par-dessus et fut repris par les esclaves. Il descendit de même dans les gradins du dessous. Atteint ceux des chevaliers qui s'y joignirent, ceux des étrangers qui se retrouvèrent partagés entre complaisance, obséquiosité et offusquement. Passa par-dessus la rambarde qui séparait les sénateurs du reste du monde, des sénateurs qui se garderaient bien de contredire la plèbe. Les vestales restèrent muettes.

L'arbitre se tourna vers la loge impériale. Lysippé et Penthésilée marchaient d'un pas tranquille, elles entendaient des cris, des mots scandés avec force, mais leurs casques leurs rendaient ceux-ci incompréhensibles. Elles se plantèrent devant la loge, attendant qu'on leur amena les deux rétiaires. Les hurlements redoublaient.

Atalante avait entendu, elle s'était relevée et, faisant fi des protestations d'Atticus, elle était partie voir ce qui se passait. Elle retrouva Astarté aux grilles.

— Astarté, qu'est-ce qui se passe ?

Écoute.

Atalante s'approcha. Elle pâlit.

— Elles sont blessées ?

Lysippé, je crois. Penthésilée, je n'en sais rien.

Mais elles ont gagné...

Oui, mais ils s'en foutent.

Les cris heurtaient les oreilles d'Atalante. Le sort leur avait évité aux filles de la familia d'avoir à s'affronter entre elles, elles avaient toutes remporté leur combat et tout à coup, on pipait les dés ?

Penthésilée et Lysippé étaient victimes de leur gloire et de leurs noms. De leur surnom.

— Une seule reine ! Une seule reine ! hurlait la foule démente.

On ne va à l'encontre de la démence. Titus céda.

L'arbitre tapota les casques de sa baguette. Les Amazones les retirèrent. Elles apparurent en sueur, fatiguée, mais heureuses. Elles se sourirent puis, elle aussi entendirent les cris.

On ne célébrait pas leur victoire, on exigeait qu'elles combattent encore. Qu'elles s'affrontent. On réclamait une reine incontestée. Lysippé prit un air sombre, Penthésilée se pinça les lèvres. Elles se jetèrent un coup d'œil et soudain Atticus fut à leurs côtés.

— Ne commettez pas cette bêtise, les prévint-il.

Les deux gladiatrices le dévisagèrent.

— Ils réclameront votre mort, ils n'accepteront jamais que vous refusiez le combat. Battez-vous et arrachez leur une égalité, leur souffla-t-il. Pissez le sang, castagnez-vous, mourrez ensemble ou survivez ensemble.

C'est toi qui nous dis ça, medicus ?

Moi, Herennius, Atalante, Astarté, tout le monde. Je vais vous soigner et j'espère avoir encore à le faire dans un quart d'heure.

Mmm... d'accord. Penthésilée, t'en dis quoi ?

Que je suis sûre qu'aucune de nous deux ne vaut mieux que l'autre, mais que tu es blessée.

Bah... fit Lysippé avec dédain.

Soigne-la bien, medicus, demanda Penthésilée à Atticus.

Atticus nettoya la plaie de Lysippé, étala de la teinture galénique dessus avant de lui bander la cuisse. Il les fit boire. Métrios essuya soigneusement l'intérieur de leurs casques et leur passa sur le visage et sur le corps, comme il l'avait fait pour Aeshma, une éponge imprégnée de lait.

Les deux gladiatrices les remercièrent. Elles regagnèrent le centre de la piste, enfilèrent leurs casques et attendirent le signal. Le public voulait un combat de reines ? Elles leur en donneraient un.

Il en obtint un.

Un choc de titans.

Douze minutes intenses, brutales, impitoyables, sanglantes qui laissèrent les deux secutors sans souffle, sans force, sans plus aucune pensée cohérente. Complètement hébétées. Douze minutes. Les spectateurs n'en avaient espéré que cinq, tout au plus six. Douze minutes et elles étaient encore debout. Debout, mais incapables de se mouvoir. Penthésilée leva son glaive. À mi-chemin, il pesa tant, que son bras retomba le long de sa cuisse. Lysippé fit un pas vacillant et s'arrêta. Un de plus et elle tombait. L'arbitre agitait vainement sa baguette devant les gladiatrices, aucune ne réagissait. Il eut soudain peur de les approcher. Il appela des servants à son aide. Mais les deux gladiatrices s'étaient remises en marche. Elles se rentrèrent dedans. Le public tendait les bras, implorait la fin du combat, la grâce des deux reines, un règne partagé. On pleurait dans les gradins.

Gaïa comme certains étrangers assis dans les tribunes qui leur étaient réservées conspuaient en silence l'étrange folie de la plèbe romaine, versatile et cruelle. Julia restait confondue par les pleurs et les lamentations, par l'hypocrisie collective. L'inutilité de tels spectacles au cours desquels des gens qui tentaient de dépasser leur condition d'esclaves servaient de défouloir à une plèbe oisive et frustrée.

Les munus avaient pris à Rome une dimension perverse que la jeune femme ne leur avait jamais connue. Était-ce parce que les jugulas s'étaient succédées ? Parce que Titus avait bassement donné le droit aux spectateurs de s'adonner à encore plus de bassesse ? Parce qu'elle connaissait personnellement des gladiateurs qui s'étaient battus ? Parce que Marcia était gladiatrice ? Parce que Gaïa aimait une gladiatrice ? Ou parce que ses yeux s'étaient ouverts sur une vérité ? Avait-on le droit, sous prétexte qu'un gladiateur avait librement choisi de combattre sur le sable, qu'il était un réprouvé, un esclave ou un meurtrier, d'égorger un homme ou une femme pour le plaisir ? Fallait-il comme Aeshma et ces deux secutors se couvrir de sang et mourir d'épuisement pour attendrir le cœur de la foule et avoir une chance d'échapper à une mise à mort qui mouillait l'entrecuisse des femmes et durcissait celle des hommes ? Le jeu tournait au voyeurisme pervers. Elle aurait aimé saluer les deux gladiatrices qui s'étaient lardées de coups d'épée pour arracher une égalité qu'elles n'auraient jamais dû avoir à défendre. Julia aurait aimé leur exprimer son estime. Les gladiatrices ne méritaient pas l'opprobre du public, ni leur mépris, ni leur désir pervers. Elles méritaient son respect. La jeune femme se sentait coupable. Assise dans la loge impériale, elle cautionnait ce qui au fond, la révoltait. Elle était abjecte. Heureuse et fière pourtant que les gladiatrices qu'elle connaissait fussent unies et entretinssent des liens solides. Qu'elles se retrouvassent ensemble et se soutinssent. Toutes. Toutes sauf une. Une à qui elle devait la vie, à qui elle devait que Gaïus et Quintus fussent en vie. Une victime collatérale qui ne bénéficiait d'aucun soutien, d'aucune protection. Une gladiatrice à sauver.

.

Enlacées, Lysippé et Penthésilée ne tenaient debout que par la pression que leurs deux corps exerçaient l'un sur l'autre. Atticus et Herennius furent envoyés pour les séparer et les aider à rejoindre les coulisses. Ils leur retirèrent leurs casques et leurs fronts tombèrent sur l'épaule qui leur faisait face.

— Égalité ! Égalité ! braillait la foule.

Vous avez gagné ! leur cria Herennius pour dominer le vacarme environnant.

Les deux jeunes gladiatrices levèrent la tête et se reculèrent assez pour pouvoir se regarder. Lysippé sourit. Penthésilée se contenta de la regarder.

— On va vous aider, les rassura Atticus.

Non, ça ira, refusa Lysippé.

Elle lâcha son scutum et s'accrocha à sa camarade. Penthésilée tendit son glaive à Herennius, passa un bras derrière le dos de Lysippé et sa main se referma sur sa ceinture. Lysippé l'imita, mais sa main se plaça plus haut sur le corps de sa camarade, juste sous la poitrine. Penthésilée leva difficilement son scutum, Lysippé son glaive.

— Il faut qu'on aille jusqu'à la loge impériale ? demanda-t-elle

Non, intervint l'arbitre. L'Empereur a confirmé la sentence du public.

Et les rétiaires ?

Elles ont eu la missio par défaut.

On fait quoi ?

Vous sortez.

Bon...

Elles firent quelques pas hésitant. Penthésilée se plaignit de ne plus rien voir. Les caligaes de Lysippé creusaient de profondes ornières irrégulières dans la couche de sable. Herennius se plaça à côté d'elle et la soutint. Il la soulevait pratiquement du sol. La gladiatrice abandonna son glaive et prit appui sur l'épaule du doctor. Atticus se plaça de la même façon à côté de Penthésilée. La gladiatrice n'arrivait pas à apaiser les battements de son cœur ni à maîtriser sa respiration. Le medicus lui donna le rythme. L'amphithéâtre célébrait la sortie des dernières gladiatrices. Musique, sonneries, pluie de sesterces, d'as, de deniers, de fleurs, de bijoux, de bouts de pain, de fèves, de raisins secs, de noix, d'acclamations et de chansons. Les deux rétiaires se traînaient derrière, encore à demi-assommées par les coups qu'elles avaient reçus à la tête.

Les ultimes héroïnes de l'arène sortaient étrangères à leur gloire. L'immense construction, les cinquante mille spectateurs, les cadeaux qui pleuvaient, les acclamations ?

Il ne restait rien, excepté le sable blond qui leur paraissait avoir perdu sa couleur d'origine. Rouge, il était rouge.

— Pourquoi le sable est rouge ? murmura Penthésilée.

Il crache du sang, lui répondit faiblement Lysippé.

Pourquoi ?

Il en a trop bu, expliqua encore Lysippé avant de s'alourdir contre sa camarade et Herennius.

On arriva à temps pour enlever Penthésilée qui venait de sombrer aussi. Herennius souleva Lysippé entre ses bras. Il se retourna un instant. Les servants avaient déjà ratissé le sable. Il était aussi blond que quand les vagues des mers lointaines venaient mourir sur les rivages qu'il recouvrait. Il buvait le sang comme il avait bu l'eau salée, mais il en garderait à jamais le goût. Qu'il eût été celui des lâches ou celui des braves.

Herennius s'enfonça dans l'ombre des coulisses son fardeau dans les bras, la tête de Lysippé reposait contre son épaule et une grande tendresse l'envahit. Il aimait ses gladiateurs. Certains plus que d'autres, mais ils les aimaient et tous avaient payé leur tribut de sang et de douleur au cours de ces jeux. Il avait perdu beaucoup de gladiateurs. Trop.

— Ne meure pas, Lysippé. S'il te plaît, ne meure pas, murmura-t-il à l'oreille de la jeune gladiatrice inconsciente.


***

NOTE DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : Hoplomaque et mirmillon, reconstitution de combat. 

Néphos appairée à Atalante dans le chapitre précédant et Astarté dans celui-ci  portent des armes plus longues que celle figurée dans cette reconstitution. Un glaive court plutôt qu'une dague.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top