Chapitre XCIII : Le combat des thraces
La dernière semaine des jeux offerts par Titus pour l'inauguration de l'amphithéâtre Flavien arriva. Marcia rongeait son frein. Blessée, elle ne pourrait jamais retourner à Subure avant la fin officielle des jeux et son humeur s'en ressentait. Mais elle eut d'autres sujets d'inquiétude ou de fierté auxquels penser.
Les gladiatrices couvrirent, une fois de plus, le ludus de gloire. Une gloire qui échue tout d'abord aux filles engagées le quatrième jour avant la fin des célébrations.
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Enyo reçut les félicitations bougonnes d'Aeshma qui l'obligea pendant ses soins à lui raconter dans les détails son affrontement avec la mirmillon d'Alexandrie.
— Sans vantardises, sans fioritures inutiles et sans mensonges ni omissions, exigea la meliora. Et d'abord, tu vas m'expliquer comment tu as pu te laisser découper comme un morceau de lard.
Mais deux soirs après, alors que la familia fêtait les vainqueurs, Aeshma leva son gobelet en direction de la jeune thrace. Enyo la connaissait assez pour apprécier comme elle le devait ce discret hommage. Il n'échappa pas à Sabina qui réclama les mêmes félicitations que la jeune thrace. Aeshma leva les yeux au ciel d'exaspération, mais un sourire indulgent et heureux releva le coin de ses lèvres. Sabina hurla de joie et célébra le palus du sanglier au travers d'un poème épique qui rappela aux orientaux leurs terres natales. Ishtar qui avait grandi sur les rives du lac de Galilée, mêla bientôt sa voix à la sienne. Anémios venu d'on ne savait trop où, se joignit aux deux gladiatrices. Même s'il n'avait aucune idée de ce que pouvait être ce palus du sanglier, il saisit l'idée d'un palus mythique réservé à des gladiatrices de légende, placé sous la protection d'un dieu celte. Il n'avait jamais vu de sangliers et ses vers décrivirent une bête monstrueuse dotée d'une force colossale, de griffes d'airain. Une bête qui crachait du feu et volait aussi haut que les grands oiseaux qui traversaient le ciel de son enfance deux fois par an. Plus tard, dans la nuit, Germanus lui souffla qu'il lui faudrait admirer le corps d'Aeshma le surlendemain. Anémios en resta bouche bée. Germanus fut pris d'un incontrôlable fou rire et interpella Aeshma qui se tenait de l'autre côté de la table.
— Aeshma ! Ton corps de rêve laisse Anémios sans voix !
La Parthe lança un regard noir au pauvre Anémios, ce qui déclencha l'hilarité définitive de Germanus. Gallus vint au secours du pauvre gladiateur.
— Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
— Que je devrais admirer le corps d'Aeshma dans deux jours.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas, il disait que je ne connaissais pas les sangliers. Ce sont des parasites ?
— Non, s'esclaffa à son tour Gallus. Ça ressemble un peu au porc, en plus sauvage, plus poilu et nettement plus dangereux. Germanus avait peint un sanglier sur le dos d'Aeshma pour l'amazonachie. Je crois qu'il a prévu de lui en peindre un nouveau après-demain.
Galini riait. Elle lança même une plaisanterie à la farouche Parthe. Une histoire obscure à propos de compagnies, de femelles dominantes qui se partageaient le pouvoir et de marcassins qui les suivaient en grognant de fierté. Aeshma avait secoué la tête à l'écoute de son discours décousus prononcé d'une voix pâteuse et hésitante. Galini, pourtant plutôt sage, buvait sans complexe, assurée de bénéficier de la protection de Marcia si elle sombrait dans les vapeurs du vin trop fort. Elle avait écrasé la thrace qui lui avait été opposée lors d'un très joli combat.
Joli.
Joli combat.
Ces deux mots la transportaient de bonheur et de fierté, parce qu'elle avait eu le plaisir de croiser Astarté dans les coulisses et que la Dace aux larges épaules qu'elle n'avait même pas remarquée, l'avait interpellée pour lui lancer un bref :
— Joli combat, Galini.
Elle avait disparu aussitôt après. Galini avait voulu savoir si Atalante et Aeshma l'avaient vue. Mais les deux melioras n'avaient pas bougé de l'infirmerie improvisée et s'étonnèrent même de la présence de la Dace. Celle-ci combattrait le même jour qu'elles, elle n'avait donc aucune raison d'être présente à l'amphithéâtre ce jour-là.
Galini avait fantasmé, espéré que sa meliora était tout spécialement venue pour assister à son combat. Après son sixième gobelet de vin, elle en était persuadée.
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Et puis, vinrent les derniers affrontements auxquelles participerait la familia de Sidé. L'entrée sur le sable d'Aeshma, d'Atalante, d'Ajax, de Germanus et des reines des Amazones. D'Astarté.
Deux gladiateurs seulement étaient engagés. Astyanax n'avait retenu que les meilleurs pour les deux jours de clôture. Les vedettes, les favoris du public. Euryale et Ametystus avaient durement reçu le message. Eux, si fiers de leurs performances, si sûrs de leur valeur, n'appartenaient pas à la caste des champions. Une cruelle désillusion que personne ne se permit de relever. Ister avait été programmé lors de la dernière semaine et pas Ametystus ? Héraclidès et pas Euryale ? Si on pouvait soupçonner les raisons qui avaient conduit Ister à être choisi plutôt qu'Ametystus, rien ne justifiait le choix d'Héraclidès. Il n'avait même pas gagné son combat.
— Héraclidès était auctoratus. Il était moins bon que toi, mais le public réclamait un auctoratus.
Une piètre consolation pour le thrace blessé dans son orgueil de melior.
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Ajax et Germanus tinrent leur place de champion. Ajax avait paru doubler de taille et de puissance. Germanus d'agilité et de souplesse, tant et si bien que quelques spectateurs avertis, l'associant à Sabina, crièrent leur joie en le rebaptisant Brisès, du nom du père et du frère de celle qui avait conquis le cœur d'Achille sous les murs de Troie. Germanus eut pu en prendre ombrage d'être ainsi associé à une gladiatrice, il en retira une immense fierté. Il admirait Sabina qui avait accédé au premier palus de longues années avant lui. Sabina avaient été son mentor dans l'armatura des hoplomaques. Lucanus n'avait jamais été avare de conseil, Germanus avait toujours apprécié le secutor et beaucoup de ce qu'il savait lui avait été enseigné par les deux meliores. Qu'on lui attribuât une parenté avec la gladiatrice lui parut être un honneur insigne. Sabina abhorrait le surnom qu'elle avait gagné lors de l'amazonachie. Il était prêt à changer de nom en hommage aux deux meliores, à reprendre à son compte leur histoire, à délester Sabina du poids d'une mise en scène qui l'avait blessée. Germanus célébrerait son admiration et son respect. L'histoire aussi d'une amitié sincère. Si Sabina y consentait, il demanderait à Téos de prendre un nouveau nom. Brisès, père ou frère, n'avait ployé que devant Achille. Lucanus. Mais le héros n'était plus. Germanus porterait son souvenir et célébrerait sa gloire.
De leur côté, les filles avaient frôlé le drame.
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Atalante passerait après Aeshma et Astarté. Elle n'aurait pas à égorger une camarade, mais son adversaire possédait une bague dont la cornaline s'ornait du corps d'un sanglier. Une bague qui l'attendait chez le joaillier de Marcia. Elle ne la porterait jamais si la grande rétiaire l'égorgeait. Aucun gladiateur n'avait depuis le début de la semaine échappé à la jugula. Titus avait offert au public ses droits de munéraire et celui-ci, avide de sang et de morts stoïques aussi bien qu'héroïques, se complaisait à condamner tous les perdants. Toutes les perdantes. Enyo, Sabina et Galini avaient égorgé leurs adversaires tout aussi bien que l'avaient fait leurs camarades.
La fille avait amicalement salué Atalante dans les coulisses. Elle se nommait Néphos. La nuée.
— Ça ne me fera pas plus plaisir qu'à toi, mais si je dois t'égorger, je le ferai sans hésiter, déclara-t-elle à la jeune Syrienne comme si elle avait lu dans ses pensées.
Aeshma qui arrangeait sa manica de cuir, avait grommelé qu'elle se montrait bien présomptueuse.
— Je ne t'aurais pas dit autre chose, lui lança l'Alexandrine.
— Trop gentille ! ironisa Aeshma. Mais décidément trop présomptueuse.
Atalante lui envoya une bourrade.
— Quoi ?! râla hargneusement la jeune Parthe.
— Vraiment, Aeshma... souffla Atalante.
— Quoi, vraiment ? Tu penses vraiment que tu vas lui laisser une chance ?
— Pff... souffla Atalante d'un air découragé. Parfois, je me demande si tu ne le fais pas exprès.
— Exprès quoi ?
— D'être aussi bornée.
Aeshma ne comprenait toujours pas. L'Alexandrine avait, d'une façon ou d'une autre, senti les réticences d'Atalante. Elle avait simplement voulu lui exprimer qu'elle comprenait, qu'elle acceptait, que leur combat serait honnête et loyal, et qu'elle ne regretterait rien. Aeshma avait pris sa déclaration au premier degré. Elle avait aussi défendue Atalante, elle avait craint que celle-ci combattît en deçà de ses capacités. Elle avait voulu replacer Atalante à la place qui était la sienne. Au sommet de la pyramide. Aeshma s'apprêtait à enfiler son casque. Atalante se tourna brusquement vers elle.
— Attends !
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Je veux regarder un truc.
— Quoi ?
Atalante la dévisagea très sérieusement. La physionomie d'Aeshma glissa quand les lèvres de la grande rétiaire commencèrent à s'étirer vers le haut.
— Atalante, la mit-elle en garde.
Mais en face d'elle, le sourire grandissait, il mangea les joues, remonta les pommettes, envahit le regard d'Atalante qui se mit à pétiller de joie. Astarté arrivait à grand pas souple. Elle surprit la physionomie de sa camarade, reconnut la stature d'Aeshma qui lui tournait le dos.
— Atalante ! Raconte ! exigea-t-elle.
Aeshma fit brusquement volte-face et posa un doigt menaçant sur la poitrine de la Dace aux yeux dorés.
— Astarté, tu ne vas pas t'y mettre toi aussi. Déjà, je ne sais même pas comment ton laniste a pu te laisser combattre.
— Il a foi en moi. Et si tu veux savoir, j'ai bénéficié des soins d'un medicus exceptionnel, son génie a soufflé celui du ludus de Capoue. Pas vrai, Cynthia ?!
La Thrace qui se tenait appuyée contre un mur blêmit.
— Tu sais, dit Astarté s'adressant toujours à elle. J'ai bénéficié de la main experte du disciple préféré du meilleur medicus de tout l'Empire. Et toi, Cynthia, tu vas bénéficier de la même main experte, mais d'une autre manière. Elle m'a sauvé la vie, elle va te donner la correction de ta vie. Tu as été témoin de ses talents en médecine, tu vas enfin savoir ce qu'est une thrace d'exception. T'as intérêt à lui offrir un beau combat. Si tu sais faire ça, je te pardonnerai peut-être ta trahison.
— Astarté... commença Cynthia.
— Je te donne une chance, Cynthia, la coupa la Dace. Je considère Aeshma comme l'une des meilleures gladiatrices que je n'ai jamais croisée, la meilleure thrace. J'ai combattu plusieurs fois contre elle. La dernière fois, on nous a accordé une égalité et il a fallu quatre gladiatrices pour nous aider à quitter le sable. Bats-toi honorablement et j'efface ta dette. Réclame-la-lui, Aeshma, fais-la payer.
— Tu peux compter sur moi, assura la jeune Parthe.
Cynthia l'observa. La Gladiatrice Bleue. Une légende. Une meliora. Comme elle. Rien de plus. Rien de moins. Elle était petite, bien plus petite qu'elle ne l'avait imaginé et très fine. Les légendes étaient peuplées de morts. Les légendes n'étaient souvent que des fariboles. Cynthia avait commis une erreur. Elle s'était acoquinée avec des ratés. Pas un des gladiateurs qui avait agressés Astarté n'avait dépassé le second palus. Si elle avait su... Et l'homme qui lui avait tant fait de promesses n'était jamais revenu la voir. Quant au si fringuant jeune auctoratus qui l'avait séduite... Elle avait hurlé quand elle l'avait retrouvé sur son grabat le visage en sang, le nez coupé. Astarté lui faisait peur, mais sur le sable, Cynthia ne craignait personne.
— Bon, et sinon, qu'est-ce qui te met tant en joie chez la terrible Gladiatrice Bleue, Atalante ? ironisa Astarté très curieuse en se retournant vers la grande rétiaire.
— Non, mais vous... protesta la jeune Parthe.
— Chut, Aesh... fit Atalante en lui posant deux doigts sur les lèvres
— Laisse ton aînée parler, exigea Astarté mi-sérieuse, mi-amusée.
— Ous jêtes blebleu... grommela Aeshma sous les doigts fermes de la grande rétiaire.
Lysippé et Penthésilée retenaient une franche hilarité car elles ne voulaient pas gâcher leur chance d'entendre ce qu'allait déclarer la grande rétiaire. C'était la seule avec Marcia, parfois avec Sabina, à se moquer ouvertement d'Aeshma et de son mauvais caractère, et surtout, à ne pas en subir les conséquences.
— Je pensais simplement à ce que nous avait raconté Xantha.
— Ata... se renfrogna encore un peu plus Aeshma.
— Astarté, tu te souviens d'Aeshma quand tu es arrivée au ludus ?
— Mouais...
— Qu'est-ce que tu en avais pensé ?
Astarté s'égaya, Atalante lui donnait l'occasion de se moquer gentiment d'Aeshma. Elle se sentit soudain merveilleusement bien. Elle avait accepté et compris le pardon de Marcia, elle vouait une reconnaissance éternelle à Aeshma d'avoir permis que ce fut possible. D'avoir officialiser publiquement leur expiation. D'avoir sauvé le cœur de Marcia, de la garder pure et innocente.
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Après la cérémonie, Astarté avait retrouvé la jeune fille aussi sereine qu'auparavant. Astarté en concevait une immense admiration pour Marcia, une immense considération. Celle-ci l'avait même remerciée d'avoir accepté son pardon, de lui avoir apporté la paix. Elle avait tendu son bras à Astarté et elle lui avait déclaré, les yeux dans les yeux, qu'elle l'aimait toujours et qu'elle ne renierait jamais ni l'amour qu'elle avait éprouvé ni l'amour qu'elle éprouvait toujours pour la grande Dace, et que ce qui était valable pour Astarté, l'était également pour Aeshma. La grande Dace n'avait rien répondu. Marcia savait. Ensuite, Marcia était rentrée au ludus, Aeshma aussi. Astarté était restée seule à la villa. Les dominas s'étaient montrées attentionnées et la jeune Néria avait veillé sur elle avec compétence et une extrême gentillesse. La jeune esclave lui avait déclaré qu'elle n'oublierait jamais qu'elle devait la vie à ceux qui s'étaient battu sur l'Artémisia : la domina, Marcia, les gladiateurs, les gardes, les marins, le capitaine du navire marchand, tous. En quittant la villa, Astarté l'avait chaleureusement remerciée pour son attention, Néria lui avait répondu qu'elle ferait n'importe quoi pour la domina et plus encore pour une amie d'Aeshma.
Astarté s'était retrouvée isolée au ludus Vestitus. Son laniste l'avait couvée comme un poussin. Son doctor veillait sur elle comme un trésor. Elle dormait dans la chambre du doctor, elle y prenait ses repas avec lui ou dans les appartements du laniste. Elle ne pouvait même pas aller se détendre dans un lit accueillant. Son doctor l'aurait sévèrement tancée et traitée d'imbécile. Les règles d'Astarté lui interdisaient de séduire les doctors et les lanistes, les deux seuls personnes avec qui elle avait réellement passé du temps avant son dernier combat. Elle remâchait sa frustration et l'évacuait discrètement quand le souffle du doctor s'alourdissait la nuit. Elle n'avait jamais eu recours à ce genre de pratique. Elle détesta. Physiquement ce n'était pas trop mal, mais Astarté appréciait ses partenaires, elle aimait sentir leurs corps, son pouvoir sur eux, leurs paumes de mains douces ou brutales sur sa peau, elle aimait embrasser et caresser, donner du plaisir et en prendre. Tout ce qui lui fit cruellement défaut.
Ses camarades lui manquèrent plus encore. Ses véritables camarades. Ceux avec qui elle n'aurait pas eu besoin de dormir avec le doctor ou de manger toujours seule. Eux, auraient veillé sur elle, ils l'auraient protégée, gardée de toute tentative d'agression. Qui mieux qu'Aeshma, Atalante, Marcia, Ajax, le gentil Gallus, Germanus, Sabina, Marcia et la courageuse Galini pourraient assurer ses arrières sans qu'elle eût constamment besoin de se tenir en alerte ? Confiance et estime définissaient leurs relations. Parfois, bien plus que cela. Mais elle était partie, elle les avait tous quittés, que cela ne fût pas son choix n'avait aucune importance. Astarté ne partageait plus leur vie depuis un an et demi, elle ne savait plus rien de leurs joies, de leurs victoires, de leurs frustrations, de leurs combats, des haines et des amitiés qui se nouaient et se dénouaient. Chloé et Gyllipos ne la distrayaient plus de leur bavardages pendant ses bains et ses massages. Elle était devenue une étrangère.
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Et là, tout à coup, Atalante la réintégrait dans sa familia. Plus, elle lui montrait qu'elle ne l'avait jamais quittée. Elle réfléchit un moment.
— Je me souviens d'une petite fille, minuscule, de sa tête de cochon grognon.
Lysippé se mit à pouffer. Atalante empêcha Aeshma se retourner vers elle.
— Je me demandais qui ça pouvait être, continua Astarté. Après, j'ai assisté à un entraînement. Une séance de pancrace. Je me suis dit que ce n'était pas une débutante et qu'elle savait utiliser sa taille à son avantage. En fait, j'étais soufflée. Je n'avais jamais vu de filles se battre. Elle était géniale à mes yeux, mais tellement jeune et tellement petite que j'avais du mal à la prendre au sérieux.
— Elle était mignonne ? demanda Atalante.
Astarté s'esclaffa :
— Ouais, surtout qu'après, je ne sais pas pourquoi, Herennius l'a prise pour lui et qu'il l'a éclatée ! Elle se relevait à chaque fois et lui fonçait dessus. Elle était furieuse et suait la colère par tous les pores de sa peau, et elle rebondissait comme une balle sur Herennius qui lui faisait à chaque fois des reproches. C'était, je crois, le truc le plus drôle que je n'avais jamais vu de ma vie. Je l'ai trouvée courageuse, mais si bêtement hargneuse et obstinée.
— Voilà ! rit Atalante. Exactement, ce que disait Xantha qui était déjà gladiatrice quand Aeshma est arrivée au ludus. Je ne me souviens pas de toi comme cela, Aesh, mais là, maintenant, je vois absolument comment les autres te percevaient. Tu n'as pas vraiment changé en fait, tu es toujours aussi mignonne ! Aussi mignonne qu'un petit marcassin qui fouille la terre en grognant d'impatience et de contrariété !
Penthésilée, moins facétieuse que Lysippé, la frappa pourtant d'une grande claque sur l'épaule tellement elle riait. La déclaration de Xantha avait fait le tour des gladiatrices, au moins de celles qui avaient été intégrées au palus du sanglier.
Les gladiatrices étrangères au ludus de Sidé, s'étonnèrent d'une si franche bonne humeur alors que le munus s'annonçait sanglant. Ces filles ne ressortiraient peut-être jamais sur leurs deux pieds de l'arène et elles riaient comme des enfants ignorants les dangers qui les guettaient, les épreuves, que toute leur vie, ils devraient endurer.
Cynthia découvrait la Dace qu'elle avait trahie sous un autre jour. Astarté lui avait toujours paru joyeuse et avenante. Mais pas comme cela. Astarté n'avait jamais parlé du ludus au sein duquel elle avait été formée.
À Rome, elle avait seulement exprimé sa confiance absolue envers ses anciennes camarades quand elle avait su qu'elles participaient comme elle à l'amazonachie. À ceux qui s'inquiétaient, elle avait répondu qu'elles ressortiraient vivantes et triomphantes. À ceux qui exprimaient encore des doutes, elle avait déclaré que rien ne ferait plier les filles du ludus de Sidé. Que leur laniste avait engagé ses meilleurs gladiatrices et qu'elles balaieraient les hommes. Qu'il en avait toujours été ainsi dans les affrontements de groupes et qu'elle ne voyait pas pourquoi cela changerait. Seules ces filles savaient se battre en équipe, les gladiateurs ne savaient pas. S'ils croyaient avoir le dessus, ils déchanteraient vite.
Elle n'avait mis aucune passion dans ses déclarations, elle avait exposé les faits comme une vérité qui ne pouvait être contestée. Elle avait eu raison. Aucun gladiateur n'avait survécu. Quinze gladiatrices s'étaient dressées vivantes au pied de la tribune impériale. Astarté repoussa le menton d'Aeshma d'un poing amical et taquin, et Atalante lui passa un bras autour des épaules en riant. Une grande complicité transpirait entre elles, une complicité qu'Astarté n'avait partagée qu'avec Lucanus au ludus de Capou. Cynthia avait toujours pensé qu'Astarté l'aimait bien, elle l'avait cru aussi très proche de certains membres du ludus. Une illusion. Seule sa complicité avec Lucanus avait été réelle. Jamais la grande Dace n'avait montré autant de familiarité avec des gladiateurs. Cynthia se demandait si elle avait couché avec toutes les filles présentes ce jour-là : les deux secutors qu'on présentait comme les reines des Amazones, la Gladiatrice Bleue et la grande rétiaire. Elle réalisa que coucher avec Astarté ne signifiait pas grand-chose. Cynthia avait partagé trois fois sa couche et jamais la Dace ne s'était montrée aussi amicale envers elle. Jamais elle ne lui avait manifesté la confiance qu'elle arborait avec les filles de Sidé. Astarté n'avait jamais accepté qu'on la prît par les épaules comme le faisait avec un grand naturel la fille avec qui elle riait de la Gladiatrice Bleue. Et ce coup de poing ? Personne ne savait qui était Astarté à Capoue, personne ne la connaissait et aucune des filles du ludus de Sidé qu'elle voyait devant elle, Cynthia en était persuadée, qu'elles eussent couché ou pas avec Astarté, ne l'auraient trahie aussi bassement que ne l'avait trahie Cynthia.
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La Thrace entra sur le sable, décidée à se racheter et à gagner. Elle montrerait à Astarté qu'elle valait mieux encore que sa camarade de Sidé, mieux que la Gladiatrice Bleue. Le public avait scandé son nom au cours de la pompa, il avait hurlé son nom quand plus tard, elle était entrée sur le sable. Ignoré celui de Cynthia. Il l'acclamerait pourtant quand elle aurait égorgé la thrace de Sidé.
Astarté avait prévenu Aeshma que Cynthia était brutale et très puissante. La jeune Parthe avait soufflé, contrariée qu'Astarté pût, ne serait-ce que le temps d'un battement de cils, s'inquiéter pour elle, mais elle reconnaissait que la Thrace était dangereuse et extrêmement vicieuse. Pas étonnant qu'elle eût trahi Astarté, elle était aussi pourrie qu'Ister.
Mais nettement meilleure que lui sur le sable.
Le combat fut acharné et difficile. Les juges à la demande du public firent durer le plaisir. Par trois fois déjà, les deux thraces avaient bénéficié d'une pause. Elles avaient été soignées et elles avaient bu et mangé. La troisième fois, elles accusaient toutes les deux des signes inquiétants de fatigue et de déshydratation. Quand Atticus retira son casque à Aeshma, il la découvrit le visage en sueur, les yeux hallucinés et les cheveux trempés. Métrios s'empressa de passer une éponge imprégné de lait sur son visage et sur son corps. Atticus l'encouragea à boire. La jeune Parthe fit une grimace quand elle goûta la posca atrocement acide. Elle ne reconnut même pas le goût habituel de la boisson.
— Bois, Shamiram, c'est un mélange spécial. Il te désaltérera et te redonnera de l'énergie.
— J'ai faim.
— Je t'ai apporté des abricots, mais n'en mange pas trop et mâche lentement.
Aeshma hocha la tête. Elle se concentra sur sa mastication tandis qu'Atticus soignait ses différentes blessures. Deux au torse, une au bras gauche. Il espérait que le combat s'achèverait bientôt. L'adversaire d'Aeshma ne lâchait rien, la Parthe se battait pied à pied. Parfois, en les regardant, il retrouvait l'attitude qu'avait Aeshma quand elle se battait contre Atalante ou contre quelqu'un à qui elle reprochait une faute qu'elle estimait grave. Aeshma ne s'était ainsi battu sur le sable que face à Atalante ou Astarté, jamais avec personne d'autre. Pourquoi cette fille de Capoue excitait-elle autant la vindicte ou l'intérêt de son élève ? Le lituus et les cornus appelèrent au combat. Un combat âpre et violent, rythmé par des ahans de bûcheron si sonore qu'ils s'entendaient du plus haut des gradins. Cinq minutes de coups et d'esquives, de bonds en avant et de sauts en arrière. Et enfin, la baguette miraculeuse de l'arbitre qui sépare les deux gladiatrices. Une nouvelle pause.
— C'est pas vrai ! souffla Atticus désespéré.
— Atticus, l'appela Atalante. Attends ! Tu peux transmettre un message pour moi à Aeshma ?
Atticus se mâchonna l'intérieur des lèvres. Quel qu'il fut, Atticus savait que la grande rétiaire saurait trouver les mots dont avait besoin Aeshma si, comme il le pensait, elle frôlait l'épuisement. Cinq manches. Le public délirait. On ne demandait pas cela à un gladiateur, c'était humainement impossible, même pour des athlètes surentraînés comme ils l'étaient. Même pour Aeshma.
— Tu lui transmettras toi-même, tu m'accompagnes, décida-t-il. Tu porteras la posca.
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Gaïa regrettait d'avoir répondu à l'invitation de l'Empereur. Elle sentait peser l'épaule réconfortante de Julia contre elle, mais elle ne suffisait pas à la soulager de son angoisse.
« Tu tueras encore. Tu es gladiatrice. Tu perdras d'autres camarades. »
Toutes ces affirmations alors qu'Aeshma reposait nue entre ses bras, que la jeune gladiatrice s'inquiétait du sort d'Astarté et du futur de ses camarades. Ce que Gaïa avait pu se montrer stupide ! Elle abhorrait la sagesse et toute la pensée stoïcienne. Elle n'avait pas songé alors que sa dernière phrase, elle aurait pu la dire à Marcia en parlant d'Aeshma. Elle n'avait aucune envie de voir la gladiatrice se faire égorger devant elle, que sa mort fut glorieuse ou pas. Elle la voulait vivante et solide à ses côtés. Lui avoir réservé une place dans son cœur ne lui suffisait pas. Elle voulait plus. Pourquoi Aeshma n'avait-elle pas accepté sa proposition à Alexandrie ?
— Vous avez peur pour votre favorite, Gaïa ? lui lança perfidement Marcus Flavius.
— Elle n'a pas à avoir peur, intervint Claudius Pera. Pour l'instant, la victoire lui est acquise. Son adversaire se défend admirablement, mais la Gladiatrice Bleue la surpasse largement.
— Si c'était réellement le cas, le combat serait fini depuis longtemps.
— C'est ridicule. La Gladiatrice Bleue avait déjà le dessus à la première pause. Elle a touché bien plus de fois et elle s'est montrée très brillante.
— Mais elle n'a pas obtenu une victoire définitive.
— Évidemment, l'autre se bat avec l'énergie du désespoir.
Sans le savoir Claudius Pera avait parfaitement saisi le drame qui se jouait sur le sable. La coupable faisait face à son Érinye. Elle faisait tout pour lui échapper et le public prolongeait l'affrontement.
— La victoire ira à la plus résistante. La cinquième manche sera décisive, assura le sénateur.
— Si elles ne s'écroulent pas avant, rétorqua Marcus Flavius.
Astyanax s'était penché à l'oreille de Titus. On faisait rarement combattre aussi longtemps des gladiateurs.
— Les jeux se clôtureront demain, dit l'Empereur. Laissons le public s'amuser. La Gladiatrice Bleue n'est victime que de son succès et de l'engouement qu'elle suscite. Je crois que ses peintures plaisent aux spectateurs, qu'elles répondent à son goût pour l'exotisme et les pratiques barbares. C'est un joli combat, passionnant même.
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Atalante tendit la gourde à Aeshma.
— Fais-la boire, lui conseilla le médecin.
Elle présenta l'embouchure de la gourde aux lèvres de la jeune Parthe. Aeshma but longuement et son regard récupéra peu à peu l'acuité qui l'avait déserté depuis qu'elle s'était assise.
— Aesh ?
— Ata ? Qu'est-ce que tu fais là ?
— Elle avait un conseil à te donner, lui expliqua Atticus. J'ai préféré qu'elle te le donne de vive voix. Je me suis dit que tu l'écouterais mieux que moi.
— Ah...
— Aeshma ? l'appela doucement Atalante.
— Ouais ?
— Dis-moi comment tu sens.
— Je suis morte. J'en peux plus. Je sais qu'elle est aussi épuisée que moi, je sais que je suis la meilleure et que j'aurais déjà dû gagner, mais elle ne veut pas s'avouer vaincue, elle ne lâchera jamais le morceau. Je me battrais jusqu'à l'écraser sous mon pied, mais... euh... j'en peux plus, Ata, avoua la jeune Parthe d'un ton las. Je ne sais même pas comment elle tient encore debout.
— Elle a peur.
— On perd toujours dans ces cas-là, on ne tient pas quatre manches face à un adversaire plus fort que soi.
— Ce n'est pas de toi qu'elle a peur.
— De quoi alors ?
— Si je ne me trompe pas, elle sait qu'elle a mal agi. Elle veut se racheter aux yeux d'Astarté. Lui montrer qu'elle n'est pas la fille lâche qu'Astarté pense qu'elle est.
— C'est une salope ! cracha Aeshma vindicative.
— Peut-être, mais ça ne change rien. Tu dois tenir si tu n'arrives pas à la mettre hors de combat. De toute façon, même pour ça, il va falloir que tu trouves en toi les ressources nécessaires pour tenir et la coincer.
— ...
— Aesh, tu te rappelles, la vanne de Septimus quand nous sommes arrivés à Rome ?
— ...
— Qu'il courrait cinquante milles parce que Marcia l'avait embrassé sur l'épaule ?
— Mmm, une grosse vantardise.
— Tu ne t'es pas gênée pour lui dire et il t'a répondu que tu ne tiendrais pas plus que lui la distance.
— Ouais.
— Je t'ai taquinée ce jour-là, je t'ai dit que je t'attendrais avec une gourde de posca.
— C'était facile, c'est un domaine où je ne t'ai jamais égalée, quant à te surpasser... Pourtant j'y ai travaillé.
— Ouais. Ben, aujourd'hui, tu vas le faire. Ton objectif, Aeshma, ce n'est pas cinquante milles, c'est soixante, et tu vas les faire. Jusqu'au bout. Tu vas trouver les ressources pour tenir et mettre en pratique tous les conseils que j'ai pu te donner depuis neuf ans que je te connais, tu as compris ? Tu vas courir, sans t'arrêter, sans flancher et venir prendre toi-même la gourde de posca que je tiendrais dans mes mains à l'arrivée. Tu souffles, tu te calmes, tu te concentres et tu vas jusqu'au bout. Tu gagnes cette course, Aeshma.
— D'accord.
— Va maintenant et ne me déçois pas.
— Tu sais que...
— Non, Aesh... Ce que je sais par contre, c'est que...
— Que... ?
Atalante ne répondit pas. Aeshma comprendrait, si elle ne comprenait pas, c'était sans importance, Atalante n'avait pas envie de lui faire de grandes déclarations. Elle voulait juste revoir son sourire satisfait quand elle regagnerait les coulisses. Les arbitres prévinrent les équipes que le combat allait recommencer. Atalante plaça elle-même le casque d'Aeshma sur sa tête, elle laça les attaches, vérifia une dernière fois son équipement et claqua un dernier conseil à sa camarade accompagné d'une tape d'encouragement entre les omoplates :
— Respire !
Et c'est ce que fit la jeune Parthe. Elle profita de son casque pour écouter le son de sa respiration, pour la caler sur ses mouvements, pour la maîtriser après un effort trop violent, pour oublier ses douleurs, sa fatigue et la sueur qui suintait de partout. Cynthia voulait cette victoire. Aeshma ne lui donnerait jamais. Elle se battrait jusqu'à la nuit, elle courrait cent milles s'il le fallait, mais elle gagnerait. Plus que deux physiques, ce furent bientôt deux volontés qui s'affrontèrent. Celle qui céderait aux cris d'agonie de son corps perdrait.
***
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