Chapitre XCII : L'après-combat : soins et remontrances
Marcia bénéficia des soins attentifs d'Atticus, des remontrances sévères d'Atalante et des remarques acerbes d'Aeshma. Herennius, qui avait assisté à la chasse, ne lui fit aucun reproche. Il estimait que ses deux mentors lui en feraient bien assez comme cela. Elle avoua sa bêtise, fit amende plus qu'honorable et promis tout ce qu'on voudrait bien lui demander.
— Les chiottes, tu vas laver les chiottes pendant un mois, asséna Aeshma furieuse. Tu cureras les fosses d'aisances. Toute seule. Tu t'occuperas personnellement du linge des novices. Et pas la peine de rêver, ce ne sera pas pour payer une lavandière en ville, tu laveras tout toi-même. Tu serviras de partenaire passive à tous les gladiateurs qui en feront la demande. La bestiaire aux cheveux d'or, tu oublies. Tu rétrogrades au quatrième palus.
— Eh, Aesh... l'arrêta Atalante. C'est une rétiaire, pas une thrace, tu t'arroges des droits que tu n'as pas.
— Parce qu'en plus, tu la défends ? l'agressa la Parthe.
— Non, se défendit la grande rétiaire avant de s'adresser à la jeune fille. Tu ne rétrogrades pas au quatrième palus, Marcia. Tu tiens ta place de championne de l'arène...
— Pff... souffla Aeshma.
— Laisse-moi finir avant de souffler ! l'invectiva Atalante avant de retourner son attention sur Marcia... tant que nous sommes à Rome. Une fois au ludus, tu retournes à ton entraînement de novice, Herennius sera d'accord.
— De novice ? blêmit Marcia.
— Oui, de novice, et compte sur moi pour rappeler à tes admirateurs que les novices quels qu'ils soient ne bénéficient d'aucune faveur.
— Atalante, je...
— T'as attrapé la grosse tête ! la blâma vivement Aeshma. Cette panthère a failli t'arracher la cuisse et le bras. Estime-toi heureuse si tu ne meurs pas d'une septicémie...
La jeune gladiatrice prit un air si malheureux que, prise de pitié, Aeshma ne put se retenir d'ajouter :
— Je n'ai pas vu ce que tu as fait avec la lionne, par contre avec l'ours...
Marcia releva vivement la tête, pleine d'espoir.
— Putain, ce que c'était beau ! jura Aeshma. Tu as été géniale !
— Et je suis sûre qu'Aeshma a adoré ta fanfaronnade avec le chacal, ajouta Atalante sarcastique.
— Ah ! Ah ! Ouais, c'était terrible, ça aussi ! approuva la jeune Parthe en riant. Et puis, tu montes tellement bien à cheval... ajouta-t-elle sincèrement admirative.
Marcia en oublia les terribles menaces qui pesaient sur sa tête.
— Et vous n'avez pas vu la tête de Julia ! Mais pour l'ours, sans rire, j'ai cru mourir. Il était trop gros.
Marcia se lança dans un récit détaillé de ses exploits. Aeshma la suivit partout où la jeune fille voulut l'emmener, elle posa des questions, exigea des précisions, félicita Sabina pour avoir formé une fille comme Dacia ou même Celtine. Atalante écoutait, le menton posé sur ses poings. Le compte-rendu de Marcia était précis et elle ne se mettait pas en avant. La grande rétiaire lui posa des questions techniques auxquelles elle répondit sans rechigner. Mais elle se fatigua très vite.
— Comment je vais rentrer ? s'inquiéta-t-elle soudain.
— Ce soir, sur un brancard, on se demande bien pourquoi, se renfrogna Aeshma. On te couvrira comme une morte pour que personne ne te reconnaisse. Après, tu passeras ta nuit au mouroir.
— ...
— Aesh, arrête, râla Atalante.
— Elle est gravement blessée, par un animal en plus.
— J'ai juste perdu du sang, se défendit Marcia. Je peux marcher et bouger mon bras, regarde.
— Reste couchée, abrutie ! l'invectiva Aeshma. Encore heureux que tu sois pas sortie estropiée, mais ça te laissera des cicatrices très laides et très douloureuses.
— Ce ne sera pas plus moche que ton dos et au moins, ce sera plus glorieux, la provoqua Marcia déjà à moitié inconsciente.
Aeshma bondit, furieuse.
— Aesh... l'arrêta la grande rétiaire. Tu lui fileras une trempe dans deux mois. Je te promets de la prêter exprès pour cela, mais là, ce n'est pas le moment et tu le sais très bien.
Marcia avait sombré, mais un léger sourire flottait sur ses lèvres. Contente d'avoir taquiné Aeshma, heureuse d'avoir ses deux mentors auprès d'elle, fière d'avoir retenu l'attention de Carpophorus et d'avoir remporter les palmes avec lui, d'avoir bien combattu, de n'avoir perdu aucune camarade. Les punitions ne dureraient qu'un temps et elle estimait les avoir méritées. La sévérité de celles-ci prouvait à ses yeux l'affection dont elle était entourée. Elle avait retrouvé Aeshma et c'était tout ce qui comptait.
Atticus vint ausculter une nouvelle fois Marcia. Il discuta ensuite avec Aeshma de la gravité de ses blessures et des soins qu'il conviendrait de lui donner. Les quatre bestiaires avaient été installées dans le coin d'une grande salle qui servait habituellement à entreposer des plantes vivaces et des arbustes. Herennius avait marchandé cette faveur dès qu'il avait su la date de la venatio. Il avait gardé un mauvais souvenir du retour des gladiatrices au ludus après l'amazonachie, l'ambiance d'émeute qui les avait accompagnées jusqu'à ce qu'elles se retrouvassent à l'abri derrière les épaisses portes de la caserne des gladiateurs.
Il avait prévu le succès de Marcia. Il ne voulait courir aucun risque. Il avait annoncé à Atticus que, quelles que fussent les blessures des gladiatrices, elles ne rentreraient au ludus qu'une fois la nuit tombée. Toutes. Les bestiaires du matin comme les gladiatrices qui combattaient l'après-midi et qu'il fallait prévoir en conséquence. C'était en partie la raison pour laquelle Herennius avait demandé Aeshma et Atalante d'accompagner Atticus.
Avant de repartir pour le déjeuner qu'il désirait prendre au ludus avec ceux et celles qui fouleraient le sable l'après-midi, il donna ses dernières recommandations :
— Les filles, dit-il d'abord aux bestiaires. Vous êtes consignées ici. Dacia, si tu sors, je te jure que tu le regretteras, tu as bien compris ?
La Dace rougit, balbutia quelques paroles et jura sur son dieu ours qu'elle resterait tranquille.
— Aeshma, Atalante, personne ne sort, personne ne rentre, pas même le grand Carpophorus venu prendre des nouvelles de Marcia ou de sa compatriote.
Aeshma ricana en regardant ostensiblement Dacia. L'hoplomaque trouvait son pansement fort intéressant. Marcia avait confié à ses mentors que les deux Daces s'entendaient très bien et que Dacia avait déserté sa cellule à chaque fois qu'elles avaient dormi au ludus Bestiari. Du moins, au cours des trois dernières semaines.
— J'ai mis deux gardes à l'entrée, mais s'ils se font déborder, je vous donne l'autorisation de sortir les indésirables manu militari. Ne tuez personne par contre. Atticus, tu restes ici avec tes aides. Métrios, tu rentres avec moi, je n'aime pas ne pas avoir de medicus au ludus. Atticus, tu veux que je revienne avec un masseur cet après-midi ?
— Oui, c'est une bonne idée. Mais pas Chloé, envoie-moi plutôt Gyllipos ou Samia.
— Je verrai ça avec Saucia. Peut-être acceptera-t-elle de venir d'ailleurs. En attendant, je t'envoie à manger dès que je suis rentré.
Les trois bestiaires encore conscientes remercièrent sincèrement le doctor. L'idée de passer six ou sept heures dans les murs de l'amphithéâtre ne les enchantaient guère. La pièce bénéficiait pourtant d'ouvertures qui laissaient passer la lumière du jour, mais on entendait, malgré l'épaisseur des murs, les cris du publics, le rugissement des fauves, des meuglements, des hennissements, des cliquetis d'armes et de chaînes. Elles avaient l'impression que leur prestation se prolongeait ou qu'elles devraient repartir sur le sable une fois encore, affronter de nouvelles bêtes, de nouveaux adversaires.
Britannia vacillait de fatigue. Elle avait couru des kilomètres, enchaîné les courses rapides, les brèves pointes de vitesse et les courses de fond, s'évertuant à ne pas se laisser distancer, à ne pas perdre Marcia de vue. Une mise en pratique des entraînements qu'elle avait suivis sous la direction d'Atalante à Sidé.
Elle n'avait jamais eu la résistance et l'aisance de Sara, encore moins celle de la meliora. Elle devait cependant à la grande rétiaire d'être encore en vie. Dacia et Celtine avaient des années d'entraînement de plus qu'elle. Elle était plus jeune, mais pas beaucoup plus que Dacia. Elle se sentait parfois à la traîne, mais elle ne l'avait pas été assez pour déplaire aux spectateurs et elle avait toujours été là quand on avait eu besoin d'elle.
Britannia n'avait pas moins de résistance que ses deux camarades, mais quand le combat était terminé, son corps exigeait son dû et elle ne savait pas lui résister. Dacia s'y efforçait en faisant appel à toute sa volonté et Celtine pouvait, pour le plaisir d'un banquet en son honneur, attendre jusqu'à la fin de la nuit. Elles remercièrent le doctor pour ses attentions, pour le repas qu'elles prévoyaient revigorant et pour le masseur.
La récompense du gladiateur qui avait bien travaillé, qui avait bien combattu ? Un bon repas, un bain et les mains d'un masseur. La perspective que Saucia se présentât en personne les transportait littéralement de joie. Si elles n'avaient pas été si fatiguées, l'une ou l'autre auraient peut-être sauté dans les bras d'Herennius pour lui témoigner sa reconnaissance.
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Aeshma et Atalante n'eurent pas à se battre. Les gardes éconduisirent tous les visiteurs et personne n'insista, excepté Carpophorus. Le bestiaire n'avait pas accepté de repartir sans obtenir ce qu'il était venu chercher. Il insista tant et si bien qu'un garde accepta d'annoncer sa visite. Atalante était sortie lui parler. Il lui avait expliqué qu'il s'inquiétait et qu'il voulait seulement avoir des nouvelles des bestiaires. Atalante lui assura que leurs vies n'étaient pas en danger, que Marcia était sérieusement touchée, mais qu'on prendrait soin d'elle, que Dacia boitait parce qu'elle s'était déchiré le muscle de la cuisse, que Celtine avait été assez rapide pour ne pas se faire éventrer et que Britannia souffrait d'épuisement, mais qu'elle s'en remettrait après une bonne nuit de sommeil. Elle s'informa de l'état de ses blessures et lui demanda s'il restait encore quelques temps au ludus Bestiari.
— Il y a des chances que j'y reste encore très longtemps, lui apprit le bestiaire. Mon laniste m'a laissé entendre que l'Empereur voulait m'acheter.
— Tu reverras donc Marcia et ses camarades. Notre familia ne rentrera pas tout de suite. Il y a des combats prévus dans quatre jours. S'il y a des blessés, on attendra qu'ils soient guéris et les autres peuvent continuer à s'entraîner dans de bonnes conditions ici. Donc, vous pourrez fêter comme il se doit votre triomphe d'aujourd'hui.
Carpophorus la remercia avec gratitude. Il fronça soudain les sourcils et la dévisagea attentivement.
— Tu es gladiatrice, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Atalante, ce n'est pas toi ? La grande rétiaire aux cheveux aile de corbeau ?
— Euh... oui, c'est moi.
— Aeshma est là, elle aussi ?
— Oui, répondit lentement Atalante.
— Vous êtes célèbres toutes les deux. Je t'ai déjà vue combattre. Dacia dit aussi que c'est grâce à toi si elles sont capables de se montrer aussi vives qu'elles le sont du début à la fin de la venatio. Et Marcia ne tarit pas d'éloge à votre égard. C'est vous qui l'avez formée ?
— Pas seulement, mais oui. Elle est rétiaire au départ et si Aeshma est thrace, elle s'est beaucoup investie dans sa formation.
— Oui, je le sais. Elle n'a été qu'une bestiaire improvisée, comme les trois autres. Mais je suis fier d'avoir partagé des chasses avec elles. Vraiment. Et je suis désolé, pour aujourd'hui, d'après ce que m'ont raconté les autres, Marcia s'est montrée imprudente, c'est de ma faute, conclut-il d'un air coupable.
— Comment ça ?
Carpophorus lui raconta son défi. Les lèvres d'Atalante esquissèrent un sourire, mais ses yeux devinrent noirs. Carpophorus vit l'un, puis remarqua l'autre et se mit à balbutier.
— Je... euh...
— Tu as de la chance que ce soit moi qui sois sortie t'accueillir, Carpophorus. Aeshma t'aurait filer une correction sans s'inquiéter que tu sois blessé ou pas, même si... c'est exactement le genre de défi qu'elle aurait adoré relever. Marcia n'est pas sa pupille pour rien.
— Ah, euh...
— En tout cas, je te remercie pour tout ce que tu fais pour Marcia. Elle ne serait pas devenue bestiaire sans ton aide. Elle ne serait même pas restée en vie. Pour cette raison, je t'accorde ma reconnaissance éternelle.
Le bestiaire se trouva bêtement ému par la déclaration de la jeune femme qui lui faisait face. Elle lui tendit son bras. Les deux gladiateurs échangèrent un salut respectueux, d'égal à égal, de melior à meliora. Chacun remerciant et félicitant l'autre d'avoir pris soin de la jeune auctorata que le destin avait placée sur leur chemin.
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À la neuvième heure, après une accalmie, les cornus et les lituus entonnèrent une folle sarabande de notes délirantes. La pompa entrait sur le sable. Pompa qui coïncida avec l'arrivée de Saucia en personne. Elle fronça du nez dès que la porte fut refermée.
— Par tous les dieux de l'Olympe ! s'écria-t-elle. Qui empeste autant la sueur ?
Les gladiatrices piquèrent du nez. Britannia s'était endormie après le départ d'Herennius et n'avait même pas bénéficié comme ses camarades blessées d'une toilette sommaire. Plus que leurs corps, leurs cheveux témoignaient encore de l'intensité de la chasse. Sueur, sable et poussière les recouvraient d'un baume à la fois rêche et poisseux. Les cheveux de Marcia n'avaient plus rien de blond en certains endroits. Le sang de l'ours, puis de la panthère leur avait donné une teinte brunâtre assez peu ragoutante. L'odeur ne l'était pas moins.
— Atalante, Aeshma, vous les préparez. Je me doutais qu'elles n'auraient pas pris de bain. J'ai apporté de l'huile et des strigiles. Il y a de l'eau ?
Saucia savait s'imposer. Tout le monde se plia en quatre pour lui être agréable. Les deux melioras réveillèrent Britannia, laissèrent dormir Marcia et aidèrent les trois bestiaires à se déshabiller. Saucia remarqua les blessures, la gêne de Dacia, et la fatigue de tout le monde. Elle guida les melioras, surveilla leur travail et leur demanda après qu'elles eussent soigneusement passé le strigile sur tout le corps de leurs camarades de les rincer à l'eau. Elle y ajouta de l'alcool de plantes médicinales qu'elle faisait préparer par un distillateur de Sidé. Elle remua soigneusement l'eau des bassines et tendit deux éponges propres aux melioras. Saucia s'était arrogée Dacia, Atalante avait jeté son dévolu sur Britannia. La jeune fille ne souffrait que de contusions. Celtine s'était pris un coup de griffes qui lui avait mis à nu une partie de l'os de hanche. Aeshma saurait mieux s'en occuper. Celtine se montrerait aussi moins impressionnée que Britannia de bénéficier des soins de la petite Parthe. La jeune fille avait beau avoir fait ses preuves sur le sable, elle se comportait encore souvent comme une novice. Aeshma n'aurait pas manqué de le relever et elle se serait fendue de remarques acerbes qui auraient immanquablement fini par déstabiliser la jeune Celte.
— Je n'aurais jamais cru bénéficier de tant d'attention de ta part, lança justement Celtine pensive à la petite Parthe.
Aeshma leva les yeux sur elle, cherchant le sarcasme ou la provocation, prête à y répondre.
— Où caches-tu autant douceur les autres jours ? Je n'aurais imaginé que tu avais les mains si douces. Des gars me l'ont souvent affirmé après être passé entre tes mains à l'infirmerie, mais je croyais qu'ils se vantaient.
Aeshma enfonça le pouce de sa main libre sur un point particulièrement sensible derrière l'épaule de la bestiaire. Celle-ci cria autant de surprise que de douleur. Saucia rappela sèchement à l'ordre la jeune Parthe impassible.
— Si tu profites encore de la situation, Aeshma, je t'interdis l'accès aux soigneurs pendant deux mois !
Aeshma se garda bien de commettre un nouvel écart et s'occupa avec beaucoup d'attention de la gladiatrice qui lui avait été échue. Quand elle eut fini, Celtine la remercia dans un souffle. Aeshma n'aimait pas spécialement la Celte dont le comportement puéril l'irritait souvent. Elle la trouvait bien trop superficielle et égoïste pour lui accorder son attention et son estime.
Cependant, si Celtine n'était pas une très grande gladiatrice, Aeshma reconnaissait qu'elle avait tenu honorablement sa place de bestiaire. Elle avait su faire preuve de modestie en acceptant le statut de championne de Marcia et plus encore, en acceptant de se soumettre à l'autorité de Dacia. Aeshma l'avait vue combattre aujourd'hui et elle avait apprécié son courage et son engagement auprès de ses camarades. Celtine avait gagné à ses yeux une véritable place dans le groupe des anciennes, de celles qui avaient vécu l'itinérance du ludus. Peut-être, la gladiatrice avait-elle trouvé sa véritable armatura. Aeshma espérait qu'on lui donnerait la chance de continuer dans cette voie. Ces quatre bestiaires formaient une équipe formidable. Marcia en était peut-être la pierre précieuse, mais elle avait brillé d'autant plus fort que les trois autres l'avaient soutenue.
Marcia regrettait de ne pas avoir participé à l'amazonachie. Elle ne se rendait pas compte qu'avec ses camarades elle n'offrait pas au public un spectacle non moins héroïque que celui qu'Aeshma et les autres avaient offert lors de l'amazonachie. La gloire était peut-être moindre, certainement pas l'héroïsme.
Saucia passa ensuite à l'action. D'abord, Britannia qui, quand Saucia le décida, retomba dans un lourd sommeil béat et sonore. Ensuite, Dacia. Elle prit soin de sa cuisse, avant de prendre soin de tout son corps. Découvrit d'autres points de tension.
— Tu ne t'es pas ménagée, remarqua doucement Saucia.
— Je me gremeleu... murmura la Dace incapable de former des mots et encore moins des phrases cohérentes.
Saucia ne releva pas et bientôt Dacia dormait aussi paisiblement qu'un enfant. Elle manipula Celtine avec précaution. La jeune Celte souffrait beaucoup plus qu'elle ne l'avait avoué à Atticus, Métrios ou Aeshma. Saucia la morigéna gentiment. Aeshma grommela sur sa bêtise. Elle aurait dû voir que Celtine dissimulait sa douleur. Atticus lui lança un regard compréhensif. La Celte l'avait lui-aussi trompé.
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Ils suivirent les combats de l'après-midi à l'oreille. Après la pompa, il y avait eu un temps dédié à l'orchestre tandis que les gladiateurs quittaient leurs tenues d'apparat pour revêtir leurs tenues de combat. On percevait la rumeur des hommes qui se préparaient. Les cris de quelques hâbleurs ou celui des doctors et des lanistes qui s'impatientaient ou réprimandaient leurs gens.
Les acclamations de la foule leur apprirent que la première paire, ou les premières paires, venaient d'entrer sur le sable. Quatre gladiateurs de leur familia combattaient : Héraclidès, Hélios, Pikridis et Ister. Les filles ne se sentaient pas de réelles affinités avec eux. Celtine avait enterré le bel éphèbe, Pikridis s'était toujours montré désagréable avec tout le monde, Hélios préférait les hommes aux femmes et Héraclidès indifférait. Elles ne prêtèrent pas attention aux manifestations du public, aux tremblements qu'entraînaient des dizaines de milliers de pieds qui frappaient frénétiquement le sol des gradins. D'ailleurs, seuls Atticus, Aeshma, Atalante et Celtine eussent pu s'inquiéter de ceux qui soulevaient l'enthousiasme ou les lazzis du public. Les autres dormaient. Marcia gémissait de temps en temps. À chaque fois, Aeshma se lançait dans un examen complet : température, rythme respiratoire, prise du pouls, vérification des bandages.
Atticus lança un regard à Atalante. La jeune Parthe s'angoissait beaucoup trop à son goût. La grande rétiaire lui désigna Saucia du menton. La masseuse était la seule personne capable de faire oublier ses angoisses à Aeshma. Atalante avait toujours trouvé sa camarade trop protectrice envers Marcia, la cérémonie expiatoire n'avait rien arrangé. Aeshma luttait pour se montrer digne de la confiance de la jeune fille, mais elle ne pouvait se défendre de se sentir responsable d'elle. De s'inquiéter. Heureusement, son attitude générale n'avait pas changé et Aeshma s'était montrée plus sévère que pleine de douce affection ces huit derniers jours. Marcia avait amèrement pleuré l'absence de la petite thrace avant la venatio des taureaux, Atalante se demandait si elle n'avait pas parfois regretté d'avoir récupéré toute son attention pour la suivante.
Saucia fronça des sourcils, suivit le regard d'Atticus, évalua l'état d'esprit d'Aeshma et hocha la tête. Elle se leva et prépara ce dont elle aurait besoin.
— Aeshma ?
— Mmm, grogna la Parthe sans la regarder.
— Tu peux venir ici, s'il te plaît.
La jeune gladiatrice obtempéra sans discuter.
— Allonge-toi, fit la masseuse d'un ton ferme.
— Pourquoi ?
— Parce que je te l'ai demandé.
— Je surveille Marcia.
— Il me semble qu'Atticus réunit toutes les qualités nécessaires à cette tâche.
— Oui, je sais, mais...
— Déshabille-toi et allonge-toi, Aeshma.
— Saucia, c'est...
— Oserais-tu discuter mes ordres ?
— Non, jamais, mais...
— Aeshma !
La jeune gladiatrice se renfrogna dangereusement. Atalante se leva, prêtre à intervenir, soudain plus très sûre que sa camarade se pliât comme se pliaient tous ceux qui n'étaient pas complètement stupides à l'autorité de Saucia, à tous ses ordres et à tous ses désirs. Elle entendait souffler Aeshma de là où elle se tenait. Atticus ouvrit la bouche pour rappeler son disciple à l'ordre. Mais sous le regard de Saucia, Aeshma avait jugulé sa colère. Elle retint même un souffle d'exaspération. Reprenant sur elle-même, dans un effort de volonté que tous ceux qui assistaient à la scène trouvèrent incroyable, l'empire que la colère avait menacé d'emporter. Herennius leur avait interdit de sortir de l'entrepôt, il ne lui pardonnerait jamais de lui avoir désobéi, pas ici dans les tréfonds de l'immense amphithéâtre et puis, Aeshma respectait profondément Saucia.
Elle délaça ses caligaes, défit sa ceinture, passa sa tunique par-dessus sa tête, dénoua son subligaculum et son strophium. Elle s'allongea ensuite sur le ventre et tourna la tête. Atalante se remit soudain à respirer et se rassit auprès de Celtine. Atticus vint prendre la place que tenait Aeshma auparavant au chevet de Marcia. Saucia leur sourit tour à tour. Consciente de son ascendant indiscutable sur le plus revêche des gladiateurs de la familia, du soulagement d'Atticus et d'Atalante. Elle s'appliqua d'abord à obtenir la coopération de la jeune Parthe. Elle la connaissait sur le bout des doigts et savait au battement de cœur près quand celle-ci acceptait de s'abandonner complètement à ses mains. Aeshma luttait. Pas contre Saucia, contre-elle même. La masseuse l'encouragea. Une façon de faire glisser ses doigts sur son cou, une légère tape sur les côtes. Aeshma savait. Elle s'accrochait à ces gestes.
— Respire, Aeshma, expire doucement surtout, murmura doucement Saucia à son oreille.
— Je...
— Chuuut...
Saucia était assise sur ses fesses, Aeshma se détendit peu à peu et le massage commença. C'était sous ses doigts qu'Aeshma avait appris à masser, c'était elle qui avait apporté au ludus l'usage de cette position qui avait tant surpris Julia et Gaïa Metella au Grand Domaine. Elle emmena la jeune gladiatrice exactement où elle avait envie qu'elle se rendît. Un massage très tonique, suivi d'un autre, plus en profondeur qui emmena Aeshma au bord de l'assoupissement. Saucia l'y maintint longuement, puis elle commença à la frapper surtout le corps avec le dos de ses doigts pour la réveiller. Elle lui empoigna ensuite les cheveux, Aeshma posa son front contre le drap, le menton presque sur sa poitrine. Saucia tira, stimulant la circulation de tout le cuir chevelu. Quand elle eut fini, elle posa ses mains sur les omoplates de la jeune Parthe. Aeshma sentait leur chaleur irradier dans tout son corps. Un grand bien-être l'habitait. Saucia était une magicienne.
Atalante enviait sa camarade. Une séance avec Saucia valait tout l'or du monde. Mais comme l'or, il fallait mériter son attention. Atalante aimait Chloé, mais Saucia ? Personne n'égalerait jamais Saucia.
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Aeshma se releva calme et reposée, juste au moment où les portes s'ouvraient pour laisser passage aux gladiateurs de la familia. Aux survivants. Héraclidès était sorti de l'arène par la porte libitina. Un mirmillon d'Alexandrie avait eu plus de souffle que lui. Il avait évité la sica et s'était servi de son scutum pour épuiser le thrace. Héraclidès ne s'était jamais entraîné avec Astarté, il avait négligé les courses d'Atalante et les conseils d'Aeshma et d'Euryale. Héraclidès était un auctoratus, il avait été recruté à Pergame et avait toujours pensé comme son compatriote pergamien que les gladiateurs de Sidé ne vaudraient jamais un julianus.
Ister était revenu. Il alla se réfugier dans un coin de l'entrepôt, loin de deux melioras. Loin de cette conne de Celtine. Ametystus était meilleur qu'Ister, mais Ister était plus connu, même si personne ne le reconnut dans les coulisses, même si son nez de cuir lui avait attiré les rires, les plaisanteries égrillardes et une attention malsaine de la part du public. Atticus s'occupa de lui. Pas Saucia. Personne ne savait comment la masseuse avait appris que le jeune auctoratus avait attenté à la vie d'Astarté, mais elle le savait et elle s'était jurée de ne plus jamais poser ses mains sur lui. Elle lui réservait ses élèves, uniquement des hommes, uniquement des garçons sans attraits ou bien plus lourd que lui. Aeshma cracha quand il passa près d'elle et Atalante le fixa d'un regard froid.
Elles savaient. Tout comme Marcia. Comme Saucia qui l'évitait comme la peste. Comme Herennius qui n'avait montré ni surprise ni pitié quand Ister était rentré au ludus. Il l'avait entraîné sans s'inquiéter du sang qui lui coulait encore de la bouche et de la plaie immonde qui lui mangeait le centre du visage. Il avait lu la haine dans les yeux d'Atalante. Plus tard, il avait su qu'Astarté s'était fait soigner chez l'aristocrate que baisait Marcia et qu'Aeshma y avait été conviée cette même nuit à une partie fine.
Astarté leur avait raconté. Qu'avait-elle raconté ? L'implication de Téos ? D'un mystérieux aristocrate ? Ister mourait de peur. Il n'avait pas revu Téos, mais il craignait que le laniste le punit de son échec, que le commanditaire le fit assassiner, que ces deux barbares d'Orient décidassent de venger leur camarade, que Marcia les y poussât. Cette salope qui récoltait des palmes qu'elle ne méritait pas.
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Il se réveillait la nuit en sueur, il dormait mal, s'attendant à chaque réveil de voir pencher sur lui les yeux ardents d'Aeshma ou d'Atalante. Sur le sable, il s'était battu avec l'énergie du désespoir. Il espérait pouvoir se racheter aux yeux du doctor et du laniste, survivre jusqu'à la fin de son contrat. Deux ans, il lui restait deux ans, à souffrir la haine, le mépris, les regards qui ne se retournaient plus sa beauté, mais sur sa face de monstre. Il ne supportait plus de se voir, encore moins de s'entendre. Mais il avait gagné aujourd'hui. Et pour une fois, parce qu'il s'était trouvé en difficulté à plusieurs reprises, il avait regretté ne pas avoir su profiter des leçons et des conseils d'Atalante. Ametystus n'égalerait jamais Atalante dans l'armatura des rétiaires. Le melior n'aurait jamais dépassé le second palus s'il avait été une femme. Atalante l'aurait toujours dominé. Astarté avait raison. Atalante était la seule à même de former de bons rétiaires dans la familia. Maintenant, il est trop tard. Celtine lui avait tourné le dos pour sa tête de monstre, Atalante parce qu'il était un sombre crétin. Sa victoire avait le goût amer de la défaite. Personne ne l'avait félicité. Pas même le doctor. Les Capouans ne l'aimaient pas vraiment et Héraclidès, avec qui il s'entendait bien, était au spolarium.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Le bain maure, Jean-Léon Gérôme, 1880-1885, Musée des beaux art de Boston, USA.
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