Chapitre XC : Vers la fin des jeux
Gaïa les attendait à la villa. Les deux gladiatrices la saluèrent distraitement. Julia d'un signe de tête à sa sœur lui fit comprendre que tout s'était bien passé et qu'elles en parleraient plus tard, qu'il y avait peut-être plus urgent. Elles se rendirent toutes dans la chambre où reposait Astarté. Kittos s'invita aussi.Gaïa lui barra la porte.
— Domina, je ne vous ai pas relaté ma visite au ludus Vestitus.
— Il y a des choses que tu n'as pas à savoir, Kittos, lui dit-elle durement.
— Des secrets que vous désirez cacher à l'Empereur ?
— Des choses qui concernent uniquement les gladiatrices.
— Vous n'êtes pas gladiatrice, domina. Votre sœur non plus et Astarté est une juliana, elle appartient à l'Empereur.
Ils se toisèrent du regard. S'opposer à la présence de Kittos s'avérerait peut-être dangereux.
— D'accord, entre.
— Merci, domina. Vous ne regretterez pas votre décision.
Kittos parla le premier. Il était porteur de bonnes nouvelles. Seule Cynthia avait survécu, les quatre autres gladiateurs étaient morts. La Thrace avait monté toute une histoire qui lui donnait le beau rôle, mais d'où il ressortait qu'elle était une victime collatérale d'elle ne savait quelle vengeance. Les gladiateurs étaient tous des auctoratus qui logeaient au ludus Aemilius. L'un appartenait au ludus de Sidé, mais il l'avait intégré après que la grande Dace n'avait été vendue au ludus de Capoue, et les deux autres étaient issus d'une école privée de Leptis Magna. Astarté s'esclaffa.
— Quelle hypocrite !
— Elle était complice ? s'assombrit Aeshma.
— Tu parles qu'elle était complice !
Aeshma maugréa, les yeux de Marcia commencèrent à s'assombrir.
— Eh ! les interpella Astarté. Ne vous emballez pas. Je lui ai donné un bon acompte de ce qu'elle méritait pour sa petite trahison. Je lui ferais payer le reste quand j'en aurai la force. Elle a juste besoin d'une bonne correction, c'est une imbécile. Une idiote qui n'a pas résisté aux yeux doux d'Ister. Elle ne fera plus la même erreur, surtout avec la gueule que je lui ai dessinée, conclut-elle franchement fière d'elle-même.
— Elle ne souffrait que d'un coquart et d'une grosse bosse sur le front, remarqua Kittos.
— Je ne parlais pas d'elle, ricana Astarté.
— Qui est Ister ? voulut savoir Kittos.
— Un sale con jaloux et frustré qui ne nous posera plus jamais de problèmes. Ne vous occupez pas de Cynthia, dit-elle à ses deux camarades. Alors, il faut que je rentre ? demanda-t-elle à Kittos.
— Non.
— Non ?
— Ton laniste a décidé que tu serais plus en sécurité chez Gaïa Metella, dans une villa appartenant à l'Empereur, qu'au ludus. Tu as combattu hier, donc, tu as du temps pour te reposer.
— Marcus accepte que je reste ici ?
— Les jeux se finissent bientôt, tu es une gladiatrice de valeur, s'il veut que tu combattes encore une fois, il a intérêt à ce que tu guérisses au plus vite et au mieux.
— Mouais, évidemment.
— Il te fait confiance pour rejoindre le ludus dès que tu te sentiras prête à reprendre l'entraînement, ne le déçois pas.
— Je ne suis pas une adepte du repos, je m'ennuie déjà.
— Il t'enverra votre medicus chaque matin. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, domina, dit-il en s'adressant à Gaïa.
— Euh, non, répondit celle-ci un peu surprise par les annonces de Kittos.
— Bon, mon rôle s'arrête ici. Je vous laisse.
Kittos s'éclipsa.
Une fois la porte fermée, Gaïa rapporta son entretien avec Tidutanus et Herennius. Les trois gladiatrices restèrent ébahies par le ralliement du doctor. Elles avaient déjà du mal à comprendre comment Atalante avait pu oser demander son aide à Tidutanus et plus encore, comment le chef de la garde la lui avait accordée. Aucune, cependant n'hasarda de commentaires.
Astarté se sentait responsable de tout ce qui pouvait arriver. Elle avait déclenché une série d'événements dont elle ne maîtrisait aucun enchaînement. Aeshma l'avait sortie de l'appartement de Téos. Atalante, Tidutanus et Gaïa Metella, du ludus. Marcia lui avait accordé son pardon et permis de retrouver son honneur de gladiatrice. Kittos, elle n'en doutait pas une seconde, même si elle ne savait pas pourquoi cet homme qu'elle ne connaissait pas s'inquiétait de son sort, avait négocié pour qu'elle passât sa convalescence en sécurité dans la villa de Gaïa Metella. Elle s'en remettait aux décisions de ses camarades. Elle suivrait aveuglement ce qu'Aeshma ou Marcia lui dirait de faire ou de dire.
Aeshma, à l'exemple d'Astarté se sentait un peu dépassée. Elle était émotionnellement vidée et rêvait de se retrouver seule avec elle-même pour faire le point. Elle étouffait.
Marcia avait l'esprit occupé par un mystère qu'elle n'arrivait pas à résoudre. Elle savait aussi que le temps de la vengeance n'était pas venu, mais qu'il viendrait. Julia lui en avait donné l'assurance. Son amie avait assez de bonnes raisons pour se venger pour que Marcia ne remît pas un instant sa parole en doute.
— Voilà, conclut simplement Gaïa.
— Il faut que je rentre, déclara abruptement Aeshma.
— Tu peux rester dormir cette nuit, lui proposa Gaïa. Enfin, si tu le désires, rajouta-t-elle prestement. Ton doctor ne t'attend pas avant demain matin.
La jeune Parthe se mordilla la lèvre inférieure.
— Tu es libre, Aeshma. Je pensais simplement que tu aurais besoin de souffler un peu.
— Je... je vais vérifier l'état de la blessure d'Astarté, je rentrerai après.
— Comme tu veux, répondit Gaïa en essayant de cacher sa déception.
— Domina, je... C'est... euh, je pense que c'est plus prudent.
— Antiochus t'escortera, je ne veux pas que tu rentres seule.
La jeune Parthe hocha la tête en signe d'acquiescement. Elle savait qu'elle blessait ou qu'elle offensait la domina en refusant son invitation, telle n'était pas son intention, mais elle avait besoin d'être seule et de se retrouver dans un lieu familier. Elle n'était pas d'humeur à tomber dans les bras de la domina. Elle ne lui résisterait pas si Gaïa l'entreprenait, et elle avait peur de s'effondrer ou de se montrer brutale avec elle. Elle n'était pas prête à partager ni à témoigner de la tendresse ou à en recevoir. La domina ne comprenait sans doute pas et lui en voudrait, mais Aeshma sentait confusément que Gaïa lui pardonnerait quand même son refus.
***
Téos ne s'était pas montré très ambitieux pour les engagements qui précédaient la dernière semaine de jeux. Les garçons avaient tous remporté leur combat. Leurs adversaires n'avaient pas démérité sauf celui qui avait été appairé à Anté, mais ils avaient tous finis au spolarium. Le public ne s'était montré indulgent avec aucun perdant.
Aeshma, Atalante et Enyo combattaient après eux. La jeune thrace miraculée de l'amazonachie, n'avait pu s'empêcher de solliciter ses dernières recommandations à sa meliora. Aeshma l'avait sèchement envoyée paître en lui assurant qu'elle s'en sortirait face à une mirmillon qui avait l'air de peser autant qu'un éléphant et se mouvait avec la grâce des bestioles à grandes dents venus des régions boréales. Enyo avait été un peu décontenancée par l'humeur grincheuse de la jeune Parthe. Atalante l'avait rassurée en riant :
— Enyo... Tu ne connais pas encore ta meliora ? Elle est simplement contrariée que tu l'importunes alors qu'elle sait que tu vas gagner. Elle te reproche ton manque de confiance en toi.
— Mais j'ai confiance, protesta Enyo. Je voulais seulement profiter de ses conseils, Aeshma voit tout. Mais c'est bon, j'ai eu ce que je désirais, conclut-elle en souriant.
La gladiatrice enfila son casque, Atalante lui laça les attaches de sa visière et lui donna une tape d'encouragement sur l'épaule.
— Tu l'encourages, Ata, grommela Aeshma.
— Ne raconte pas n'importe quoi. Enyo n'a jamais été gaga d'admiration devant toi, elle reconnaît seulement tes qualités et, parce qu'elle a profité de notre enseignement, elle ne veut pas les ignorer.
— Pff...
— Tu es bien présomptueuse, Aesh. Enyo n'est pas Boudicca ou, dans une moindre mesure, la petite Ishtar.
— Je n'ai rien fait de plus pour ces deux-là que Sabina ou toi.
— Mmm, j'apprécie ta modestie, mais Ishtar est jeune et combat sous ton armatura, c'est normal qu'elle t'admire, quant à Boudicca...
Atalante promena son regard sur le corps d'Aeshma. Germanus avait reçu l'ordre de la parer une nouvelle fois de peinture bleue. Aeshma avait protesté, Herennius avait invoqué une décision de Téos, une décision qu'il approuvait. Le public avait associé son nom à celui de la Gladiatrice Bleue et à peine les programmes du jour affichés et distribués, le surnom avait ressurgi. Les spectateurs aspiraient à revoir la barbare bleue combattre. Aeshma devait se soumettre à sa volonté, elle y gagnerait en notoriété et en gloire.
— Je m'en fous, avait-elle maugréé.
— Pas Téos, avait durement rétorqué Herennius.
Aeshma avait insolemment haussé les épaules, l'air buté. La punition était tombée. Elle avait passé deux heures suspendue nue à un palus.
— Je te réserve les verges pour cet après-demain.
Rien n'avait effectivement changé.
Ni la discipline stricte qui avait toujours régné dans le ludus ni l'affection que lui vouait Atalante. Après avoir réintégré le ludus, Aeshma avait passé une bonne partie de la nuit sur la terrasse. Atalante était venue la rejoindre et s'était assise en silence auprès d'elle. Quand la troisième veille avait sonnée, Aeshma était sorti de son mutisme.
— Elle nous a lavées de notre crime. C'était... Nous avons mêlé notre sang, Astarté, elle et moi, au sang de la victime. Et après... tout est redevenu comme avant, enfin pas exactement, mais comme avant quand même. Comment Marcia a-t-elle pu faire cela, Atalante ?
— Tu connais la réponse, Aeshma.
— C'est une des filles la plus courageuse et la plus forte que je n'ai jamais rencontrée.
— Tu ne te serais jamais intéressée à elle si elle ne l'avait pas été.
— Mmm...
Aeshma se tenait assise, elle s'était retournée vers Atalante allongée près d'elle.
— Merci, Atalante. Pour tout ce que tu as fait, merci.
— Tu m'as appris à lire et à écrire.
Aeshma ne voyait pas trop le rapport, mais elle n'avait pas protesté. Atalante avait encore un peu patienté, puis elle avait proposé à Aeshma de réintégrer leur cellule. La Parthe avait accepté. Le lendemain, Atalante avait retrouvé ce qui lui avait manqué depuis une semaine : une double présence, deux souffles légers, des paroles balbutiées en latin, en grec ou en parthe. Tout était redevenu comme avant. Enfin, pas exactement, Aeshma avait raison. Parce que leur lien s'était encore renforcé, plus solide et plus souple qu'avant. Elle avait pensé que, peut-être, tout ne se finirait pas si mal et puis, si Marcia survivait, ce dont elle ne doutait pas, celle-ci saurait se construire une vie heureuse, parce qu'elle la méritait et qu'elle aurait la force de caractère nécessaire pour y arriver. Quant à elle et Aeshma... Elles tiendraient, et le reste ne valait pas la peine qu'on s'y attardât.
***
Il restait onze jours de jeux après qu'Enyo, qu'Atalante, puis qu'Aeshma eussent égorgé leurs adversaires dans ce qui devait être leur avant-dernier combat. La familia s'était couverte de gloire et confirma son excellence jusqu'à ce que les derniers combats se profilassent.
Astyanax, le grand ordonnateur des fêtes avait soigneusement organisé les derniers jours officiels des jeux. On avait prévu des prolongations, mais elles n'engageraient que des gladiateurs des écoles impériales de Rome. Les lanistes provinciaux aspiraient à rentrer chez eux. Ils avaient tous perdu de nombreux gladiateurs, bien plus qu'ils ne pouvaient souvent se le permettre. Mais Titus s'était montré généreux et les dédommagements dépassaient souvent les plus folles attentes des lanistes. Maintenant, ils devaient rentrer, courir les marchés aux esclaves et les mines, acquérir de nouvelles recrues et les former à la gladiature. Les meilleurs seraient prêts à descendre sur le sable au mois d'avril ou au mois de mai, mais pas si les lanistes s'attardaient encore à Rome. Les survivants étaient épuisés par de trop nombreux combats, par de la nourriture qui ne correspondait pas toujours à leurs habitudes, par de trop nombreux excès aussi.
La discipline s'était parfois relâchée. Les auctoratus avaient profité de leur présence dans la capitale pour goûter tout ce que celle-ci pouvait leur offrir comme plaisirs. Ceux originaires de grandes citées comme Alexandrie, Corinthe, Leptis Magna ou Antioche, habitués à des plaisirs qui ne se différenciaient pas beaucoup de ceux que proposait la capitale, n'avaient pas commis d'abus excessifs. Les autres, par contre, n'avaient pas toujours échappé à la prison ou au couteau d'un truand croisé à la sortie d'une auberge.
Des prolongations pour le plaisir de la plèbe désargentée parce que, plus les jeux avaient duré, plus le prix des places avaient flambé. La revente était interdite et sévèrement punie, mais il eût fallu plus que ce que comptaient comme hommes, la garde prétorienne, les cohortes urbaines et l'ensemble des vigiles, pour faire respecter la loi. Le programme complet de la dernière semaine avait été divulgué trois jours avant son commencement et les places passaient de main en main en fonction des sommes promises.
Astyanax ne s'était pas seulement fié à son jugement pour planifier cette semaine d'apothéose. Il avait lancé des informateurs dans toute la ville. Dans toutes les couches de la société. Ils s'introduisirent aussi bien dans les riches villas des sénateurs, que dans celles des marchands et des banquiers. Ils burent et trinquèrent en joyeuse compagnie dans toutes les tavernes et les auberges de la ville, ils traînèrent sur les quais, sur les forums, sur les marchés, mendiaient devant les temples. Ils écoutaient.
Qui plébiscitait-on ? Qui espérait-on voir combattre? Quels animaux répondraient à la curiosité ? Quels numéros de dressage amuseraient ? Quelles histoires mythologiques aimerait-on mises en scène pour exécuter un criminel notoire ? Qui voulait-on voir massacré aux meridiani et comment ? Quels noms de gladiateurs courraient sur les lèvres ? Qu'est-ce qui avait soulevé l'enthousiasme pendant ces trois derniers mois ?
Des noms tombèrent, des souhaits, qui n'étonnèrent que peu l'affranchi. On attendait de belles venatios, Carpophorus et la bestiaire aux cheveux d'or. Astyanax avait prévu de les engager dans des chasses différentes, mais les rapports de ses informateurs l'incitèrent à les présenter ensemble. Leur couple plaisait. Durant les chasses, les deux bestiaires assuraient le spectacle chacun de leur côté, se retrouvaient soudain pour un coup d'éclat puis, se séparaient jusqu'à leur prochain exploit commun. Marcia avait une fois sauvé la vie du Dace et depuis, le public aimait les voir ensemble. Mais le public ne plébiscitait pas seulement les deux bestiaires.
Vérus et Priscus* déchaînaient les passions. On rêvait d'un improbable combat entre les deux plus grands champions que Rome, aux yeux de la plèbe romaine, n'eût jamais formés dans ses ludus. D'autres noms tombèrent aussi, assez souvent pour qu'Astyanax y prêtât une attention particulière. Les naumachies avaient plu, mais on n'avait plus les moyens d'en programmer une nouvelle. C'était pareil pour l'amazonachie, mais cette fois, la faute en revenait au manque de gladiatrices de valeur encore vivantes. Rassembler quarante nouvelles amazones semblait une entreprise impossible. Astyanax redoutait aussi que le public ne fut déçu. L'amazonachie avait été exceptionnelle. Jamais on n'atteindrait de nouveau une telle intensité tragique. Achille était mort, on ne le ressusciterait pas. Par contre, certaines de celles qui y avaient participé étaient toujours en vie, la plupart s'étaient représentées depuis dans l'arène et leur popularité n'avait fait que se confirmer : la Gladiatrice bleue, Briséis, la juliana de Capoue, la grande rétiaire de Sidé, les reines des Amazones, une juliana de Rome, une fille d'Alexandrie, une autre de Gaule. Il ne présenterait peut-être pas toutes les gladiatrices, mais il les engagerait sur deux jours, elles combattraient après les hommes, en fin de journée.
.
Tidutanus et Herennius reçurent les exigences de l'Empereur. Sabina combattrait cinq jours avant la fin officielle des jeux. Elle, Galini et Enyo.
Galini en resta figée de surprise. Elle n'en crut ses oreilles. Elle participerait aux combats de clôture. L'honneur lui semblait trop grand. Aeshma la ramena à la réalité d'une grande taloche sur la tête :
— Si tu ne te bouges pas plus que ça, grogna-t-elle à l'intention de la jeune mirmillon. Tu vas finir au spolarium. Faudrait peut-être que tu comprennes enfin que tu n'es plus une novice, Galini.
— Mais, euh...
— Pff... souffla le jeune Parthe irritée.
Une nouvelle taloche bouscula la jeune fille.
— Vraiment si Astarté te voyait.
— Elle serait très fière d'elle ! s'exclama joyeusement Marcia.
— On combat le même jour, déclara rêveusement Galini à Marcia. Toi, le matin et moi l'après-midi.
— Ouais, ben, je parierai peut-être sur Marcia, mais pas sur toi, grommela Aeshma.
— Oh ! Le petit marcassin est fâché, rit Sabina.
— Ta gueule, Sabina !
L'hoplomaque s'esclaffa, mais veilla à se tenir à distance des poings de la Parthe. Marcia riait beaucoup moins :
— Tu es vraiment méchante, Aeshma ! lui reprocha-t-elle sur un ton acerbe.
— Mais regarde sa tête d'abrutie ! Tu crois que c'est une tête de meliora, toi ?
Galini en resta bouche bée. Aeshma leva les yeux au ciel et tourna les talons.
— Je vais demander à Ajax de te prendre au pancrace tous les jours, lança Aeshma d'un ton bourru par dessus son épaule en s'éloignant. Il faut que tu travailles ton souffle, je te prendrai au renforcement musculaire, prépare-toi à en baver. Herennius s'occupera du reste.
Galini fronça les sourcils, Marcia souriait à pleines dents. Aeshma avait parfois une drôle de façon d'exprimer son contentement.
— Marcia ? demanda Galini. Elle était sérieuse ?
Le sourire de la jeune auctorata s'étira encore.
— En disant qu'elle allait te faire souffrir ? Oh, oui !
— Non, pas ça, le, euh... quand elle disait que...
— Depuis qu'Astarté est partie, qui à ton avis est la plus digne de lui succéder ?
— Xantha.
— Je crois que Xantha ne s'est jamais senti l'âme d'une meliora.
— Ben, Bellone.
— Bellone appartenait au troisième palus, Galini. C'était une ancienne, elle a intégré le ludus bien avant Aeshma. Tu crois qu'elle avait une chance de devenir un jour meliora ?
— Mais elle s'est bien battue pourtant.
— Téos l'a toujours appairée pour qu'elle s'en sorte à Rome et avant, c'était pareil, elle avait peu de chance de mourir. Il devait bien l'aimer. Gal, tu es douée et courageuse, Astarté t'a bien formée quand tu étais novice, elle t'aime bien et je peux t'assurer qu'elle ne choisit pas vraiment ceux qu'elle aime parmi les nuls.
— Oui, mais... balbutia Galini toute rouge.
Marcia lui envoya un coup de poing amical dans le défaut de l'épaule.
— Ne sois pas modeste. Tu n'as peut-être pas fini d'apprendre, d'ailleurs les meliores te diraient qu'on n'a jamais fini d'apprendre, mais tu peux faire confiance à Aeshma quand elle dit quelque chose. Tu n'égales peut-être pas Astarté, mais tu vaux bien plus que beaucoup, et tu ne combats que depuis deux ans.
— Tu n'es pas mal non plus, lui dit gentiment Galini.
— On est deux comme ça !
Par-dessus l'épaule de sa camarade, Marcia aperçut Atalante assise à l'ombre. Elle chercha Aeshma du regard. La Parthe était partie s'entraîner avec Caïus. Elle avait décidé que lui et Ishtar lui serviraient de partenaires pour préparer son dernier combat. Aeshma avait été programmée, tout comme Atalante, Lysippé et Penthésilée, pour l'avant-dernier jour des jeux. Titus avait gardé Priscus et Vérus pour le dernier jour et aucun combat de gladiatrices n'était prévu.
— Je te laisse, Gal.
— Euh... ouais, merci, Marcia.
Marcia lui dédia une grimace amicale. Elle aimait beaucoup Galini. Elle et Caïus. Ils avaient accompli leur noviciat ensemble, et tous les deux s'étaient toujours montrés gentils et prévenants avec elle. Les autres étaient morts, excepté Ister. Lui, elle le détestait, mais il ne restait rien du fier et si bel Ister. Astarté avait brisé le masque. Littéralement. Celtine avait définitivement rayé le rétiaire de ses tablettes. L'hoplomaque aimait trop le clinquant pour s'afficher avec un type sans nez, à qui il manquait presque toutes les dents du devant et qui ne parlait plus qu'en chuintant. Il était monstrueux et ridicule.
.
Atalante s'accordait une pause. Elle avait craint son appariement pour le dernier munus, craint de se retrouver face à une fille du ludus ou face à Astarté. Astarté combattrait une hoplomaque issue d'un ludus gaulois. Atalante se retrouvait appairée à une secutor d'Alexandrie. Elle la connaissait, elle avait participé à l'amazonachie. Peut-être n'aurait-elle pas à l'égorger ? La gladiatrice lui avait plu.
Aucune gladiatrice de la familia n'aurait à s'entre-tuer. Lysippé et Penthésilée combattraient côte à côte, deux juliani, deux rétiaires. La jeune Syrienne les entraînerait avec l'aide de Marcia. Il n'était pas question que les reines des Amazones sortissent de l'arène par la porte libitina, elles vaincraient. Atalante les confronterait à toutes les crasses possibles et inimaginables, elles en baveraient jusqu'à ce que rien ne les surprît jamais. Aeshma affronterait une thrace. Elle avait méchamment souri en entendant son nom. Cynthia du ludus de Capoue. Celle qui avait piégé Astarté. La pauvre allait regretter de s'être laissé séduire par les belles paroles d'Ister. Galini se retrouverait elle aussi face à une thrace, tout comme Sabina. Enyo devrait se débrouiller pour se jouer d'une solide mirmillon formée à Alexandrie. Atalante ne se faisait réellement du souci que pour Marcia. Sa dernière chasse serait difficile.
— Atalante, je peux te parler ? lui demanda Marcia.
— Euh, oui, bien sûr.
— On ne peut pas aller ailleurs ?
— Pourquoi ? On sera tranquille ici.
Marcia n'insista pas. Elle pourrait surveiller Aeshma.
— C'est à propos d'Aeshma ? demanda Atalante.
— Comment tu sais ?
— Tu la surveilles et je vois bien que tu ne veux pas qu'elle assiste à cette conversation.
— Euh... oui, c'est vrai, avoua Marcia.
La jeune auctorata était très prise par ses entraînements, Herennius lui avait annoncé qu'il ne lui était plus permis de sortir comme elle voulait, qu'elle était consignée au ludus et qu'elle était aussi sommée de dormir toutes ses nuits dans sa cellule. La chasse approchait à grand pas.
Elle avait beaucoup pensé à ce qu'elle avait entendu au forum d'Auguste. Et elle n'avait trouvé aucun début de réponse à ses questions.
— Atalante... fit-elle doucement. Qu'est-ce que tu sais du passé d'Aeshma ?
— Pourquoi tu me demandes ça ? Tu peux lui poser la question. Elle te répondra peut-être... ou pas.
— Mais je suis sûre que tu sais des choses.
— Ce qu'elle a pu me confier, ne regarde qu'elle et moi, Marcia, répliqua Atalante d'un ton ferme. Aeshma ne se confie pas beaucoup et même pour toi, je ne trahirai pas sa confiance.
— J'ai besoin de savoir et je ne veux pas lui en parler, fit Marcia d'une voix suppliante.
— Pourquoi ?
Marcia lui raconta.
— Qui peut la connaître ? demanda Marcia. Qui peut être cette fille ? Elle est trop jeune pour avoir été une gladiatrice que Téos aurait revendue et elle ne porte aucune cicatrice.
Atalante observa Aeshma. Caïus suait à courir devant l'insaisissable thrace. Elle esquivait, feintait, n'était jamais là où l'espérait le pauvre auctoratus. Atalante aimait la fluidité des mouvements de la petite Parthe. Elle aimait l'affronter parce qu'elle offrait toujours de nouvelles combinaisons, qu'elle appelait à l'innovation, à la réactivité, qu'elle incitait à l'excellence. Elle revint à la question de Marcia. Qui ? Il n'y avait qu'une réponse possible. Quelqu'un d'avant. La fille appartenait au passé de la jeune Parthe. Une amie, une esclave ou une affranchie domestique, une employée de son père, une compagne de captivité ou peut-être...
— Est-ce que tu crois que je devrais chercher à savoir ? insista Marcia visiblement tourmentée par cette histoire. Je ne peux pas maintenant, mais après la chasse Herennius me rendra ma liberté.
— Vas-y, se décida Atalante qui aurait rêvé de pouvoir le faire à sa place ou du moins de l'accompagner. Mais n'en parle surtout pas à Aeshma. Pas avant de m'en avoir parlé si tu obtiens une réponse à ce mystère.
— Promis.
***
Marcus Silus ne comprenait pas.
Le meurtre de la gladiatrice au ludus Vestitus avait lamentablement échoué. La fille s'était réfugiée chez Gaïa Metella sous prétexte que Marcia Atilia s'y trouvait et qu'elle lui faisait confiance. Son laniste lui avait permis de se rétablir chez l'Alexandrine. Julia Metella Valeria logeait chez sa sœur. On se délectait en ville des mœurs dissolues de Gaïa qui, après avoir réservé son lit à la bestiaire aux cheveux d'or, l'avait ouvert à la grande rétiaire de Sidé et, non contente de ces conquêtes, elle avait aussi jeté son dévolu sur la Gladiatrice Bleue. Silus savait que la première de ces affirmations n'était que pure médisance, mais qu'il ne saurait apporter de démenti certain aux deux autres.
Il soupira d'irritation. Les ragots lui importaient peu. Lui, ce qui lui importait, c'était qu'à un moment donné, les deux sœurs Metella, Marcia Atilia et les deux meurtrières qui avaient été envoyées tuer Julia Valeria et qui avaient proprement assassiné le père de Marcia Atilia, s'étaient retrouvées réunies dans la même maison. Ce qui lui importait, c'était que Marcia Atilia et la Gladiatrice Bleue avaient offert un sacrifice, très remarqué, qui avait tout d'un sacrifice expiatoire au temple de Mars Ultor, et que Julia Metella leur avait servi de témoin. Ce qui lui importait, c'était que le laniste de Sidé était parti courir les marchés aux esclaves ou conclure de mystérieuses affaires sans daigner prévenir Aulus Flavius de son départ.
— Dominus, il faut agir maintenant.
— Non, refusa Aulus Flavius d'un ton ferme. L'Empereur n'acceptera jamais de me recevoir et d'organiser la petite entrevue que j'ai prévue avant la fin des jeux. Gaïa Metella, si je n'obtiens pas cette entrevue au moment où je la demanderai, l'apprendra d'une manière ou d'une autre. Elle se méfiera, Julia aussi. Je veux les coincer sans qu'elles aient eu le temps de trouver une échappatoire.
— Les gladiatrices sont trop proches des sœurs Metella, dominus.
— Gaïa n'est qu'une débauchée, affirma Aulus Flavius sur un ton méprisant.
— Vous ne croyez tout de même pas qu'elle couche avec Marcia Atilia ?!
— Elles en sont capables, aussi bien l'une que l'autre.
— Je ne crois pas que Julia Valeria cautionnerait ce genre de relation.
— Pff... Julia ?! Une sale menteuse ! Quoi qu'il en soit, Gaïa se tape sans vergogne les deux filles qu'elle avait louées il y a deux ans à Patara.
— Je n'en serais pas si sûr à votre place, dominus.
— Tu ne m'as pas accompagné à la soirée de Marcus Flavius. Tu ne l'as pas vue embrasser la grande rétiaire. Tout le monde a cru qu'elle allait la baiser à même le sol sans s'occuper de qui assisterait à leurs ébats.
— Aulus..
— Laisse-moi, Silus, nous attendrons la fin des jeux. J'ai déjà demandé une audience à Titus et il a accepté de me voir après.
— Que lui avez-vous dit, dominus ?
— Que j'avais d'importantes révélations à lui faire sur une personne à qui il avait accordé sa confiance et son amitié, et à qui qu'il n'aurait peut-être pas dû. Il s'est montré très intéressé. Il a voulu en savoir plus. Je lui ai dit que je souhaitais le voir en privé et que l'audience prendrait peut-être du temps s'il venait à partager mon avis. Il m'a menacé, mais je lui ai assuré de mon amitié et de mon dévouement. Ça lui a cloué le bec. Je connais bien Titus, nous avons couru les auberges ensemble et troussé plus de filles et de jeunes garçons que n'en compte Rome toute entière. La guerre de Judée fut rude et les divertissements plus que bienvenus. Mais tu en sais quelque chose, Silus.
— J'en sais plus que n'en sait Titus, dominus.
Aulus Flavius se fendit d'un sourire matois.
— C'est vrai.
Titus ne savait pas tout. Aulus Flavius aurait été bien fou d'en faire un véritable compagnon de débauche. Il avait accompagné Titus, il s'était souvent bien amusé parce que Titus était riche et puissant, mais il s'était surtout encanaillé en sa compagnie par intérêt. Pour nouer une franche camaraderie de débauche et montrer plus tard au futur Empereur qu'il savait se montrer discret et fidèle. Aulus Flavius n'avait jamais raconté à quiconque les frasques dont il avait été témoin et cela, Titus le savait. Aulus Flavius était un homme loyal. Même Vespasien l'avait cru.
— Dominus, vous voulez que je me charge des gladiatrices ?
— Non, la juliana sera méfiante et son laniste a certainement renforcé les mesures de sécurité autour d'elle. Qu'a-t-elle raconté d'ailleurs de son agression ?
— Rien, mais le bruit court qu'une sombre histoire de sexe et de jalousie est à l'origine de la tentative d'assassinat.
— Les gladiatrices sont attendues pour les combats de la dernière semaine. Si elles ne meurent pas, on verra après.
— Aulus, je ne veux pas vous juger, mais je pense que vous prenez des risques.
— Tu ne diras pas ça quand j'écraserai sous mon pied la superbe de Julia Metella Valeria. Dommage que Quintus Pulvillus ne soit pas à Rome.
— Il séjourne au domaine de Bois Vert et devrait passer la fin de l'hiver au domaine de Quercus Ilex
— Mmm, je l'aurais bien fait venir à Rome, mais c'est trop tard. Il n'y a pas plus de liaisons maritimes et le voyage est trop long par voie de terre. Tant pis, dit-il faussement désolé. Je me délecterai de la chute de sa bien-aimée sans lui.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : La fresque du Printemps, Villa Stabia, Pompéi, déposée au Musée archéologique de Naples.
Vérus et Priscus : Tout comme Carpophorus, les deux gladiateurs ont réellement existé. Les faits relatés dans le Sable Rouge sont ceux relatés par Martial (celui qui nous a déjà rapporté les exploits de Carpophorus et de Marcia) :
De spectaculis, XXIX, Martial :
XXIX. - SUR LES GLADIATEURS PRISCUS ET VÉRUS.
« Quand Priscus et Vérus, prolongeant le combat, laissaient depuis longtemps entre eux la victoire incertaine, les spectateurs, à diverses reprises,
demandèrent à grands cris quartier pour ces gladiateurs ; mais César obéit lui-même à la loi qu'il avait faite.
Cette loi voulait que le combat durât jusqu'à ce qu'un des deux combattants eût levé le doigt. Plusieurs fois il leur fit donner, ce qui était permis,
des vivres et des présents. Ce combat sans issue eut cependant un terme. Les deux champions luttaient avec un succès égal, et la victoire
était balancée entre eux. César envoya à l'un et à l'autre la baguette de congé et la palme de la victoire. C'était la juste récompense de leur adresse
et de leur valeur. Jamais, excepté sous ton règne, César, on n'avait vu deux combattants être tous deux vainqueurs. »
Un documentaire romancé a été produit par la BBC et France 2 :
Les gladiateurs (Titre original : Colosseum: A Gladiator's Story) de Tilman Remme, 2004. BBC-France 2. (durée 56 minutes).
Vous verrez par la suite qu'Herennius est moins enthousiaste que Martial quant à la performance des deux gladiateurs car lui ne leur aurait accordé que l'égalité.
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