Chapitre VI : La domina
— Gaïa, il faut faire quelques chose, la supplia Julia.
Gaïa regarda sa sœur. Puis son regard glissa derrière l'épaule de celle-ci, jusqu'au fond du triclinium. Il en fit lentement le tour, passa au-dessus de convives déjà ivres et endormis, sur d'autres plus actifs et arrivés au limites de la décence, sur le petit orchestre qui jouait sans discontinuer, plutôt agréablement depuis que les cuivres l'avaient abandonné, sur les gladiateurs, sur Dyomède, Crassus, la rétiaire. Gaïa s'attarda quelques secondes sur cette dernière. La grande gladiatrice semblait se tenir sur des chardons ardents et jetait des regards de bête traquée autour d'elle en se mordant l'intérieur de la bouche. Ses yeux semblait particulièrement fixer un endroit de l'assistance. Curieuse de connaître la cause de son si évident malaise, Gaïa suivit son regard. Elle découvrit un gladiateur allongé sur une banquette entouré de trois hommes plutôt âgées. Deux le nourrissaient en riant, le troisième, à demi-allongé sur lui, caressait ses pectoraux avec délectation. Ils étaient tous les trois ivres et semblaient se moquer éperdument de ce que leur comportement pouvait avoir de scandaleux. D'ailleurs, ils avaient peu à s'en soucier. On arrivait à une heure où les âmes vertueuses avaient quitté les lieux.
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Valens, après avoir courtoisement remercié le propréteur, avait quitté le banquet accompagné de sa fille qui, pour une fois, n'avait opposé aucune protestation à la décision de son père. Elle devait savoir comment tournait ce genre de soirée quand on s'y attardait un peu trop. Le navarque avait lui aussi pris congé, tout comme le légat Marcus Sentius. Quintus, engagé dans de passionnantes discussions avec des amis ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour de lui. Julia et Gaïa avaient profité d'une compagnie agréable jusqu'à ce qu'elles se retrouvassent seules et ne jouissent plus simplement que de la seule présence de l'une et de l'autre. Gaïa s'amusait surtout à observer, à analyser et à juger les personnes présentes. L'ivresse, la fatigue, la volupté,jetaient bas les masques. Elle lisait les faiblesses, les vices, dans les gestes, les attitudes, sur les visages. Julia s'était adonné au même passe-temps, jusqu'à ce qu'elle remarquât le regard concupiscent et cruel d'Aulus Flavius se détourner peu à peu d'elle pour jeter son dévolu sur quelqu'un d'autre. Sur la petite thrace. Le malaise l'envahit peu à peu.
Quand il avait compris qu'il n'approcherait pas Julia de la soirée, le procurateur s'était arrogé la compagnie de deux très jeunes danseuses. Julia avait pensé à un moment qu'il profiterait des chambres qu'avait mis le propréteur à la disposition de ses invités pour y emmener les deux danseuses, mais il n'en fit rien et cela avait fini par attirer son attention. Le procurateur était connu pour consommer beaucoup de chair fraîche. Chez lui, chez les autres,quand les banquets lui offraient de quoi satisfaire ses désirs concupiscents. On le disait violent et vicieux, ce qui avait contribué à ce qu'elle ne se sentît jamais flattée par l'attention qu'il lui portait. Elle haïssait la violence et la brutalité dans l'intimité. Elle aimait aussi Quintus pour cela. C'était un mari et un amant attentionné, respectueux et tendre.
Quand elle comprit ce qui retenait le procurateur dans le triclinium, elle sentit son cœur se serrer. Il convoitait la thrace. C'était une gladiatrice, une esclave, mais méritait-elle pour autant de servir de jouet au procurateur ? Il profiterait de son statut d'esclave et de son état physique pour l'humilier et démultiplier ses souffrances à l'infini.
La thrace devait sa présence au banquet à Julia. À l'intérêt que Gaïa lui avait porté lors du munus. Sans elles, la gladiatrice serait dans son lit en train de se reposer et de guérir doucement des blessures que lui avait occasionné le trident de la rétiaire et de la flagellation qu'elle avait subi. Pas en train de décorer le banquet de sa présence. Elle et Gaïa devaient la soustraire à la convoitise d'Aulus Flavius. Julia avait pourtant longtemps reculé le moment d'intervenir, envahie par la peur. Cette peur incoercible qui la prenait pourtant rarement quand elle pensait à sa vie, à ses mensonges. À leurs mensonges. La peur qu'ils fussent mis à jour. La tranquille assurance de Gaïa ne suffisait pas toujours à endormir le passé. À l'effacer.
Quintus vint lui proposer de prendre congé du propréteur. Julia refusa gentiment de partir.
— Julia, es-tu sûre de vouloir encore rester ? Tu sais comment finissent les banquets. Sextus va bientôt se retirer et...
— Ma présence a tant été requise, que je ne saurais partir trop tôt. Quintus, je comprends tes inquiétudes, mais je suis avec Gaïa, il ne m'arrivera rien de fâcheux.
— Mmm, fit Quintus en tournant son regard vers Gaïa.
— Je te promets de veiller sur Julia, Quintus. Et que tu le crois ou pas, je suis un modèle de sagesse.
— D'accord,soupira le magistrat. Je suis vraiment fatigué. Je suis désolé de t'abandonner ainsi Julia.
— Rentre, Quintus, et ne t'inquiète pas.
Le départ de Quintus la décida à demander de l'aide à Gaïa. À moins que ce ne fût de surprendre, alors que la main d'une des deux danseuses, glissée sous les plis de son pallium, s'activait, alors que celle du procurateur s'activait de même sous la tunique courte et transparente que portait la seconde danseuse, le regard insistant et chargé de stupre qu'Aulus posait sur la thrace immobile et tendue. Julia augurait que le procurateur, une fois satisfait, se lèverait et partirait solliciter une faveur que le propréteur ne lui refuserait pas : l'entière jouissance du corps de la thrace pour une heure ou deux, peut-être jusqu'au matin.
— Qu'est-ce qui t'inquiète Julia ? demanda Gaïa qui avait déceler la mine soucieuse de sa sœur sans réussir à en découvrir la cause.
— Aulus Flavius. Il la veut, répondit sombrement Julia.
— Qui ?
— La thrace.
— Et ?
— Je ne veux pas. S'il te plaît, Gaïa, la supplia Julia. Elle est là par notre seule faute, Aulus est un pervers, Marcia te l'a très bien décrit.
— ...
— Si elle passe par ses mains, elle ne combattra peut-être plus jamais. Elle ne mérite pas cela.
Gaïa comprenait l'angoisse de Julia. Les risques que couraient la thrace ne motivaient pas à eux seul le malaise de sa sœur aînée. Julia se sentait solidaire de la gladiatrice. Responsable. Gaïa observa un moment le procurateur.
— D'accord, Julia. Tu as une idée de comment procéder ?
— Et bien...
— Il faut la faire sortir d'ici.
— Je voulais demander à Sextus de me la prêter.
— Julia ! s'écria Gaïa interloquée. Tu veux te compromettre aux yeux de tous ? Quintus n'appréciera peut être pas.
— Je lui expliquerai, il comprendra.
— Tu lui expliqueras quoi exactement ?
— Je... je ne sais pas, qu'Aulus voulait lui faire du mal, que...
— Qu'elle t'a rappelé de mauvais souvenirs ? lui dit durement Gaïa. Tu vas lui dire lesquels ?
Julia pâlit et baissa la tête. Des larmes brillèrent aux coins de ses yeux.
— Je m'en occupe, déclara Gaïa. Mais je crains qu'il ne faille aussi mettre à l'abri la rétiaire, elle risque de pâtir de la frustration d'Aulus Flavius.
— Que vas-tu faire ?
— Ce que tu comptais faire.
— Tu vas demander les deux ?!
— Bah, je ne suis pas mariée et je n'habite même pas là. Tu as peur pour la réputation de ta sœur ? Et non, je ne vais pas demander les deux, je vais juste exiger que la rétiaire soit en mesure d'assurer la mission que le propréteur lui a assignée : égorger la thrace si elle flanche.
— Gaïa...
— Ne t'inquiète pas. Et puis, j'aurais enfin la possibilité d'assouvir un désir qui me taraude depuis hier après midi.
— Lequel ?
— Voir son visage, sourit malicieusement Gaïa.
— Gaïa, la rappela Julia alors que sa sœur arrangeait sa palla et s'apprêtait à aller voir le propréteur.
— Oui ?
— Tu es sûre de vouloir faire cela ?
— Oui. Et tu vas venir avec moi prendre congé du propréteur. Je ne veux pas que tu restes ici sans moi à tes côtés.
— Je croyais que c'était à moi que revenait la tâche de protéger ?
— Échange de bons procédés pour ce soir. Tu viens ?
— Comment rentreras-tu ?
— Renvoie la litière une fois que tu seras chez toi.
— Gaïa, pourquoi ne demanderais-tu pas à les emmener à la villa ?
— Quintus...
— On se fiche de Quintus, la coupa Julia. Essaie. Je m'inquiéterai moins que si tu restes ici.
— On jasera.
— On jase toujours.
— Oui, c'est vrai, rit Gaïa. L'humanité est si vile.
Julia se leva et attrapa la main de sa sœur.
— Je t'aime tant Gaïa, murmura Julia émue.
— Je t'aime aussi Julia.
Les deux jeunes femmes traversèrent le triclinium, évitant de glisser dans les flaques de vin ou sur des aliments de toutes sortes qui jonchaient le sol. Sextus Baebius Constans discutait avec son secrétaire particulier, Anémios, et le questeur Marcus Tullius Pera. Il leva un regard curieux sur les deux sœurs, si différentes physiquement l'une de l'autre, si semblables pourtant, si proches.
— Julia, Gaïa, en quoi puis-je vous être utile ?
Il congédia d'un geste le questeur, et Anémios s'éloigna assez pour que le propréteur et les deux jeunes femmes pussent avoir une conversation privée, pas trop loin cependant, pour répondre à la moindre sollicitation de Sextus Baebius. Le propréteur était assez fin pour savoir que les deux jeunes femmes venaient solliciter une faveur. Elles semblèrent silencieusement se consulter, sans pourtant échanger un seul regard.
— Je viens prendre congé, Sextus, et vous remercier de votre hospitalité, lui dit aimablement Julia. J'ai trouvé la soirée délicieuse. Elle s'achève pour moi et je m'en vais retrouver, Quintus. Gaïa... aimerait peut être l'achever d'une façon... plus excitante que de se retrouver comme moi dans les bras d'un gros magistrat.
— Ah, je vous écoute, fit le propréteur attentif.
— Propréteur, vous m'avez attirée ici, commença Gaïa très lentement.
— Je l'avoue.
Gaïa pencha la tête sur le côté, ses yeux brillèrent malicieusement.
— Oh, réalisa le propréteur. Les gladiatrices ?
— Les gladiatrices, confirma Gaïa. La petite thrace en particulier. Je la trouve charmante.
— Elle est à vous. Du moins, je vous la prête, se corrigea-t-il.
— Elle est sous le coup d'une punition.
— Je puis la lever.
— Ce serait une erreur, propréteur, le prévint Gaïa.
— Vraiment ?
— Oui, d'abord, parce que vous vous montreriez clément sans raison, ensuite... parce que je serais contrariée qu'elle ne se montre pas à la hauteur de mes attentes.
— Mmm, vous pensez à ma réputation et à vous protéger ainsi d'une déception ?
— Vous m'avez merveilleusement comprise.
Le propréteur consulta son secrétaire du regard. Anémios hocha la tête. Gaïa développait ses affaires dans la province, elle était riche, influente à Alexandrie, sœur de Julia Metella Valeria non moins riche et non moins influente en Lycie. Flatter les goûts particuliers de l'Alexandrine ne pourrait que servir les intérêts du propréteur.
— Gaïa, la thrace est à vous et je vous accorde la rétiaire pour veiller à ce que sa camarade réponde sans faillir à tous vos désirs. Et comme vous me plaisez et que vous m'avez gratifié de votre aimable présence et de celle non moins aimable de Julia, je vous cède les deux gladiatrices pour cette nuit et, la journée et la nuit suivante. Vous les renverrez au ludus après-demain matin. Elles m'appartiennent jusqu'à ce moment-là.
— Vous vous montrez trop généreux, protesta Gaïa pour la forme.
— On ne doit jamais négliger les désirs d'une jolie femme.
— Je ne l'oublierai pas, assura Gaïa.
— Moi non plus, renchérit Julia.
Le propréteur sourit, heureux de sa manœuvre. Il ne s'attendait pas à ce que la jeune sœur de Julia manifesta des penchants pour les femmes et la cruauté. Peut-être n'aimait-elle d'ailleurs que la cruauté. Car que pouvait-il en être d'autre quand on aspirait à se divertir avec une gladiatrice qui présentait un dos lacéré de plaies sanguinolentes ? Il imaginait sans trop de peine tout ce qu'on pouvait faire subir à une femme dans cet état. Il avait remarqué l'intérêt d'Aulus Flavius pour la petite thrace et il se félicitait de lui souffler un jouet sous le nez. Il était persuadé que le procurateur prévoyait de solliciter la faveur qu'il venait d'accorder à Gaïa Metella.
— Anémios, peux-tu prévenir les deux gladiatrices ? Explique-leur bien qu'elle est la nature de leur assignation à toutes les deux.
— Je leur ferai très bien comprendre, dominus.
Le secrétaire s'éloigna.
— Gaïa, voulez-vous que je mette un appartement à votre disposition ? lui proposa Sextus. La villa est très grande et j'ai des appartements dotés de trois pièces et d'un petit bain. En dix minutes, il sera à votre entière disposition.
— Je vous remercie, Sextus, vous m'accordez les gladiatrices pour deux jours, je ne voudrais pas vous imposer ma présence aussi longtemps.
— Vous ne m'imposeriez rien du tout, répondit-il galamment.
— Je ne saurais profiter de votre bonté.
— Faites comme il vous plaît. Voulez-vous que les gladiatrices vous escortent dès maintenant ou préférez-vous les retrouver plus discrètement dehors ?
Gaïa se retourna, repéra le procurateur en proie à la débauche et décida de le provoquer.
— Qu'elles soient miennes dès maintenant.
— D'accord, attendons qu'Anémios leur ait parlé, je les appellerai ensuite etvous pourrez partir avec elles.
— Merci, propréteur.
Gaïa et Julia s'assirent sans façon en compagnie de Sextus et, guidée par Gaïa, la conversation s'orienta sur la beauté des campagnes de la région. Anémios revint annoncer qu'il avait rempli sa mission et Sextus le renvoya chercher les deux gladiatrices.
Les convives assez lucides pour les remarquer, les suivirent du regard quand les deux femmes traversèrent le triclinium. Aulus Flavius repoussa les mains caressantes des danseuses. La colère et la frustration l'envahirent quand il vit Julia et Gaïa Metella saluer le propréteur et les deux gladiatrices, dont celle qu'il convoitait pour combler ses désirs, leur emboîter le pas. Elles passèrent à côté de lui et le saluèrent mielleusement.
— Que votre nuit soit douce, Aulus, fit Julia.
— Qu'elle vous apporte le repos et la satisfaction de vos sens, ajouta perfidement Gaïa
— Euh... balbutia Aulus. Je...
Mais les deux jeunes femmes ne s'attardèrent pas à l'écouter et il les entendit échanger un rire complice alors qu'elles franchissaient la porte du triclinium.
Les chiennes.
Julia pouvait se montrer fidèle à son mari, passer pour une épouse vertueuse et aimante. Ce n'était qu'une traînée, pas plus respectable qu'une pute officiant dans les auberges du port. Elle se compromettait avec des femmes, des réprouvées et sa sœur ? Elle poussait loin la perversion. Une danseuse lui embrassa langoureusement la poitrine. Il la repoussa vigoureusement et se débarrassa méchamment des deux jeunes filles. Il empoigna sa coupe, se servit et la vida d'un trait. Il repensa aux salutations de Julia et de Gaïa. Elles savaient ! Elles lui avaient soufflé la thrace sous le nez parce qu'elles avaient dû déceler son intérêt pour elle. Gaïa et Julia aimaient peut-être s'ébattre avec des femmes, ce qui pouvait expliquer le célibat de Gaïa, mais ce n'était pas ce qui avait motivé leur demande. Elles n'avaient pas simplement désirer de se payer les faveurs des gladiatrices et s'offrir une licencieuse nuit de plaisir. Non ! Julia et sa sœur avaient consciemment soustrait la thrace à ses désirs, elles avaient sollicité le propréteur dans le seul but de lui voler ce qu'il convoitait, de l'humilier. Et Sextus Baebius avait été l'instrument plus ou moins complices de leur bassesse. De rage impuissante, il enchaîna les coupes de vin, puis vacillant, il rappela l'une des deux jeunes danseuses et l'entraîna dans un cubiculum réservé par Sextus à ses invités. Il passa sa frustration sur elle. Heureusement pour la jeune danseuse, l'ivresse le plongea très vite dans un lourd sommeil sonore.
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Le propréteur avait mis des chevaux à la disposition des gladiatrices car il doutait que la thrace pût marcher jusqu'à la villa de Julia Metella Valeria. L'attention donna une idée à la jeune femme :
— Gaïa, pars au Grand Domaine. Nous y sommes toujours attendues. Je m'y rends souvent sans prévenir et l'intendant prend toujours soin que tout soit prêt pour m'y accueillir à chaque heure du jour comme de la nuit. Tu y seras mieux installée et Quintus ne te gratifiera pas de sa mauvaise humeur et de sa franche réprobation.
— Oui, et comme ça, ta réputation n'aura pas à pâtir de la présence scandaleuse de deux gladiatrices chez toi. La faute me retombera dessus, insinua Gaïa.
— Non, Gaïa, ce n'est pas...
— Je plaisante, rit gentiment Gaïa. D'ailleurs, ça m'est égal.
— Tu l'as fait pour moi.
— Que ne ferais-je pour te faire plaisir ?
Gaïa se moquait. Julia s'en aperçut et lui reprocha gentiment sa méchanceté.
— Mais c'est mieux ainsi, déclara Gaïa. Ne viens pas me rendre visite demain, je rentrerai après demain matin.
— Tu es sûre ?
— Oui.
— D'accord. Merci, Gaïa.
La jeune femme embrassa Julia.
— Je peux t'emprunter un cheval ?
— Un cheval ?!
— Oui, je ne vais pas me rendre au domaine en litière, c'est trop loin, et je n'ai pas envie de courir encore pendant une heure et demie.
— Mais, qui va t'escorter ?
— Les gladiatrices.
— Seulement ?! Tu es folle !
— Je croyais que tu leur faisais confiance.
— Je n'envisageais pas que tu veuilles partir sur les routes en plein milieu de la nuit accompagnée d'elles seules.
— Prête-moi quelqu'un.
— Gaïa...
— Julia, je suis fatiguée. Et elles ne me feront aucun mal, ce n'est pas dans leur intérêt.
Les deux jeunes femmes rentrèrent d'abord à Patara. Arrivée chez elle, Julia fit réveiller Andratus, son secrétaire particulier. S'il s'étonna de devoir partir en pleine nuit accompagner la sœur de la domina flanquée de deux gladiatrices en tenue de combat, il n'en montra rien.
***
— Aesh, tu veux de l'aide ?
La thrace grogna, ce qu'Atalante prit pour un refus. La jeune aristocrate qui les avait engagées pour deux jours avait sauté de son cheval en arrivant devant la maison. Aux appels de l'homme qui les accompagnait, plusieurs personnes avaient accouru. Gaïa avait donné l'ordre que les deux gladiatrices fussent conduites à l'intérieur et l'attendent dans le jardin.
Atalante avait compris que le propréteur attendait qu'elle s'assurât de la bonne conduite d'Aeshma. Il l'avait offerte au bon plaisir d'une personne qu'il chérissait et attendait de la thrace qu'elle se conforme aux désirs de cette personne. Anémios avait d'abord parlé à Aeshma, et Atalante l'avait vue hocher la tête. Puis, il était venu la voir, elle, Atalante. Son rôle d'observatrice et de bourreau se prolongerait jusqu'à ce qu'elles retournassent au ludus. Le propréteur avait ensuite confirmé les dires de son secrétaire.
Atlante, après que le secrétaire lui eût parlé, avait fébrilement essayé de deviner à qui le propréteur avait offert Aeshma. Elle soupçonnait un tordu, un pervers, qui profiterait du corps supplicié de la petite Parthe. Découvrir qu'elles devaient suivre deux des plus jolies femmes présentes au banquet l'avait estomaquée. Elle les avait repérées parmi les spectateurs lors de la représentation. Elles se trouvaient assises au premier rang, aux places d'honneurs. L'une d'elle semblait familière avec un homme gros et plus âgée qu'elle, peut-être son mari, avait pensé Atalante.
Les deux femmes étaient restées ensemble toute la soirée. Aucune des deux n'avait beaucoup bu et elles avaient plus picoré dans les plats que vraiment mangé. Elles dénotaient parmi l'assemblée, assez pour qu'Atalante les eût longuement observées. Elles représentaient un îlot de tranquillité et de retenue au milieu d'un océan de goinfrerie et de beuverie. Elles semblaient pourtant bien intégrées dans la société. Beaucoup de gens étaient venus converser avec elles, rire et partager une coupe de vin. Atlante les avait trouvées élégantes, jolies et bien habillées. Elles faisaient certainement partie des personnalités de la ville.
La plus grande paraissait pourtant étrangère. Comme elle n'avait rien à faire que de demeurer stoïquement immobile à sa place, Atalante s'était distraite en tentant de savoir d'où lui venait cette impression. Les bijoux. La jeune femme portait des bijoux différents de ceux qu'arboraient les autres femmes présentes à la soirée. En or, très finement ciselés. Barbares. Pourquoi barbares ? Des serpents s'enroulaient autour de ses avant bras, et les bracelets qui lui enserraient le haut des bras se terminaient par des têtes de monstres incrustés de pierres précieuses. Un collier du même métal lui emprisonnait le cou. Elle portait quelques bagues aux doigts, mais Atlante n'arriva pas à distinguer leurs formes. Les bijoux donnaient une impression de simplicité, de richesse et de pouvoir. C'était ce qui avait laissé penser à Atalante que la femme était étrangère.
Que voulait-elle à Aeshma ? Atalante avait dû mal à faire correspondre l'image qu'elle s'était forgée de cette étrangère en l'observant avec ce que celle-ci attendait maintenant d'Aeshma. Désirer les faveurs d'Aeshma ce soir, annonçait un esprit pervers, habité par un goût prononcé pour la cruauté et la violence. Elle devait s'être laissée abuser par le physique gracieux et le sourire doux de la jeune femme.
Elle repensa alors au regard que celle-ci avait parfois jeté à l'assemblée dans le triclinium. L'éclat de celui-ci quand il s'était attardé sur un homme en particulier, celui qui avait méchamment exigé qu'Aeshma se relevât seule après leur combat et supportât sans flancher de rester debout tout le reste de la soirée sous peine qu'Atalante ne l'égorgeât. Un regard dur. Cette femme cachait bien son jeu et Atalante ne pouvait rien faire pour venir en aide à Aeshma. Si celle-ci survivait à ces deux jours, la jeune Syrienne prendrait soin d'elle ensuite. Qu'importait si Aeshma se montrerait aussi aimable qu'un dogue. Ce serait la manière qu'aurait Atalante de se pardonner le rôle ingrat qu'elle aurait tenu auprès d'elle durant ces deux jours.
Aeshma grogna en mettant pied à terre et resta un instant accrochée à la crinière de son cheval.
— Aesh ?
Elle allait finir par tuer Atalante si celle-ci n'arrêtait pas de la harceler à tout bout de champ. Elle ricana pour elle-même à l'intérieur de son casque. Ce sale casque qu'elle allait finir par transformer en galette, ce casque sous lequel le monde ne ressemblait à rien, sous lequel elle étouffait, suait, et puait. Elle ne savait même plus où elle était, ni pourquoi elle était montée sur un cheval qui avait passé le trajet à vouloir la désarçonner.
— Vous me suivez ? fit une voix grave.
C'était qui lui encore ? Atalante lui toucha le bras et elle se crispa.
— Viens, souffla la rétiaire.
Aeshma la suivit. Elle distingua des torches, puis l'ombre s'agrandit.
— Attendez ici la domina, dit la voix.
Aeshma inspira profondément. Elle cherchait à savoir où elle se trouvait et peinait à rassembler ses idées. Elle se sentait vidée de toute part, physiquement, moralement, psychiquement. Atalante passait nerveusement d'un pied sur l'autre.
— Atalante, tu es là ? finit par demander Aeshma.
— Oui.
— Qu'est-ce qu'on fait ici ? On est où ?
— Dans une propriété agricole en dehors de la ville.
— Chez le propréteur ?
— Non, nous sommes parties tout à l'heure.
— Pourquoi ?
— Tu ne sais pas ?
— Non.
— Le propréteur t'a prêtée à une femme.
— Prêtée ?
— Aesh, elle te veut et je suis là pour m'assurer que tu satisferas à tous ses fantasmes tordus. Si tu ne te soumets pas à ses désirs, j'ai ordre de te tuer.
— Ah...
— Tu as compris ?
— Elle veut me baiser ?
— J'espère pour toi que c'est seulement ce qu'elle a en tête.
— Si c'est moi qui dois la baiser, continua Aeshma qui n'avait pas saisi l'insinuation d'Atalante. Je ne crois pas que je pourrai.
— Aesh...
— Je ne crois pas que j'en aurai la force, avoua faiblement Aeshma.
— Dis-toi que tu es dans l'arène et que c'est un combat sine missione.
— Mouais.
Un moment passa.
— Elle est comment ? demanda soudain Aeshma.
— Qui ?
— La femme.
— Jolie.
— Ah.
— T'es aussi bien dans un autre genre, plaisanta sombrement Atalante.
— Tu recommences, coassa Aeshma.
— Non.
— Quoi alors ?
— Je m'inquiète, Aeshma.
— Tu as peur de ne pas avoir le cœur à m'égorger ?
— Tu es stupide.
— Sans rire, je n'en peux plus. Si tu m'égorgeais maintenant, je serais heureuse.
— Tu mens.
— Ouais, c'est vrai, désolée.
— Je hais les aristocrates.
— Tu l'as déjà dit.
— Aesh ?
— Mmm...
Atalante ne reprit pas la parole.
— Ata ?
— Rien. Parfois, j'aimerais que tu ressembles à Galia.
Atlante détestait Galia. Une gladiatrice de leur familia qui combattait sous l'armatura des hoplomaques. Une brute épaisse, vulgaire et arrogante. Aeshma ne l'aimait pas plus.
— Ne parle pas de malheur, répliqua celle-ci.
— Tu vas tenir ?
— Non.
Oppressée, Atalante soupira, elle aurait dû tenter quelque chose, partir peut-être. Elle aurait même été prête à prendre la place d'Aeshma si elle n'était tellement habitée par la peur. Peur d'elle-même, peur de la colère d'Aeshma si elle la remplaçait, peur de la femme, de ses désirs et de ses perversions. Un bruit de pas la fit sursauter. La femme.
— Qui ? chuchota Aeshma qui ne voyait rien.
— Elle, répondit lugubrement Atalante.
Les deux gladiatrices raidirent inconsciemment leur posture, épaule en arrière, tête tirée vers le haut. Comme à l'inspection.
Gaïa s'était changée, elle rêvait de prendre un bain et de se défaire des odeurs grasses et alcoolisées, relents nauséabonds du banquet,qui lui agressaient les narines. Mais elle avait jugé plus urgent de s'occuper des deux gladiatrices. Elle avait éloigné le personnel de la maison et s'était approchée seule et sans bruit. Sans lumière. Elle était restée dans l'ombre du péristyle qui courait autour du jardin dans lequel l'attendaient les gladiatrices. Les deux femmes discutaient, proches l'une de l'autre. Elle était arrivée quand la rétiaire avait déclaré à la thrace que le propréteur l'avait prêtée. Elle avait écouté le reste de leur conversation. Décelé de l'affection, de la colère et de la peur dans la voix de la rétiaire, de l'indifférence et de la fatalité dans celle de la thrace. L'acceptation du sort qui lui était promis. C'était pathétique. Révoltant.
Gaïa s'avança dans la lumière de la lampe à huile qui brillait à proximité des deux gladiatrices. Un rire bref et sarcastique lui échappa quand elle les vit adopter la posture qu'elle avait tenue toute la soirée dans la villa de Sextus Constans.
Elle se planta devant elles et les inspecta du regard. La thrace ne bougea pas et Gaïa eut soudain envie de lui arracher son casque de la tête. Elle pouvait très bien lui demander de le retirer maintenant, mais elle en recula encore une fois l'échéance. Elle avait peur d'être déçue. De découvrir un visage laid ou banal. Un visage de brute épaisse, déformé par les combats et les vices souvent attachés à la profession : abus de posca*, de sexe et de violence.
La thrace avait su éveiller son intérêt, elle avait admiré sa fougue, son courage, son effronterie ou son inconscience face au propréteur, sa hargne. Peut-être était-elle seulement stupide et qu'elle le lirait dans ses yeux quand elle retirerait son casque, ou peut-être, était-elle seulement bouffie d'arrogance pour avoir été ainsi, par deux fois, au-devant des ennuis. Par deux fois, elle avait défié le propréteur. Gaïa eût aimé qu'elle fut plus que cela. Plus que cette viande fraîche qui se tenait respectueusement devant elle, prête à se soumettre à ses désirs. Quels qu'ils fussent.
Elle retint une gifle. Peut-être l'aurait-elle donné si son casque n'avait pas protégé la gladiatrice. Elle pensa à Julia, et sa colère s'éteignit. Julia lui avait demandé son aide, Gaïa avait accepté de soustraire les deux gladiatrices à Aulus Flavius, à une très mauvaise nuit de débauche au cours de laquelle, la petite thrace aurait peut-être perdu la vie. Ignominieusement. Elle ne trahirait pas la confiance de sa sœur. La paire de gladiatrices regagnerait saine et sauve le ludus municipal où devait l'attendre son laniste.
Gaïa frappa dans ses mains. Des domestiques apparurent et attendirent ses ordres. Presque tous connaissaient la petite sœur de Julia Metella Valeria et ils la servaient comme ils auraient servi leur domina.
— Comment vous nommez-vous ? demanda sèchement Gaïa qui voulait s'assurer de ne pas commettre d'erreur.
— Atalante, domina, répondit promptement et respectueusement celle-ci.
— ...
— Thrace, quel est ton nom ?
— Aeshma.
— Méléna, appela Gaïa.
Une petite femme s'avança.
— Emmène avec toi Atalante. Tu veilleras sur elle pendant son séjour ici. Tu lui donneras de quoi se laver et de quoi s'habiller décemment, à manger si elle a faim, à boire si elle a soif. Tu te tiendras à sa disposition demain.
Elle se tourna ensuite vers Atalante.
— Tu es l'hôte de cette maison, si tu as besoin de quoi que ce soit, adresse-toi à Méléna. Elle est à ton service. Repose-toi. Vous pourrez partir toutes les deux après-demain matin comme il l'a été convenu avec le propréteur. Ne fais surtout rien que tu pourrais regretter et ne quitte pas cette propriété.
— Bien, domina, dit Atalante.
— Emmène-la, Méléna et préviens-moi s'il y le moindre problème.
— Bien, domina.
La petite femme invita Atalante à la suivre. La gladiatrice jeta un regard inquiet à Aeshma qui se tenait aussi immobile que si elle avait été pétrifiée par l'une des trois gorgones.
— Ne t'inquiète pas pour ta camarade, la rassura Gaïa. Je ne lui veux aucun mal.
Atalante n'en crut pas un mot. Cette femme malgré la générosité dont elle venait de faire preuve à son égard, se gardait Aeshma. Elle considérait la Parthe comme sa chose, l'instrument de ses plaisirs. Elle rajouterait son mépris et son absence de compassion et d'humanité aux souffrances physiques d'Aeshma. Celle-ci en ressortirait meurtrie, physiquement et mentalement. Aeshma n'était pas une vestale vierge et innocente, mais elle ne savait pas. Elle n'avait jamais été confrontée à la perversité des aristocrates.
— Allez, claqua la voix de Gaïa.
Atalante résista à l'envie de poser une main amicale sur Aeshma, elle espérait au moins la revoir, que son esprit et son corps fussent assez solides pour résister à deux nuits et une journée aux mains de cette... femme. Gaïa lut ses pensées sur les traits de la grande rétiaire. Elle devrait envoyer la thrace la voir demain, sinon elle se tourmenterait inutilement tout le temps que durerait son séjour ici. Elle la trouvait incroyablement sensible pour une gladiatrice. Elle reporta son attention sur Aeshma.
— Aeshma ?
— ...
— Aeshma ? répéta plus fort Gaïa.
— Domina, répondit la thrace d'une voix éteinte.
— Tu te sens comment ?
— Bien, domina.
— Vraiment ?
— Oui, domina.
Stupide, pensa Gaïa avec mépris. Elle s'approcha, près, très près, jusqu'à ce que leurs corps se touchassent.
— Enlace-moi.
Aeshma leva les bras et les referma sur le corps de la femme qui lui faisait face. Gaïa posa les mains sur ses hanches. Elle les y laissa quelques secondes, puis elle les fit glisser dans son dos, doucement et sensuellement. La thrace ne broncha pas. Gaïa se colla alors à elle, pressant ses paumes de main contre les reins de la jeune femme. D'abord, Aeshma se crispa, puis Gaïa replia ses doigts en forme de crochet et les enfonça dans les chairs meurtries. La thrace s'arqua sous la douleur et étouffa un cri qui se transforma en râle.
— Tu aimes ça ? demanda Gaïa d'une voix lascive.
— Oui, domina, oui, haleta Aeshma.
— Dis-le-moi.
— J'aime ça, domina.
— Tu veux que je continue ? lui susurra Gaïa à l'oreille en accentuant encore la pression
— Oui, domina, gémit Aeshma.
— Demande gentiment.
— S'il vous plaît, domina. Continuez, murmura Aeshma qui se retenait de crier sous la torture.
— Tu es stupide ! cracha soudain Gaïa. Lâche-moi !
Mais Aeshma, sous le coup de la douleur s'était accrochée à la femme qui lui faisait face pour ne pas s'affaisser misérablement à ses pieds. Alertés par le ton de sa voix, deux domestiques accoururent prêts à défendre la domina.
— Ne lui faites pas de mal, leur dit Gaïa. Soutenez-la et suivez-moi.
Les deux hommes passèrent leur bras sous les épaules d'Aeshma et la portèrent plus qu'ils ne l'aidèrent jusqu'à la chambre où les entraîna Gaïa.
— Couchez-la et surveillez-la.
— Bien, domina.
Gaïa sortit de la chambre en colère et gagna la sienne. Elle n'avait pas besoin d'avoir vu le visage de la thrace pour être déçue. Celle-ci l'avait déjà déçue. Elle n'avait pas eu besoin de découvrir sa tête de brebis, pour l'être plus encore.
Elle n'était pas juste avec Aeshma. La thrace était esclave, soumise au bon vouloir de son laniste. Sa vie ne lui appartenait que quand elle se trouvait sur le sable d'un amphithéâtre. En dehors de celui-ci, sa marge de manœuvre était dramatiquement étroite. Gaïa le savait, mais elle haïssait la soumission dont la jeune femme avait fait preuve face à elle, face à sa cruauté et sa méchanceté. Elle avait espéré une réaction digne de celle que la gladiatrice avait montrée les deux fois où l'avait vue combattre Gaïa.
***
Aeshma ouvrit les yeux. Elle ne reconnut pas l'endroit où elle se trouvait. Elle était couchée sur un divan. Moelleux et confortable. Trop moelleux peut-être. L'endroit sentait bon, sans qu'elle sût identifier les différentes odeurs qui flottaient dans l'air. Peut-être du parfum ou de l'encens. Son dos la cuisait et elle sentait sa cuisse l'élancer. Elle bougea en gémissant.
— Tu veux boire ? Manger ? demanda une voix masculine.
Aeshma chercha l'homme du regard. Il s'était levé quand il l'avait vue bouger. Il attendait une réponse.
— Non.
— Tu es sûre ? Un gobelet de vin ?
— D'accord.
L'homme s'empara d'un pichet et versa le vin dans un gobelet en terre, tandis qu'Aeshma s'asseyait péniblement sur le bord du lit.
— Bois, je reviens. Ne bouge pas d'ici.
Il posa le gobelet sur un petit coffre qui se dressait près du lit. Aeshma l'attrapa et en but une longue gorgée. Elle soupira. Elle portait toujours son subligaculum et ses caligaes, mais on lui avait ôté ses ocréas et sa manica. Elles étaient posées avec son casque sur une table. Elle grimaça, leva un bras et plongea son nez sous son aisselle. Sa grimace s'accentua. Elle empestait. Elle inspecta la pièce où elle se trouvait. Une grande chambre spacieuse et luxueusement décorée. Qu'est-ce qu'elle faisait là ? Elle ne se rappelait plus vraiment de la fin de soirée chez le propréteur. Pour tenir debout de longues heures, elle était partie marcher dans les collines, au milieu des fleurs. Des réminiscences de son enfance ou peut-être seulement des images qu'elle se créait, des souvenirs qu'elle s'inventait. Elle aimait marcher dans la campagne. Librement. Cheveux au vent. Ensuite, elle se souvint de la chevauchée, d'avoir discuté avec Atalante. Atalante. Qu'était-elle devenue ? Ah oui, et après, une femme était venue. Elle l'avait enlacée. Elle lui avait fait mal. Aeshma se rembrunit. La femme l'avait insultée.
L'homme revint.
— La domina t'attend dans le jardin.
L'homme sortit avant qu'Aeshma n'eût pu lui poser des questions. La domina l'attendait, mais comment Aeshma devait-elle s'habiller ? Se présenter ? La Parthe remarqua une tunique propre pliée sur un coffre. Peut-être l'avait-on mise là à son intention, mais elle renonça à l'idée d'enfiler un vêtement propre sur son corps sale. Elle avait été prêtée à la domina, parce qu'elle était gladiatrice. Autant la flatter dans ses fantasmes, pensa-t-elle cyniquement.
Elle avait bénéficié d'un sommeil sans rêves et se sentait mieux que le soir précédent. Elle résista au désir de se recoucher, oublia ses douleurs, négligea d'inspecter sa blessure à la cuisse, la seule qu'elle pouvait regarder, et enfila ses éléments de cuirasse. Elle peina à fixer la courroie qui maintenait sa manica en place, et serra les dents au contact du cuir sur son dos. Elle ouvrit la porte, vit qu'il faisait clair, et retourna vers la table pour enfiler son casque. Elle inspira un grand coup et sortit.
La maison pour le peu qu'elle en voyait à travers sa visière était très belle, luxueusement décorée de fresques du sol au plafond. Quelques domestiques s'arrêtèrent à son passage, mais personne ne lui adressa la parole. Elle déboucha dans le jardin, tourna la tête à la recherche de la domina. Elle l'aperçut assise dans un fauteuil derrière une table. Le soleil était haut dans le ciel. Aeshma réalisa que la journée était déjà bien avancée et qu'on devait déjà approcher la sixième heure*. Elle s'avança, veillant à ne pas boiter. Le crissement de ses caligaes cloutées alerta la femme. Celle-ci leva les yeux et s'adossa sur le dossier de son fauteuil, la tête légèrement penchée sur le côté.
Les paroles d'Atalante revinrent à la mémoire d'Aeshma. La domina était jolie. Elle était jeune surtout. Aeshma avait imaginé avoir affaire à une veuve et à une femme de plus de quarante ans. Elle ne s'attendait pas à se retrouver face à quelqu'un de son âge.
Un sourire mi-moqueur, mi-facétieux, étira les lèvres de Gaïa quand elle découvrit la thrace affublée de tous les attributs de son armatura. L'attitude de la gladiatrice l'avait énervée cette nuit, mais ce matin, son désir de bien-faire, de plaire à la domina comme l'aurait désiré un enfant, l'amusèrent. Chez une personne qui exerçait un métier aussi violent, qui se plaisait à vivre violemment, ce comportement d'enfant sage avait quelque chose de touchant et d'émouvant. Ou peut-être de carrément stupide, se morigéna Gaïa. Elle congédia les personnes présentes. Aeshma attendait son bon vouloir un peu en retrait.
— Approche, lui dit Gaïa.
La thrace s'avança.
— Tu as passé une bonne nuit ?
— Oui, domina.
— Tu te sens bien ?
— Ou... euh... Oui, domina, balbutia Aeshma.
Elle se souvenait que la même question lui avait été posée la nuit précédente et que sa réponse avait été suivie par un épisode très désagréable et extrêmement douloureux.
— Arrête de mentir, claqua la voix de la domina. Sois honnête. Comment te sens-tu ?
— Je... hésita Aeshma incertaine de ce qu'on attendait réellement qu'elle répondît.
— Honnête, répéta Gaïa en détachant bien les trois syllabes de l'adjectif. Tu connais la signification de ce mot ?
— Oui, domina.
— Je dois encore répéter ma question ?
— Non, domina.
— Alors réponds, espèce d'abrutie ! cria Gaïa excédée par la servilité des réponses de la gladiatrice.
— Je suis fatiguée, j'ai le dos en feu et mal à la jambe, j'ai envie de dormir, de me laver et d'oublier que je suis ici, je veux aussi savoir où est Atalante et si elle va bien, déclara d'une traite Aeshma sur un ton revêche.
Gaïa se fendit d'un sourire heureux, elle venait de retrouver la thrace qui l'avait séduite dans l'arène. Aeshma se sentit des envies de meurtre en plus de toutes les autres qu'elle avait énumérées. Elle venait pourtant, sans le savoir, d'effectuer un bond prodigieux dans l'estime de la jeune femme qui était assise avec tant de nonchalance devant elle. Qui la dominait par son statut. Qui tenait sa vie entre ses mains.
— Atalante va bien, l'informa doucement Gaïa. Elle s'est baignée ce matin et aux dernières nouvelles, elle se reposait, allongée dans l'herbe, quelque part sous les oliviers devant la villa.
Aeshma, protégée par son casque, ouvrit la bouche de surprise.
— Tu étais trop fatiguée hier soir pour te baigner ou même pour qu'on te soigne, reprit la domina. J'ai préféré te laisser dormir tranquillement. Mais ne crois pas que j'accepterai encore longtemps que tu te promènes sous mon toit aussi puante et répugnante que tu l'es à présent.
Aeshma se raidit sous l'insulte. La femme avait raison, mais qu'y pouvait Aeshma ? Depuis deux jours, elle servait d'exutoire à la colère de Téos et elle tentait simplement de passer à travers des épreuves sans trop de dommage.
— Détends-toi, lui dit doucement Gaïa. Personne ne te veut du mal.
Aeshma doutait un peu d'une telle assertion.
— Retire ton casque, exigea soudain la domina d'un ton grave.
Aeshma défit les attaches. Gaïa respirait profondément. Elle allait enfin savoir à quoi ressemblait la thrace. Aeshma bascula sa tête en avant pour plus facilement enlever son casque et Gaïa n'eut un instant que la vision du haut de son crâne, puis la petite thrace releva la tête. Elle avait les traits tirés par la douleur et la fatigue, des cernes noirs autour des yeux, ses cheveux gras étaient collés par la sueur, et sa peau, malgré le hâle, était d'une pâleur inquiétante. Pour compléter le tableau, le khôl qui lui protégeait les yeux avait coulé et bavé sur le haut de ses joues et sur ses paupières.
— Regarde-moi, ordonna Gaïa.
Aeshma leva prudemment les yeux. La femme la déstabilisait, elle n'arrivait pas comprendre ce qu'elle attendait vraiment d'elle. Si elle ne mentait pas, pourquoi Atalante avait-elle bénéficié d'un tel traitement de faveur ? Elle plongea son regard dans celui de Gaïa. Elle y découvrit une pointe de mépris qui ne la surprit pas, mais qui l'énerva, de l'amusement aussi, ce qui l'énerva beaucoup plus. Le regard changea subtilement et un sourire s'épanouit sur le visage de la domina. Aeshma ne sut interpréter ni le regard ni le sourire.
Gaïa avait vu l'humeur de la petite thrace s'assombrir. Quand elle avait tout d'abord croisé son regard, il exprimait l'incertitude, maintenant, il brillait d'un éclat belliqueux et sombre. Gaïa comprenait mieux ce qui avait pu entraîner la thrace à être punie, à briller sur le sable, à combattre même quand elle atteignait les limites de sa résistance. L'expression que n'avait pas su interpréter Aeshma exprimait simplement sa joie de ne pas être déçue. Malgré son air épuisé et souffrant, le visage de la thrace ne montrait aucun signe de débilité, de vice ou de laideur. Il s'accordait à son corps et plus encore à l'attitude que Gaïa avait tant appréciée chez elle ces deux derniers jours.
Sa première impression avait été bonne, sa deuxième l'était tout autant. Elle était curieuse de voir si les suivantes tiendraient elles aussi leurs promesses.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
La Posca : Vin bon marché, principale boisson de la plèbe, des esclaves et des légionnaires. C'est un vin vinaigré (parfois issu d'une vinification ratée), coupé avec de l'eau et aromatisé principalement avec des graines de coriandre écrasées et du miel. Contrairement à ce qu'on avait pu penser la posca s'est avérée être une boisson très saine. Il valait mieux car, surtout en ville, l'eau était souvent impropre à la consommation.
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